Monsieur Francken et la politique d’asile : « Cachez ces enfants que je ne saurais voir… » Par Philippe Hensmans, directeur d’Amnesty International Belgique francophone

Un communiqué d’Amnesty, relatif au premier anniversaire du “deal” entre l’Union européenne et la Turquie, a manifestement choqué M. Francken, notre Secrétaire d’État à l’Asile et la Migration. Traditionnellement impulsif, il s’est cette fois lancé dans une attaque d’Amnesty dans la presse, affirmant : « La stratégie d’Amnesty et des ONG, ça, c’est une honte pour l’Europe. Quel est le modèle le plus humain ? Celui où il n’y a pas de noyade. Grâce à l’accord avec la Turquie, plus personne ne meurt en mer Égée. Or, ce que supporte Amnesty, comme d’autres ONG, c’est le modèle libyen. Quel est le résultat ? 5.000 morts par an ».
« Le deal avec la Turquie fonctionne très bien »,dit-il aussi. « L’Europe lui paie 3 milliards d’euros par an. Pour la Belgique, cela revient à 72 millions par an », ce qu’il assure être « un bon deal sur le plan financier » (extrait du Soir, samedi 18/3/17).

Sa stratégie de non-noyade, elle est d’abord moins efficace qu’il ne semble, vu le nombre de personnes qui effectivement meurent encore en Méditerranée aujourd’hui. Et une partie de ceux qui tentent de passer via la Libye seraient arrivés via la mer Egée auparavant. Plus de 25.000 personnes ont quand même encore traversé la mer Egée en 2016. Ils avaient choisi les bons passeurs, ceux qui coûtent cher… Parce que c’est un bon deal, non seulement pour M. Francken, mais pour les passeurs aussi, bien sûr.
On ne change pas une équipe qui gagne…

Par ailleurs, s’il y a moins de noyades (les noyades, c’est gênant, parce qu’on voit les corps rejetés sur les plages), vivre dans un camp en Grèce aujourd’hui (on compte plus de 45.000 habitants dans ces camps) est souvent abominable. Ces personnes sont contraintes de vivre dans la misère pendant des mois, dans des camps surpeuplés. Il n’y a pas d’eau chaude, l’alimentation est médiocre, les installations sanitaires sont insuffisantes, et les soins médicaux inadaptés. Et certains en meurent également.

Douze heure de travail pour un euro, bonjour les bénéfices. [1]

Quant à ceux qui ont été refoulés en Turquie (dont nombre n’ont pas pu demander l’asile comme promis), à peu près toutes les normes du droit international sont méprisées. Le statut de réfugié n’existe pas dans ce pays, sauf pour… les Européens. 90% des 2,8 millions de réfugiés se trouvant dans le pays vivent en dehors des camps et beaucoup n’ont pas accès aux services de base. 40% des enfants syriens ne vont pas à l’école et un grand nombre d’entre-eux est soumis au travail forcé. Des grandes multinationales de l’habillement en profitent d’ailleurs, comme le montre une étude de Business and Human Rights.

Alors oui, c’est un bon deal pour M. Francken, mais aussi pour ces grandes entreprises. Un peu moins pour ces enfants.

Et tout ceci ne concerne que les Syriens qui ont réussi à fuir leur pays. Car M. Erdogan a bien compris les souhaits de nos gouvernements : “non seulement, vous les gardez chez vous, mais en plus, vous faites en sorte qu’il n’y en ait pas plus”. Et donc, les forces turques ont renvoyé vers la mort des paquets de Syriens. Elles en empêchent aussi de quitter la Syrie, en bloquant cette frontière-là aussi, parfois en tirant dessus. Alors, oui, ils ne meurent plus noyés en mer. “Simplement” massacrés, bombardés, torturés, exécutés,… Mais ça reste apparemment un bon deal. Pour M. Francken et le Président Assad, en tous cas.

Qui a perdu la boussole ?

Et que M. Erdogan ne respecte quasiment plus aucun des droits fondamentaux, que des milliers de juges, académiciens ou journalistes soient en prison, étape obligée dans un retour au califat, ne gêne pas notre secrétaire d’état. “Oh !”, c’est vrai, M. Erdogan a “un peu perdu le Nord”, affirme M. Francken. Mais bon, ce n’est pas le seul avec qui on collabore ainsi : le président soudanais, Omar el-Béchir, recherché par la Cour Pénale Internationale, utilise des armes chimiques au Darfour. Peu importe, l’UE a passé un accord avec lui dans les cadre du “processus de Khartoum“. C’est une copie exacte du type d’accord passé avec la Turquie, et l’UE voudrait en faire de même avec la Libye (tiens, tiens !) et 15 autres pays de la région.

Un seul objectif : garder loin de nos yeux, et donc de notre coeur, ces enfants qu’on ne saurait voir. Ca vaut bien quelques millions d’euros… et des violations massives des droits humains. Mais ça fait partie du deal.

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