« Le pouvoir est éphémère, la justice est éternelle » : pourquoi le Nigeria doit lutter contre l’impunité

Netsanet Belay, directeur pour l’Afrique à Amnesty International – Recherche et plaidoyer

En observant le débat public qu’a suscité la publication du récent rapport d’Amnesty International sur les crimes de guerre commis par l’armée nigériane, je me remémore les mots de Wole Soyinka : « Le pouvoir est éphémère, la justice est éternelle ».

Depuis notre retour d’Abuja, je note l’engagement positif du président, ainsi que l’habituelle réaction de mépris de l’armée. Je me suis entretenu avec des Nigérians de tous horizons. L’avenir dira si la vérité et la justice triompheront au Nigeria. Mais permettez-moi tout d’abord de rétablir les faits afin d’éclaircir quelques idées fausses qui circulent.

Amnesty International a recensé et condamné dans les termes les plus énergiques les atrocités commises par Boko Haram et continuera de le faire.

Le 14 avril 2015, à l’occasion du premier anniversaire de l’enlèvement des écolières de Chibok, nous avons publié un rapport exhaustif, « Notre métier est d’abattre, de massacrer et de tuer.  », qui recense et condamne les crimes horribles commis par Boko Haram dans le nord-est du pays.

Cette synthèse dévoile que Boko Haram a enlevé au moins 2 000 femmes et jeunes filles, tué au moins 5 500 civils et brutalisé des dizaines de milliers de personnes entre 2014 et mars 2015. Et ce rapport est loin d’être le premier.

Mon équipe s’est rendue sur le terrain pour recenser et dénoncer les nombreux crimes de guerre, crimes contre l’humanité et exactions commis par Boko Haram depuis le début de la crise. Amnesty International a fait part de ses conclusions dans des synthèses publiées en 2012, 2013, 2014 et 2015. Dans chacune d’elles, nous avons réclamé que justice soit rendue aux victimes de Boko Haram.

Cependant, nous avons également rendu compte des graves atteintes aux droits humains perpétrées par l’armée dans le cadre de la lutte contre ce groupe armé.

Parallèlement au rapport sur les atrocités commises par Boko Haram, Amnesty International a publié une synthèse intitulée Des galons aux épaules. Du sang sur les mains.Les crimes de guerre commis par l’armée nigériane, recensant les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité imputables à l’armée.

Les recherches menées par Amnesty International au Nigeria ont permis de mettre au jour, non pas le constat de quelques civils pris au piège entre deux feux, mais la preuve d’opérations systématiques qui ont conduit à la mort en détention militaire de plus de 7 000 Nigérians, en grande majorité de jeunes hommes et des garçons, et à l’homicide de plus de 1 200 personnes, tuées dans des conditions contraires à la légalité. La grande majorité des victimes n’étaient pas des combattants, et ont pour la plupart été tuées à l’issue d’une arrestation arbitraire.

Il s’agit de pères de famille, de fils et de frères. Ce sont les époux disparus des femmes avec lesquelles nous nous sommes entretenus, qui n’ont plus les moyens de nourrir leurs enfants ni de les envoyer à l’école depuis que leurs maris ne sont plus là. Ce sont les fils de parents qui, depuis un an, se rendent dans chaque caserne, chaque poste de police et chaque prison à la recherché de leurs enfants.

En tant qu’organisation indépendante et impartiale, vouée à recenser et dénoncer les plus graves violations des droits humains où qu’elles soient commises et quels qu’en soient les auteurs, Amnesty International s’exprime ouvertement au sujet de ces violations, dans un but précis.

Nous demandons quel sort a été réservé aux milliers de jeunes hommes arrêtés en l’absence de preuves les incriminant et qui n’ont jamais été traduits devant un tribunal.

Nous réclamons justice pour les personnes prises au piège du cycle de la violence et de l’impunité, imputables à Boko Haram et à l’armée qui est censée les protéger.

Les atrocités commises par Boko Haram doivent prendre fin et les responsables de crimes de droit international doivent être sanctionnés. Toutefois, leurs exactions ne sauraient servir à justifier les actes illégaux et les violations commis par l’armée nigériane. L’armée ne peut pas stopper les crimes de guerre en commettant des crimes de guerre. La sécurité ne peut être assurée au prix d’exécutions, d’actes de torture et de mauvais traitements infligés à des milliers de personnes.

Les conclusions de ce récent rapport se fondent sur des années de recherches poussées, notamment sur plus de 400 entretiens et sur l’analyse de 90 vidéos et de 800 documents officiels. Nous nous sommes rendus à plusieurs reprises dans le nord-est du pays, recueillant des informations et interviewant des témoins, des victimes et leurs familles. Les gens nous ont raconté comment ils avaient été arrêtés avec des centaines d’autres jeunes hommes et garçons, dans le cadre d’opérations de ratissage, avant d’être entassés dans des cellules surpeuplées. Beaucoup sont morts de faim, d’étouffement ou de torture.

Nous nous sommes également entretenus avec d’autres témoins, de hauts responsables des forces de sécurité, qui estimaient eux aussi que de telles pratiques étaient inacceptables au sein de l’armée.

Nous avons partagé nos conclusions avec différents interlocuteurs au sein du gouvernement nigérian. Depuis 2013, nous avons adressé 57 lettres aux autorités étatiques et fédérales : nous avons présenté les conclusions de nos recherches, fait part de nos préoccupations sur les violations commises et demandé des informations et des actions précises, telles que des enquêtes. Nous n’avons reçu que 13 réponses, et aucune ne reflétait l’engagement du précédent gouvernement de diligenter une enquête indépendante, impartiale et efficace sur ces crimes graves. Lorsque des enquêtes ont été ouvertes, elles ont été menées par l’armée et les conclusions n’en ont jamais été rendues publiques.

Le gouvernement nigérian a eu de multiples occasions de prendre en compte ces allégations et d’enquêter, mais en dépit des preuves qui se multiplient, il s’en abstient.

Le président Buhari a affirmé que son gouvernement mettrait tout en œuvre pour enquêter sur tous les cas d’atteintes aux droits humains et leur donner la suite requise. Nous nous associons aux millions de Nigérians qui se félicitent de cet engagement.

Nous espérons qu’il ouvrira la voie à la fin de l’impunité au Nigeria et redonnera de l’espoir à tous ceux qui ont besoin de savoir ce qu’il est advenu de leurs proches.

Aucune armée ne peut agir sans contrôle. Nous demandons simplement que le gouvernement du Nigeria fasse ce qui est juste, s’acquitte des obligations qui lui incombent au titre du droit international, et rende justice aux milliers de victimes de ce conflit.

Il est plus que temps d’agir.

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