Crise des réfugiés : L’UE sur le point de créer un dangereux précédent Giorgos Kosmopoulos, chargé de recherches sur les questions migratoires en Europe à Amnesty International

Un demandeur d’asile syrien, dont vous ne connaîtrez sans doute jamais le vrai nom, risque cette semaine de devenir une figure historique de la crise des réfugiés. Je l’ai rencontré dans un centre de détention, au cours d’une mission de recherche sur l’île de Lesbos, la semaine dernière.

Cet étudiant de 21 ans, que j’appellerai « Noori » afin de protéger son identité, risque en effet de devenir le premier réfugié à être renvoyé de force en Turquie depuis la Grèce au titre de l’accord UE-Turquie sans que sa demande d’asile soit examinée, ce qui créerait un dangereux précédent.

La plus haute juridiction administrative grecque, le Conseil d’État, examine actuellement une requête demandant la suspension de son expulsion, la Commission d’appel sur l’asile ayant estimé que la Turquie était un « pays tiers sûr » pour les Syriens. Or, les éléments recueillis indiquent que, du moins actuellement, la Turquie est loin d’être un pays sûr pour les demandeurs d’asile et les réfugiés.

L’histoire de Noori

Noori est issu d’une famille de médecins et comme il voulait venir en aide aux autres personnes en Syrie, il fait des études pour devenir infirmier : « Je voulais être infirmier pour aider les blessés. C’est le moins que je puisse faire, après tout ce que j’ai vu. »

Il m’a dit qu’il avait commencé sa formation depuis huit mois quand les bombardements ont bloqué l’accès à l’hôpital. En avril 2015, son village a été frappé et il a vu mourir sous ses yeux deux familles de son voisinage. Le fils d’une de ces familles faisait partie de ses proches amis.

« Le père était le directeur de mon école ; il n’y a que mon ami qui a survécu à ce bombardement, tous les autres membres de la famille sont morts. C’est à ce moment-là que j’ai décidé de partir ; je n’en pouvais plus. » – Noori

Noori a donc quitté la Syrie le 9 juin 2016 pour rejoindre l’Europe, dans l’espoir d’y trouver la sécurité et un avenir.

Il est arrivé en Grèce en passant par la Turquie, mais cela n’a pas été facile pour lui de rejoindre ce pays. Il a expliqué que lors de ses deux premières tentatives, il a été arrêté par la police et frappé par des militaires turcs, puis renvoyé en Syrie. La troisième fois, nous a-t-il dit, le groupe dans lequel il se trouvait a été attaqué par un groupe armé et 11 de ses compagnons ont été tués.

Finalement, la quatrième tentative a été la bonne : il a réussi à entrer en Turquie et y est resté un mois et demi. D’autres Syriens lui ont dit qu’il était très difficile de trouver du travail en Turquie, et qu’à la suite du coup d’État manqué la situation était devenue encore plus instable. Ils lui ont dit aussi que les Syriens n’étaient « pas traités comme des êtres humains ». Noori a eu peur et s’est dit qu’il n’y avait « pas d’avenir » pour lui là-bas. Comme son objectif était de rejoindre l’Europe où il avait de la famille, il n’a pas déposé de demande d’asile et a poursuivi son voyage jusqu’en Grèce, et est arrivé sur l’île de Lesbos le 28 juillet 2016.

Il a déposé une demande d’asile en Grèce quelques jours après son arrivée dans le pays, mais sa demande a été déclarée « irrecevable » et a été rejetée sans examen complémentaire. Il a été décidé que la Turquie était un « pays sûr » où Noori pouvait retourner, et cette décision a été confirmée en appel. Il a en conséquence été immédiatement arrêté.

« Je n’ai jamais pensé que j’allais être emprisonné quand je suis arrivé en Europe […] Je ne comprends pas pourquoi on m’a arrêté. Je suis venu chercher ici une nouvelle vie. » – Noori

L’idée fausse selon laquelle la Turquie serait un pays « sûr »

Cette décision part du principe qu’un réfugié syrien sera pleinement protégé en Turquie, ce qui est fondamentalement erroné. L’idée selon laquelle la Turquie respecte pleinement les droits des demandeurs d’asile et des réfugiés est fausse, du moins actuellement La Turquie ne dispose pas d’un système d’asile pleinement opérationnel et elle n’aurait jamais dû être considérée comme un pays sûr, les éléments disponibles indiquant que les protections internationales requises par la Convention relative aux réfugiés ne sont pas en place.

La Turquie n’offre pas le statut plein et entier de réfugiés aux réfugiés syriens. L’immense majorité des réfugiés et des demandeurs d’asile ne bénéficient d’aucune aide de l’État et n’ont pas les moyens de subvenir à leurs besoins. Un grand nombre de réfugiés sont donc sans ressources et vivent dans des conditions misérables.

Les avocats et les observateurs internationaux n’étant toujours pas autorisés à se rendre dans les camps fermés où Noori pourrait être envoyé, il est peu probable que la Turquie soit un « pays tiers sûr ».

Un dangereux précédent

Noori veut rejoindre son cousin qui vit en Europe, et trouver un travail pour aider sa famille dans son pays ou poursuivre ses études, ce qui lui semble impossible en Turquie. Il craint de s’y retrouver sans abri et en danger.

Noori aurait dû commencer maintenant à travailler comme infirmier, à s’occuper de ses sept jeunes frères et sœurs, et à bâtir sa vie. Au lieu de cela, il est détenu en Grèce et risque d’être expulsé très prochainement, car un tribunal est en train d’examiner son cas.

Ses amis lui manquent et il n’a pas la possibilité de contacter sa famille depuis la prison.

Il veut adresser le message suivant au Premier ministre grec :

« Avant de me renvoyer de force en Turquie, s’il vous plaît veuillez [vérifier] si ce pays est sûr. Si ce n’est pas le cas, ne m’y renvoyez pas. » – Noori

En renvoyant Noori en Turquie, et en refusant délibérément d’accueillir un réfugié sans même examiner le fond de sa demande d’asile – en vertu d’un accord cruel et douteux passé avec la Turquie –, la Grèce prendrait, au nom de l’UE, une mesure extrêmement alarmante.

Noori veut dire aux dirigeants européens qu’il veut simplement, tout comme les autres réfugiés, trouver un endroit où il sera en sécurité : « Vous êtes en sécurité. S’il vous plaît, ouvrez les yeux et comprenez pourquoi nous venons ici. »

Ce qui est paradoxal, c’est que pour les réfugiés l’Europe est une région sûre car ils la considèrent comme un défenseur des droits humains. Mais si l’Europe veut continuer de refléter cette image sur la scène internationale, elle doit agir en conséquence. En renvoyant des réfugiés qui cherchent une protection, elle ne se montrerait guère à la hauteur de sa réputation.

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