Par Montserrat Carreras
Contexte belge
Le 8 septembre dernier, un procès à l’encontre de l’État belge et de deux militaires responsables de la MINUAR à Kigali s’est ouvert, au tribunal civil de Bruxelles. Deux rescapées du génocide rwandais demandent à l’État belge une réparation, pour avoir abandonné des membres de leur famille à une mort certaine. Les faits se déroulent à Kigali, le 11 avril 1994, lors du massacre de l’ETO, une école technique officielle des Pères Salésiens de Don Bosco.
Entre le 7 avril 1994 et le 11 avril 1994, fuyant les violences et les persécutions qui ont suivi la mort du président Juvénal Habyarimana, deux mille Tutsis et quelques Hutus modérés ont cherché refuge à l’ETO, où était affectée une compagnie du bataillon belge de la MINUAR, transformant de facto l’ETO en camp de réfugiés.
La MINUAR, force de maintien de la paix des Nations Unies devait veiller à la mise en œuvre des accords de paix d’Arusha conclus entre Tutsis et Hutus sous l’égide de la communauté internationale et de la Belgique en particulier. Au sein de la MINUAR, le contingent belge était important.
Cependant le 7 avril, au lendemain du déclenchement du génocide par des extrémistes Hutus, dix casques bleus belges sont assassinés dans des conditions atroces et l’émotion parmi la population belge est à son comble. Dès lors, le gouvernement belge, comme cela sera confirmé à la commission d’enquête parlementaire concernant le Rwanda, aura pour seul et unique objectif, le retrait de tous les soldats et des civils belges nombreux au Rwanda.
Ainsi, le 11 avril, les 92 casques bleus belges cantonnés à l’ETO de Kigali ont reçu l’ordre de rejoindre l’aéroport de la capitale. La réalisation de cet ordre entraînera l’abandon à une mort certaine des quelques 2000 réfugiés, principalement tutsis, qui avaient cru trouver un refuge sous la bannière de la MINUAR.
Emmenés sur une colline, "la plupart d’entre eux ont été abattus à la mitrailleuse et achevés à la machette peu de temps après le départ des Belges", a rappelé devant le tribunal civil de Bruxelles l’avocat d’une des plaignantes, Me Eric Gillet. D’autres, comme le ministre des Affaires étrangères Boniface Ngulinzira, un hutu partisan des accords de paix d’Arusha, ont été tué alors qu’ils tentaient de s’échapper.
Personne ne conteste que l’abandon de cette école, par les soldats belges, signifiait le massacre de tous les réfugiés. Nombreux sont les témoignages du fait que les Interhawames, armés de leurs machettes, attendaient les Tutsis. Parmi les réfugiés, certains ont même été jusqu’à se coucher devant les jeeps des militaires belges pour tenter de les empêcher de quitter l’ETO.
Le ministre de la Défense Nationale belge à l’époque, Léo Delacroix admet, lui, lors d’une audition au Sénat, que « le souci unanime du gouvernement était de retirer les troupes ».
La Commission d’enquête parlementaire, en plus de conclure que la décision de quitter l’école relève de l’autorité militaire, conclut également que « l’évacuation de l’ETO aurait dû se faire en offrant des garanties aux réfugiés rwandais ». En effet, d’autres solutions étaient envisageables. L’école tombant le lendemain, aux mains du FPR (Front Patriotique Rwandais), une prise de contact de la part des autorités militaires belges aurait sûrement permis d’éviter tout abandon des réfugiés. L’évacuation des réfugiés vers un endroit plus sûr était également envisageable, dans un endroit tel que l’aéroport, situé à quelques kilomètres seulement, ou encore le stade Amahoro, sous contrôle de la MINUAR.
Qualification des faits de violations graves du droit international humanitaire et des droits fondamentaux
Sur le plan de la justice, trois procès en cours d’assise se sont tenus en 2001, 2005 et 2007, à l’encontre de Hutus qui avaient espéré trouver un asile paisible en Belgique. Heureusement, la force de la justice belge, encouragée par les familles des victimes et une opinion publique belge traumatisée par ces faits, ont permis que la justice soit rendue en Belgique. D’autant que la loi belge dispose du cadre légal. Un quatrième procès d’assise, à l’encontre de Ephrem Nkezabera, dit le « banquier » du génocide, n’aura pas lieu. Ce dernier, condamné à 30 ans de prison par défaut pour de crime de guerre en novembre 2009, fit opposition au jugement dans les 15 jours suivants le verdict, obtenant l’annulation de sa condamnation en mars 2010, et le droit d’être rejugé ultérieurement. Il est, malheureusement, décédé le 24 mai 2010, mettant fin aux poursuites, et laissant cette affaire sans dénouement.
On pourra s’interroger sur le retard par rapport au délai, plus de 16 années se sont écoulées depuis le génocide. Les plaignantes s’en sont expliquées : elles supposaient que l’origine de la décision de retrait des paras belges était onusienne. Elles ne pouvaient donc pas intenter une action en justice contre les Nations Unies. Ce n’est qu’en 2003 qu’elles apprennent qu’en réalité, la décision a été prise à la seule initiative du gouvernement belge et des autorités hiérarchiques militaires belges, sans en référer ni obtenir l’accord préalable du général Dallaire (commandant en chef de la MINUAR), comme ce dernier l’indiqua dans son livre intitulé : « J’ai serré la main du diable. »
- l’omission d’agir
Les parties civiles plaideront la culpabilité du gouvernement belge et des militaires belges de la MINUAR parce qu’ils ont "omis d’agir" pour prévenir ou mettre fin à des infractions graves au droit international humanitaire, une infraction reprise dans le droit belge depuis 1993.
En effet, l’« omission d’agir » pour mettre fin à des violations graves du droit humanitaire est bel et bien réprimée par l’article 136 septies 5° du Code Pénal belge. Ce dernier stipule qu’est punie de la peine pour l’infraction consommée « l’omission d’agir dans les limites de leur possibilité d’action de la part de ceux qui avaient connaissance d’ordres donnés en vue de l’exécution d’une telle infraction ou de faits qui en commencent l’exécution, et pouvaient en empêcher la consommation ou y mettre fin ». De plus, comme le souligne Damien Vandemeersch, si « pour la participation criminelle, la loi place sur un pied d’égalité les auteurs, les coauteurs et les complices en prévoyant des peines identiques pour les différentes catégories de participants ; le législateur est même allé plus loin en assimilant l’omission d’agir au crime lui-même » [1].
Ainsi les parties civiles plaideront l’imprescriptibilité. Il est ainsi communément admis et confirmé par une série d’instruments internationaux, dont le Statut de la Cour pénale internationale, que des violations graves du droit des conflits armés, des crimes contre l’humanité et bien sûr du crime de génocide, sont imprescriptibles.
Pour les avocats des parties civiles, la décision de retrait des troupes belges de l’ETO viole incontestablement plusieurs textes internationaux relatifs aux règles de droit international humanitaire.
- la Convention internationale pour l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale
L’ordre de retrait du contingent belge de l’ETO s’étant décidé au bénéfice des ressortissants belges et de leur rapatriement organisé dans le cadre de l’opération Silver Back, l’État belge a violé l’article 2, 1 a) de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale de 1965. Il stipule que « Chaque partie s’engage à ne se livrer à aucun acte ou pratique de discrimination raciale contre des personne, groupes de personnes ou institutions et à faire en sorte que toutes les autorités publiques, institutions publiques nationales et locales se conforment à cette obligation » [2].
- le Protocole additionnel 1 aux Conventions de Genève
De même, l’abandon des réfugiés rwandais par le contingent belge viole l’obligation, pour chaque État, de réprimer une « omission à un devoir d’agir », mise en place par l’article 86 du Protocole additionnel 1 aux Conventions de Genève de 1977.
- la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
L’abandon de plus de 2000 personnes non combattantes à une mort certaine est en totale contradiction avec l’obligation de prévention du crime de génocide, imposée aux États par l’article 1er de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948.
Cette dernière obligation de prévention du crime de génocide a été développée par la CIJ (Cour internationale de Justice) lors de son arrêt du 26.02.2007 Bosnie-Herzégovine. Elle dépeint alors l’obligation de prévention comme une « obligation de comportement et non de résultat ». Ainsi, l’obligation qui s’impose aux États parties est plutôt celle de « mettre en œuvre tous les moyens qui sont raisonnablement à leur disposition » en vue d’empêcher, dans la mesure du possible, l’infraction. C’est donc une obligation de moyen qui est la charge des État, engageant la responsabilité de l’État, si ce dernier a « manqué manifestement de mettre en œuvre les mesures de prévention (de l’infraction) qui étaient à sa portée, et qui auraient pu contribuer à l’empêcher ». La Cour ajoute que si la complicité suppose toujours une action positive, la violation de l’obligation de prévention se produit toujours par omission. La Cour rappelle également qu’un État peut être considéré comme ayant violé son obligation de prévention, même s’il n’avait pas acquis la certitude, au moment où il aurait dû agir, qu’un génocide était sur le point, ou en train d’être commis.
Force est de constater qu’en l’espèce, les conditions étaient réunies. Grâce aux rapports des militaires belges sur place, mais aussi ceux de l’ambassade, les autorités belges, tant militaires que civiles, étaient bien informées de massacres massifs commis à l’encontre d’un groupe ethnique en particulier. Les militaires sur place avaient la possibilité d’empêcher un crime de génocide et la protection des civils réfugiés à l’ETO n’était pas contraire aux obligations internationales de l’État.
Conclusion
A l’écoute de ces deux matinées d’audition particulièrement intenses, je voudrais une fois encore souligner l’importance des traités internationaux qui défendent les droits fondamentaux. Les avocats ont donné « vie » à ces textes. Parfois comme militants d’Amnesty, nous nous essoufflons rappelant sans cesse aux gouvernements les obligations qu’ils ont contractées en signant des conventions.
Je ne puis, dés lors, que nous encourager à continuer de rappeler avec conviction, comme l’ont si bien faits les avocats, qu’aucune circonstance ne peut justifier l’abandon des engagements pris par un État pour prévenir le racisme, le génocide ou les crime de guerre.
Dans ces conditions, une condamnation de l’État belge pour omission d’agir semble logique, voire inévitable. Encore faut-il que des problèmes procéduriers ne viennent pas embrouiller la justice sur le fond. Le juge du tribunal civil de Bruxelles rendra son jugement au mois de novembre.