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Au secours de mille réfugiés et migrants en Méditerranée

Nous patrouillons en Méditerranée centrale, entre l’île italienne de Lampedusa, la Tunisie et la Libye. Le Virginio Fasan est le plus gros navire de la région. Il va recueillir à bord des personnes secourues par des bateaux plus petits et tout le monde débarquera ensemble.

Des tests mécaniques de routine devant être effectués sur l’hélicoptère embarqué, les pilotes m’invitent à les accompagner à Lampedusa. L’île reste l’un des avant-postes sur la frontière européenne, mais les choses sont beaucoup plus calmes depuis octobre 2013 et le début de l’opération italienne Mare Nostrum (« Notre mer »). Les personnes secourues en mer sont désormais transférées directement soit en Sicile, soit en Italie continentale.

Un message urgent arrive soudain : d’autres bateaux sont en train de secourir des personnes en détresse et le Fasan se dirige vers eux à pleine vitesse. L’hélicoptère doit retourner à bord avant qu’il ne soit trop loin.

De retour sur le navire, la situation est compliquée. À une centaine de mètres, un navire des garde-côtes a recueilli environ 500 personnes. Deux d’entre elles nécessitent des soins médicaux urgents et du personnel médical du Fasan est immédiatement envoyé sur le navire des garde-côtes par hélicoptère. L’une des personnes pourrait être blessée à la colonne vertébrale, mais elle survivra.

Entre-temps, un vaisseau commercial a secouru 727 personnes. Juste avant d’aller les chercher, le Fasan reçoit un S.O.S. lancé par un autre bateau, qui indique être positionné à 25 miles nautiques. Nous devons immédiatement le trouver. Nous atteignons la zone indiquée en une heure environ, mais le bateau n’est pas là.

Il commence à faire nuit et la lune n’est pas encore levée. Le Fasan continue de patrouiller, des agents du gouvernement scrutent la mer. Je m’oblige à rester positif : peut-être que la position indiquée était erronée, peut-être que d’autres navires l’ont secouru… Peut-être…

Pieds nus et tremblants de froid

Vers minuit, le capitaine décide de faire demi-tour : nous devons toujours prendre ces 727 personnes à bord. À l’aide de deux canots pneumatiques, le transfert commence, une dizaine de personnes à la fois. Les familles passent en premier.

Certaines personnes arrivent Pieds nus, des enfants tremblent de froid. Les gens ne parlent pas beaucoup et la tension se lit sur leurs visages. La poupe du navire est transformée en « zone de quarantaine », dont l’accès est limité au personnel autorisé et équipé de combinaisons et de masques de protection. Le pont se remplit petit à petit d’hommes assis ou allongés les uns près des autres.

Deux hangars sont montés : un pour les familles, l’autre pour abriter un hôpital. Quelques personnes sont blessées mais cette fois, heureusement, personne n’est mort ou ne nécessite de soins intensifs.

Le transfert se poursuit pendant toute la nuit. Plusieurs membres de l’équipage me posent la même question rhétorique : à quelles souffrances ces personnes ont-elles bien pu vouloir échapper au point d’entreprendre un voyage aussi dangereux ?

Le lendemain matin, nous prenons également à bord 277 personnes supplémentaires, venant de trois bateaux différents. À midi, 1 004 personnes ont été installées sur le pont. Elles viennent de Syrie, de Somalie, de Gambie, du Bangladesh et d’ailleurs. Tout le monde reçoit à boire et à manger, ainsi qu’une couverture synthétique qui ressemble à une feuille d’aluminium. Les gens commencent à faire la queue pour les toilettes. Des enfants jouent.

Quand Lampedusa apparaît à l’horizon, un membre de l’équipage me dit que nous nous trouvons à l’endroit exact où 366 personnes, principalement des réfugiés érythréens et somaliens, dont beaucoup d’enfants, se sont noyées le 3 octobre 2013. De nombreux corps sont toujours coincés dans le bateau, au fond de l’eau, notamment un homme et une femme dans les bras l’un de l’autre.

« Je vais mourir, je vais mourir »

Je parle avec quelques-unes des personnes que nous avons secourues. Mohammed, 30 ans, vient de Damas. Il m’explique qu’il a fui la Syrie pour échapper au service militaire. Son bateau est parti de Zuara, en Libye : « La nuit, on nous a fait prendre un petit bateau pour en rejoindre un plus grand, en bois. Ils nous ont dit qu’il y avait 300 personnes, mais on était 650.

« On n’avait ni boussole, ni GPS, ni téléphone, on cherchait juste un gros bateau qui puisse nous sauver. Parfois je me disais “Je vais mourir, je vais mourir”. L’Italie aide à sauver des milliers de gens de Syrie et d’autres pays. Peut-être qu’un autre pays d’Europe devrait aider l’Italie.  »

Wassim, ingénieur en génie civil de 40 ans, vient d’Alep. « Nous sommes 200 de Syrie, la moitié environ sont des femmes et des enfants. Dans mon pays on ne peut pas vivre, il n’y a pas d’avenir. Nous sommes allés en Algérie, puis en Libye, en traversant le désert. Nous avons voyagé en mer pendant 10 heures. J’aimerais aller en Suède ou en Norvège, pour mes enfants. J’ai trois fils qui sont toujours en Algérie, avec ma femme.  »

Un groupe de Somaliennes attire mon attention. Elles discutent et rient, vêtues de robes traditionnelles colorées. Elles me montrent des marques de coups qu’elles disent avoir reçus de la police libyenne.

Un jeune Gambien âgé d’à peine 16 ans m’explique qu’il voulait rentrer chez lui pour fuir les violences en Libye, mais que la route était fermée : « C’est pour ça qu’on vient là. Quand j’ai vu le bateau hier, j’étais très heureux, comme si j’avais retrouvé mon père ou ma mère. Je veux remercier tous les Italiens.  »

Beaucoup d’autres expriment leur gratitude envers la marine italienne, qui se porte au secours des gens en mer. Ils savent que si Mare Nostrum s’arrête sans qu’une autre opération de recherche et de secours soit lancée, ils seront bien moins à atteindre l’Europe. Pas tellement parce qu’ils seront moins nombreux à tenter le voyage mais parce que bien plus mourront en mer.

À la tombée de la nuit, des personnes demandent plus de couvertures, d’eau, de nourriture. L’équipage tente de répondre à leurs demandes mais il est évident que gérer autant de monde dans un espace aussi restreint est une mission ardue.

L’absence de protection de la part de l’Europe

Le vendredi matin, Capri et la baie de Naples apparaissent à l’horizon : des paysages magnifiques qui attirent les touristes depuis des siècles. Ceux qui les aperçoivent maintenant sont des visiteurs qui, après un voyage à la fois long et remarquable, arrivent à Naples pour demander protection à l’Europe.

Tandis que 848 hommes, 102 femmes et 54 enfants débarquent du navire, la police, la Croix-Rouge italienne et d’autres personnes attendent sur la jetée près d’une immense tente. Les procédures de contrôle et d’identification prennent des heures, puis des bus emmènent nouveaux arrivants vers des abris de la région.

Mohammed et Wassim vont probablement juste rester le temps de prendre les dispositions nécessaires pour poursuivre leur voyage vers l’Europe du nord. Les Somaliennes feront peut-être la même chose. Les jeunes Gambiens pourraient bien rester en Italie, où les conditions d’accueil sont souvent mauvaises et où le risque de devenir de la main-d’œuvre exploitée est élevé.

Je débarque moi aussi, et je salue d’un geste de la main deux agents sur le pont. Ils ont quelques heures pour tout nettoyer et se remettre de deux nuits presque blanches. Les cuisiniers vont préparer des pizzas avant que le navire appareille de nouveau, une fois encore à la recherche de personnes forcées de risquer leur vie pour obtenir une protection à laquelle elles ont droit. Une fois encore il s’agira d’appliquer un pansement sur une plaie aussi ouverte et profonde que la mer, mettant à nu l’incapacité de l’Europe à se montrer à la hauteur des valeurs humanitaires dont elle est si fière.

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