Avant-Propos — Des promesses sans lendemain ?

Les dirigeants mondiaux devraient présenter des excuses, car ils n’ont pas su tenir les promesses de justice et d’égalité contenues dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, adoptée il y a soixante ans. Pendant ces six décennies, nombre de gouvernements se sont centrés sur l’exercice d’un pouvoir abusif ou se sont efforcés de faire avancer leurs propres intérêts politiques, en négligeant le respect des droits des personnes placées sous leur responsabilité.

Il n’est certes pas question de nier les progrès effectués en matière d’élaboration de normes, systèmes et institutions de défense des droits humains, aux niveaux international, régional et national. Ces normes et principes ont permis de grandes améliorations dans bien des endroits du monde. Aujourd’hui, le nombre de pays offrant des dispositifs constitutionnels et juridiques de protection des droits humains est plus important que jamais. Seule une poignée d’États refusent explicitement que la communauté internationale se penche sur leur bilan dans ce domaine. En créant le Conseil des droits de l’homme, les États membres des Nations unies ont accepté que leurs actions en matière de droits fondamentaux soient soumises à un débat public dans le cadre de cet organe, qui a connu avec 2007 sa première année entière de fonctionnement.

Malgré ces avancées, le monde actuel reste marqué par l’injustice, l’inégalité et l’impunité.

En 1948, faisant preuve d’une volonté politique extraordinaire, les dirigeants du monde s’étaient rassemblés pour adopter la Déclaration universelle des droits de l’homme. En plaçant ainsi leur confiance dans des valeurs universelles, les États membres de ces Nations unies encore jeunes manifestaient un réel esprit visionnaire, ainsi qu’un grand courage. Les horreurs de la Seconde Guerre mondiale étaient très présentes à leur esprit, et ils avaient conscience des sombres réalités du début de la guerre froide. Leur vision ne se limitait pas au seul contexte européen. En effet, l’année 1948 avait également été marquée par l’indépendance de la Birmanie, l’assassinat du mahatma Gandhi et l’instauration de l’apartheid en Afrique du Sud. De vastes parties du monde subissaient encore le joug de la colonisation.

Les concepteurs de la Déclaration étaient convaincus que seul un système multilatéral de valeurs universelles, basé sur l’égalité, la justice et la primauté du droit, permettrait d’affronter les difficultés à venir. Faisant preuve de qualités politiques remarquables, ils ont su résister aux pressions de blocs antagoniques. Ils ont refusé toute hiérarchisation entre le droit à la liberté d’expression et le droit à l’éducation, le droit de ne pas être soumis à la torture et le droit à la protection sociale. Ils ont également affirmé que l’universalité des droits humains – tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits – et leur indivisibilité – tous les droits, qu’ils soient économiques, sociaux, civiques, politiques ou culturels, doivent être également garantis – formaient le socle de notre sécurité collective et de notre humanité.

Dans les années qui ont suivi, cependant, l’esprit visionnaire a cédé le pas à des intérêts politiques étroits. Quand les deux superpuissances se sont engagées dans une lutte idéologique et géopolitique afin d’établir leur suprématie, les droits humains sont devenus une source de division. Dans un camp, on refusait de reconnaître les droits civils et politiques, dans l’autre, on reléguait au second plan les droits économiques et sociaux. Les droits fondamentaux ont été mis au service d’objectifs stratégiques, au lieu de contribuer à la dignité et au bien-être des populations. Des pays nouvellement indépendants se sont alors trouvés impliqués dans la rivalité entre les deux superpuissances. Tant bien que mal, ils ont tenté d’établir la démocratie et l’état de droit, ou abandonné ces notions au profit de différentes formes d’autoritarisme.

La fin de la guerre froide a fait renaître un espoir pour les droits humains, mais celui-ci a vite été réduit à néant par l’explosion des conflits ethniques et le démantèlement de certains États, événements qui ont déclenché de multiples crises humanitaires marquées par des atteintes massives aux droits de la personne. Pendant ce temps, la corruption, la mauvaise gouvernance et l’impunité généralisée régnaient dans de nombreux endroits du monde.

À l’aube du XXIe siècle, les attentats terroristes du 11 septembre 2001 ont transformé une nouvelle fois le débat sur les droits humains, en le plaçant sous le signe de la division et de l’antagonisme entre le monde « occidental » et le monde « non occidental ». Cette évolution a entraîné une restriction des libertés, mais aussi nourri la suspicion, la peur, les discriminations et les préjugés, au niveau des gouvernements comme parmi la population.

La mondialisation économique apporte de nouvelles promesses, mais aussi de nouveaux problèmes. Bien que les dirigeants du monde aient proclamé qu’ils voulaient éliminer la pauvreté, ils ont pour la plupart ignoré les atteintes aux droits humains qui induisent et aggravent cette dernière. La Déclaration universelle des droits de l’homme restait ainsi une promesse vide de réalité.

Rétrospectivement, on peut s’étonner de l’unité de vues manifestée en 1948 par les États membres des Nations unies, qui ont adopté la Déclaration à l’unanimité. Aujourd’hui, face à des crises aussi nombreuses qu’urgentes, les dirigeants mondiaux ne partagent aucune vision commune permettant de répondre aux questions liées aux droits humains, dans un monde où les dangers et les inégalités se multiplient.

Le paysage politique contemporain a beaucoup changé par rapport à 1948. Il y a soixante ans, les États étaient bien moins nombreux qu’aujourd’hui. Des pays autrefois colonisés accèdent au rang de protagonistes qui partagent le devant de la scène mondiale avec leurs anciens colonisateurs. Peut-on espérer que les anciennes et les nouvelles puissances se rassemblent, comme l’ont fait leurs prédécesseurs en 1948, et s’engagent à nouveau en faveur des droits humains ? Dans cette optique, le bilan de 2007 n’est guère encourageant. Les pressions et les initiatives de la société civile feront-elles une différence en 2008, cette année anniversaire ?

Peut-on espérer que les anciennes et les nouvelles puissances se rassemblent, comme l’ont fait leurs prédécesseurs en 1948, et s’engagent à nouveau en faveur des droits humains ?

Un triste bilan

Les États-Unis sont la plus grande puissance mondiale, et leur politique a donc valeur de référence pour les gouvernements du monde entier. Usant de stupéfiantes manipulations juridiques, le gouvernement américain a poursuivi son travail de sape contre l’interdiction absolue de la torture et des autres mauvais traitements. De hauts responsables ont ainsi refusé de dénoncer la pratique tristement célèbre du « water-boarding », ou simulacre de noyade. Le président des États-Unis a autorisé l’Agence centrale du renseignement (CIA) à continuer à soumettre des personnes à des interrogatoires secrets et à les placer en détention secrète – ce qui s’apparente à des disparitions forcées, et donc à des crimes au regard du droit international. Des centaines de prisonniers à Guantánamo et à Bagram, et des milliers d’autres en Irak, étaient toujours détenus sans inculpation ni jugement, depuis plus de six ans pour beaucoup d’entre eux. Le gouvernement américain n’a pas veillé à ce que l’obligation de rendre des comptes pour les violations commises par ses forces en Irak soit pleinement respectée. Par une ordonnance de juin 2004, l’Autorité provisoire de la coalition a accordé l’immunité de poursuites devant les tribunaux irakiens aux entreprises de sécurité ou sociétés militaires privées étrangères opérant en Irak, créant ainsi une limitation supplémentaire à l’obligation de rendre des comptes. La mort de 17 civils irakiens, tués en septembre 2007 par des agents de la société de sécurité privée Blackwater, a été source de profonde préoccupation. Loin de faire progresser la lutte contre le terrorisme, ces événements ont considérablement nui au prestige et à l’influence des États-Unis à l’étranger.

Le soutien que le gouvernement des États-Unis n’a cessé de manifester à l’égard du président pakistanais Pervez Musharraf – alors même que celui-ci faisait arrêter des milliers d’avocats, de journalistes, de défenseurs des droits humains et de militants politiques réclamant la démocratie, l’état de droit et l’indépendance du système judiciaire –, a montré la vacuité des appels lancés par les autorités américaines en faveur de la démocratie et de la liberté sur la scène internationale. Tandis que le président Musharraf imposait illégalement l’état d’urgence, suspendait le président de la Cour suprême et plaçait dans les autres juridictions des juges plus dociles, le gouvernement américain, pour justifier son soutien, le décrivait comme un allié « indispensable » dans la « guerre contre le terrorisme ». Toutefois, l’insécurité croissante des villes et des régions frontalières du Pakistan indique que, loin de faire reculer les violences extrémistes, la politique de répression du président Musharraf, accompagnée de disparitions forcées et de détentions arbitraires, a nourri les animosités, accentué le sentiment antioccidental et contribué à faire germer l’instabilité dans la sous-région. Les Pakistanais ont clairement manifesté leur rejet de cette politique, en dépit du soutien des États-Unis au président Musharraf.

Le monde a besoin que les États-Unis s’engagent sincèrement en faveur des droits humains, au niveau national comme à l’étranger. En novembre 2008, une élection présidentielle aura lieu dans ce pays. Pour que les États-Unis puissent exercer l’ascendant moral de défenseurs des droits humains, le nouveau gouvernement devra fermer Guantánamo et soit traduire les personnes détenues sur cette base devant des tribunaux fédéraux ordinaires, soit les libérer. Il devra également abroger la Loi relative aux commissions militaires et veiller au respect du droit international humanitaire et du droit international relatif aux droits humains au cours de ses opérations militaires et de sécurité. Il devra interdire l’utilisation de preuves obtenues sous la contrainte et dénoncer toutes les formes de torture et de mauvais traitements, quelle que soit leur finalité. Le nouveau gouvernement devra aussi adopter une stratégie viable pour la paix et la sécurité internationales. Il lui faudra cesser de soutenir les dirigeants autoritaires et choisir d’encourager la mise en place de la démocratie, de l’état de droit et d’institutions respectueuses des droits humains, garanties d’une stabilité à long terme. Par ailleurs, il aura soin de se préparer à faire sortir les États-Unis de leur isolement au sein du système international de défense des droits fondamentaux, et à entamer un dialogue constructif avec le Conseil des droits de l’homme des Nations unies.

Si les autorités américaines se sont récemment illustrées par leur mépris pour le droit international, les gouvernements européens ont pour leur part affiché une tendance au double langage. L’Union européenne affirme être une union fondée sur des valeurs communes et le respect de l’état de droit, façonnée par une communauté de normes et par le consensus, attachée à la tolérance, à la démocratie et aux droits fondamentaux. Pourtant, en 2007, il a été prouvé qu’un certain nombre de ses États membres ont fermé les yeux, voire coopéré, lorsque la CIA a enlevé, détenu secrètement et transféré illégalement des personnes vers des pays où elles ont été maltraitées, voire torturées. Malgré les demandes répétées du Conseil de l’Europe, aucun gouvernement n’a ouvert d’enquête exhaustive sur ces agissements, ni fait amende honorable, ni mis en place des mesures adéquates afin d’empêcher une utilisation ultérieure des territoires européens pour ces détentions secrètes et ces « restitutions ».

Bien au contraire, certains gouvernements européens ont tenté de vider de sa substance l’arrêt rendu en 1996 par la Cour européenne des droits de l’homme, qui interdisait le renvoi de personnes soupçonnées de terrorisme vers des pays où elles risquaient d’être torturées. La Cour s’est prononcée sur l’une des deux affaires de ce type portées devant elle en 2007, et a réaffirmé l’interdiction absolue de la torture et des autres formes de mauvais traitements.

Souvent critiquée pour ses excès en matière de réglementation, l’Union est singulièrement peu prescriptive sur la question des droits humains vis-à-vis de ses États membres. De fait, elle ne peut obliger ceux-ci à rendre des comptes sur des questions de droits humains qui ne relèvent pas de la législation européenne. Créée en 2007, l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne dispose d’un mandat si limité qu’elle ne peut imposer aucune réelle responsabilisation. Face aux pays qui aspirent à la rejoindre, l’Union se montre très exigeante – et avec raison – sur le terrain des droits fondamentaux. Cependant, une fois admis, un pays peut bafouer les normes relatives à ces droits pratiquement sans devoir en répondre devant l’Union.

L’Union européenne ne peut obliger ses États membres à rendre des comptes sur des questions de droits humains qui ne relèvent pas de la législation européenne

Comment l’Union européenne ou ses membres peuvent-ils exiger que la Chine ou la Russie respectent les droits humains s’ils se rendent eux-mêmes complices de torture ? L’Union peut-elle vraiment demander à d’autres pays, beaucoup plus pauvres, de garder leurs frontières ouvertes, quand ses propres membres restreignent les droits des réfugiés et des demandeurs d’asile ? Peut-elle préconiser la tolérance à l’étranger alors qu’elle n’a pas su empêcher les discriminations contre les Roms, les musulmans et les autres minorités qui vivent à l’intérieur de ses frontières ?

L’année 2008 va se traduire par d’importants changements politiques, pour l’Union européenne comme pour les États-Unis. Signé par les gouvernements de l’Union en décembre 2007, le traité de Lisbonne exige des États membres de nouveaux engagements en matière d’institutions. Dans certains pays européens, des élections et d’autres événements ont entraîné ou vont entraîner l’avènement d’une nouvelle direction politique, et ces évolutions offrent des possibilités d’action en matière de droits humains, à l’échelle de l’Union comme au niveau mondial.

Plus le bilan en matière de droits humains des États-Unis et des membres de l’Union laisse à désirer, plus le rayonnement de ces pays décline. En 2007, les événements du Myanmar ont donné l’exemple le plus frappant de cette perte d’influence. La junte militaire birmane a violemment réprimé des manifestations pacifiques menées par des moines, investi et fermé des monastères, confisqué et détruit des biens, battu et arrêté des manifestants, tiré sur leurs cortèges, et harcelé ou pris en « otage » leurs amis ou leurs proches. Les États-Unis et l’Union européenne ont condamné ces actes dans les termes les plus forts, et renforcé leurs embargos sur le commerce et les armes, mais ces réactions n’ont eu qu’un impact limité, pour ne pas dire inexistant, sur la situation des droits humains sur le terrain. Des milliers de personnes ont été arrêtées ou demeurent en détention au Myanmar ; parmi elles, au moins 700 sont considérées par Amnesty International comme des prisonniers d’opinion, la plus célèbre étant Aung San Suu Kyi, la lauréate du prix Nobel de la paix qui a passé douze de ces dix-huit dernières années en résidence surveillée.

Pas plus au Darfour qu’au Myanmar, les gouvernements occidentaux n’ont fait grand-chose pour défendre les droits humains. Si l’indignation internationale et une vaste mobilisation publique ont gravé le Darfour dans la conscience mondiale, elles n’ont pas réellement allégé les souffrances de son peuple. Les meurtres, les viols et autres violences ont continué au même rythme, le conflit est devenu plus complexe et l’espoir d’une solution politique s’est encore amenuisé. Malgré une série de résolutions adoptées par le Conseil de sécurité des Nations unies, le déploiement au Darfour d’une force hybride composée de soldats de la paix de l’Union africaine et des Nations unies n’est pas encore terminé.

Les puissances émergentes

Dans le cas du Myanmar comme dans celui du Darfour, le monde s’est tourné vers la Chine, considérant – non sans raison – que ce pays, et non les États-Unis, était le plus apte à faire évoluer la situation, en raison de son influence politique et économique. La Chine est en effet le premier partenaire commercial du Soudan, et le deuxième du Myanmar. Les recherches effectuées par Amnesty International montrent que des armes chinoises ont été acheminées au Darfour au mépris de l’embargo des Nations unies sur ce type de transferts. Pour justifier son soutien à des gouvernements autoritaires comme ceux du Soudan, du Myanmar et du Zimbabwe, la Chine a longtemps affirmé que les droits humains ne relevaient pas de sa politique étrangère, mais constituaient une question interne concernant les États souverains. Cela allait dans le sens de ses intérêts politiques et commerciaux.

Toutefois, l’attitude de la Chine n’est pas immuable. En 2007, elle a voté en faveur du déploiement au Darfour de la force de maintien de la paix hybride, poussé le Myanmar à accepter la visite de l’envoyé spécial des Nations unies, et réduit de façon manifeste son soutien au président Mugabe, du Zimbabwe. Les facteurs qui avaient incité la Chine à nouer des relations avec des régimes répressifs sont également ceux qui pourraient l’amener aujourd’hui à changer sa politique envers ces mêmes régimes : ses besoins en sources d’énergie fiables et en ressources naturelles. Depuis longtemps, Amnesty International et d’autres organisations des droits humains expliquent que les pays qui présentent un mauvais bilan en matière de droits humains ne constituent pas un environnement industriel, commercial et financier favorable – en effet, la stabilité politique bénéficie aux affaires, et le respect des droits humains joue en faveur de la stabilité politique. La Chine commence peut-être à comprendre que soutenir des régimes instables et peu respectueux des droits humains n’est pas un bon choix commercial et que, pour protéger ses investissements et ses ressortissants à l’étranger, elle doit embrasser des valeurs universelles génératrices d’une stabilité politique durable.

Tout acteur d’envergure mondiale, s’il souhaite être crédible, doit respecter les valeurs et les principes qui forment l’identité collective de la communauté internationale

Malgré cette évolution diplomatique, la Chine a encore un long chemin à parcourir. Elle reste le principal fournisseur d’armes du Soudan depuis 2004. En janvier 2007, elle a opposé son veto à une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies qui condamnait les violations des droits humains commises par le Myanmar ; elle est loin d’avoir concrétisé ses promesses portant sur les droits fondamentaux à l’approche des Jeux olympiques de Pékin. Au cours de l’année 2007, en Chine, certaines réformes ont modifié l’application de la peine de mort et la réglementation concernant les médias étrangers a été assouplie ; mais ces changements ont été de peu de poids en comparaison de la répression contre les militants des droits humains et les médias nationaux ou de l’extension de la « rééducation par le travail », une forme de détention sans inculpation ni jugement, utilisée afin de « nettoyer » Pékin avant les Jeux.

Dans le domaine des droits humains, la préparation des Jeux olympiques a entraîné plus d’affrontements que d’améliorations. Lorsque l’agitation liée à cet événement sportif sera retombée, la communauté internationale devra élaborer une stratégie permettant de faire réellement progresser le dialogue sur les droits humains avec la Chine. Le gouvernement chinois doit pour sa part admettre que son influence sur la scène internationale implique des responsabilités et suscite des attentes, et que tout acteur d’envergure mondiale, s’il souhaite être crédible, doit tenir compte des valeurs et des principes qui forment l’identité collective de la communauté internationale.

Examinons maintenant comment la Russie se situe par rapport aux droits humains. Sûr de sa force et riche de ses revenus pétroliers, l’État russe a réprimé la dissidence politique, fait pression sur les journalistes indépendants et adopté des lois restrictives destinées à contrôler les organisations non gouvernementales. En 2007, des manifestations publiques pacifiques ont été dispersées par la force ; des avocats, des défenseurs des droits humains et des journalistes ont été menacés et attaqués. L’appareil judiciaire subissait toujours les pressions du pouvoir exécutif. Une corruption rampante compromettait l’état de droit et limitait sérieusement la confiance de la population dans le système juridique du pays. En Tchétchénie, l’impunité était omniprésente, poussant certaines victimes à demander justice auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, à Strasbourg.

Le nouveau président, Dmitri Medvedev, aura-t-il en 2008 une orientation différente en matière de droits humains ? Il gagnerait à regarder autour de lui afin de constater que, sur le long terme, la stabilité politique et la prospérité économique ne peuvent être obtenues que dans des sociétés ouvertes dont les dirigeants pratiquent l’obligation de rendre des comptes.

Si les membres permanents du Conseil de sécurité ont fait bien peu pour défendre les droits humains, et beaucoup pour les affaiblir, que pouvons-nous attendre de puissances émergentes telles que l’Inde, l’Afrique du Sud ou le Brésil ?

L’Inde jouit d’une démocratie progressiste solide, s’appuyant sur un héritage juridique fort en matière de droits humains et un système judiciaire indépendant. Toutes ces caractéristiques peuvent lui conférer une fonction de modèle. L’Inde a joué un rôle positif au niveau du Conseil des droits de l’homme des Nations unies. Au Népal, elle a contribué à rapprocher les partis traditionnels et les insurgés maoïstes, ce qui a permis de mettre un terme à un conflit armé de longue durée ayant entraîné de très nombreuses atteintes aux droits humains. Mais elle doit faire preuve de plus de dynamisme dans l’application des droits fondamentaux au niveau national, et adopter une ligne plus claire à leur sujet au niveau international. Au Myanmar, même quand la junte a réagi violemment aux mouvements de protestation pacifiques menés par des moines et d’autres personnes, le gouvernement indien a continué de négocier avec ce pays des accords d’extraction pétrolière. À Nandigram, dans l’État du Bengale occidental, des populations rurales ont été attaquées parce qu’elles s’insurgeaient contre l’implantation d’une zone économique spéciale pour l’industrie. Des protestataires ont été blessés, voire tués, avec la complicité de la police.

Le rôle joué par l’Afrique du Sud dans le Nouveau Partenariat pour le développement de l’Afrique (NEPAD) – qui met l’accent sur une bonne gouvernance – faisait espérer que les dirigeants africains prendraient leurs responsabilités pour résoudre les problèmes du continent, y compris en matière de droits humains. Mais le gouvernement de l’Afrique du Sud a hésité à dénoncer les exactions commises au Zimbabwe. Les droits humains sont universels et s’appliquent à tous, sans exception – et aucun État ne le sait mieux que l’Afrique du Sud. Peu de pays ont une responsabilité morale aussi importante lorsqu’il s’agit de défendre ces valeurs universelles, partout où elles sont bafouées.

Des pays comme le Brésil et le Mexique ont mis l’accent sur la défense des droits fondamentaux au niveau international et soutenu activement le système des droits humains des Nations unies. Cependant, s’ils ne comblent pas l’écart entre leur politique internationale et leurs pratiques nationales, leur crédibilité sur la question des droits humains sera toujours remise en question.

Les droits humains ne sont pas des valeurs purement occidentales – à vrai dire, les gouvernements occidentaux ont montré autant de dédain pour ces droits que d’autres États. Il s’agit de valeurs mondiales et, de ce fait, leurs chances d’être adoptées sont étroitement liées à l’orientation des Nations unies. Bien que le Conseil de sécurité des Nations unies soit resté bloqué sur la question des droits fondamentaux par les conflits d’intérêt de ses membres permanents, l’Assemblée générale a montré en 2007, lorsqu’elle a appelé à un moratoire universel sur la peine de mort, qu’elle disposait d’une certaine capacité d’initiative. Elle a fourni au monde l’orientation que celui-ci attendait : des États qui s’entraînent les uns les autres afin de progresser, plutôt que de se niveler mutuellement par le bas. Les Nations unies ont montré en cette occasion le meilleur d’elles-mêmes. Le Conseil des droits de l’homme, qui va entamer une évaluation périodique universelle du respect des droits humains, donnera-t-il un exemple similaire en 2008 ?

Faisant preuve d’une remarquable audace face à l’opposition d’États extrêmement puissants, 143 États membres de l’Assemblée générale des Nations unies ont adopté la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones en septembre 2007, mettant ainsi fin à deux décennies de débats. Deux mois après que l’Australie eut voté contre cette Déclaration, son nouveau gouvernement, mené par le Premier ministre Kevin Rudd, a présenté des excuses officielles pour les profondes souffrances, douleurs et pertes subies par la population aborigène du fait de diverses lois et politiques des gouvernements antérieurs.

Pour une nouvelle unité d’objectif

Dans un contexte de profondes transformations de l’ordre géopolitique, certaines anciennes puissances se désinvestissent de la question des droits humains, tandis que de nouveaux leaders doivent encore s’imposer dans ce domaine, ou adoptent une attitude ambivalente. Quel est donc l’avenir des droits humains ?

Le chemin à suivre s’annonce chaotique. Des conflits de longue durée – très visibles au Moyen-Orient, en Irak et en Afghanistan, oubliés dans certains endroits comme à Sri Lanka et en Somalie, pour n’en nommer que deux – prélèvent de lourds tributs en vies humaines. Les dirigeants mondiaux ne parviennent pas à trouver une issue à ces conflits, comme en Irak et en Afghanistan, ou n’ont pas la volonté politique nécessaire pour les résoudre, comme dans le cas d’Israël et des territoires palestiniens occupés, où un conflit de très longue durée est marqué par l’échec des initiatives collectives internationales (telles celles du « quartette » constitué par les États-Unis, l’Union européenne, la Russie et les Nations unies) en matière de lutte contre l’impunité et l’injustice.

Alors que les marchés financiers mondiaux vacillent et que les riches profitent de leur position et d’une influence indue pour limiter leurs pertes, les intérêts des pauvres et des catégories vulnérables risquent d’être oubliés. Avec le soutien tacite de gouvernements qui refusent de les surveiller ou de les contrôler efficacement, un trop grand nombre d’entreprises se dérobent toujours à leur obligation de rendre des comptes lorsqu’elles sont impliquées dans des exactions et des violations des droits humains.

En matière d’élimination de la pauvreté, les discours prévalent sur la volonté d’agir. Au moins deux milliards de personnes continuent de vivre dans la pauvreté et ont de grandes difficultés à obtenir de l’eau propre, de la nourriture et un logement. Les changements climatiques vont tous nous affecter, mais les plus pauvres d’entre nous seront les plus touchés : ils vont perdre leurs terres, leurs vivres et leurs autres moyens de subsistance. En juillet 2007, nous sommes arrivés à mi-parcours du calendrier défini par les Nations unies pour atteindre les Objectifs du millénaire pour le développement. Loin d’être parfaits, ces objectifs permettraient pourtant d’améliorer la santé, les conditions de vie et l’éducation de nombreuses personnes dans les pays en développement d’ici à 2015. Mais le monde n’est pas en passe de réaliser la plupart de ces objectifs et les droits humains ne sont hélas pas correctement pris en compte dans ce processus. Il convient donc manifestement de changer à la fois l’intensité et la nature des efforts déployés.

Qu’en est-il des initiatives visant à éliminer la violence liée au genre ? Les femmes, les jeunes filles et les fillettes subissent de graves violences sexuelles dans pratiquement toutes les régions du monde. Dans un Darfour déchiré par la guerre, les viols se poursuivent en toute impunité. Aux États-Unis, de nombreuses victimes de viol appartenant aux catégories défavorisées ou à des communautés autochtones ne parviennent pas à obtenir justice, ni une protection efficace, des autorités fédérales et tribales. Les dirigeants doivent se mobiliser plus énergiquement afin que les droits fondamentaux deviennent une réalité pour les femmes et les filles.

Nous sommes en présence de problèmes mondiaux comportant une dimension humaine. Une réponse à l’échelle mondiale s’impose donc. Reconnus au niveau international, les droits humains offrent un cadre idéal pour élaborer cette réponse, car ils représentent un consensus mondial sur les limites acceptables et les défaillances intolérables des pratiques et des politiques des gouvernements.

Le Déclaration universelle des droits de l’homme est un modèle qui reste aussi pertinent aujourd’hui qu’en 1948. Les États doivent s’engager à nouveau en faveur des droits humains.

Inquiets, en colère, déçus, les gens refuseront de se taire si le fossé entre leur exigence d’égalité et de liberté et l’attitude de ceux qui les gouvernent ne cesse de se creuser. Mécontentement face à la forte hausse tarifaire du riz au Bangladesh, troubles consécutifs à l’augmentation du prix du pain en Égypte, violences postélectorales au Kenya, manifestations publiques liées aux expulsions et aux problèmes d’environnement en Chine : ces événements ne sont pas de simples exemples illustrant les préoccupations économiques et sociales des populations. Ils attestent d’une tension grandissante des couches populaires face à des gouvernements qui ont manqué à leurs promesses de justice et d’égalité.

La chose n’aurait pas été imaginable à un tel degré en 1948 mais, aujourd’hui, un mouvement mondial de citoyens exige que les dirigeants de la planète renouvellent leurs engagements en matière de défense des droits humains. Qu’il s’agisse d’avocats en costume noir au Pakistan, de moines en robe safran au Myanmar ou des 43 millions et 700 000 personnes qui se sont mises debout, le 17 octobre 2007, pour réclamer une action contre la pauvreté, tous ont rappelé qu’il existe une citoyenneté mondiale décidée à lutter pour les droits fondamentaux et à exiger que ses dirigeants rendent des comptes.

Dans un village du nord du Bangladesh, des femmes sont assises sur des nattes de bambou, en pleine poussière. Elles sont inscrites à un programme d’initiation au droit. La plupart d’entre elles savent à peine lire ou écrire. Elles écoutent attentivement leur professeur qui, à l’aide d’affiches comportant des éléments graphiques, explique le texte de loi interdisant le mariage des enfants et requérant le consentement éclairé des femmes avant le mariage. Ces personnes ont reçu des prêts par le biais d’un système de microcrédit géré par une importante ONG, le Bangladesh Rural Advancement Committee. Une femme a acheté une vache et espère obtenir un revenu supplémentaire en vendant du lait. Une autre envisage d’acheter une machine à coudre et de monter un petit commerce de couture. Qu’espère-t-elle de la formation à laquelle elle assiste ? « Je veux en savoir davantage sur mes droits, dit-elle. Je ne veux pas que mes filles souffrent comme j’ai souffert, alors je dois apprendre comment protéger mes droits et les leurs. » Dans ses yeux brille une lumière que l’on retrouve dans le monde entier, chez des millions de personnes fortes, comme elles, de leur espoir et de leur détermination.

Les gens ont le pouvoir d’espérer et de provoquer des changements. En cette année de célébration du soixantième anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme, ce pouvoir est particulièrement manifeste. Une nouvelle conscience des droits humains a émergé sur la planète.

Les dirigeants mondiaux ne veulent pas le voir. Ils ont tout à y perdre.

Il y a soixante ans, en adoptant la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui définissait un ensemble exhaustif de droits, les États membres des Nations unies ont fait preuve d’une grande détermination et d’un esprit visionnaire considérable.

Toutefois, avec les années, cette unité d’objectif s’est perdue, et aujourd’hui les droits humains divisent les États plus qu’ils ne les rassemblent. Le monde affronte de nombreuses crises qui requièrent une action concertée et commune des États en vue de protéger les droits humains mais, dans ce domaine, le bilan des anciennes et des nouvelles puissances – chez elles ou à l’étranger – n’inspire pas une grande confiance.

Pour rester optimiste concernant l’avenir, il faut se souvenir qu’une société civile mondiale est en train de se former, qu’elle rejette les clivages entre les riches et les pauvres, entre les aspects séculiers et religieux ou entre le Nord et le Sud, et qu’elle exige une action unifiée des États.

À l’occasion du soixantième anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme, Amnesty International rappelle sa solidarité avec les défenseurs des droits humains dans le monde entier.

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