Rapport Ouzbékistan 2015 : Secrets et mensonges : des « aveux » extorqués sous la torture

L’« aveuglement » persistant des États-Unis, de l’Allemagne et d’autres pays de l’Union européenne (UE) face à la torture endémique en Ouzbékistan permet que de nombreux abus continuent à être perpétrés, écrit Amnesty International dans un rapport rendu public mercredi 15 mars.

Ce rapport, intitulé Secrets et mensonges : des « aveux » extorqués sous la torture en Ouzbékistan , révèle à quel point le rôle de la torture et d’autres formes de mauvais traitements endémiques est central dans le système de justice du pays, et dénonce les mesures de répression employées par le gouvernement contre tout groupe perçu comme une menace à la sécurité nationale. Il explique que la police et les forces de sécurité recourent fréquemment à la torture pour arracher des « aveux », intimider des familles entières ou extorquer de l’argent.

« Ce n’est pas vraiment un secret que ceux qui ne sont pas bien vus par les autorités peuvent être arrêtés et torturés en Ouzbékistan. Personne n’échappe à l’État », a déclaré John Dalhuisen, directeur du programme Europe et Asie centrale d’Amnesty International, qui effectue le lancement du rapport à Berlin.

« Il est scandaleux que de nombreux gouvernements, dont celui des États-Unis, ferment les yeux sur des actes de torture, par crainte semble-t-il de vexer un allié dans le cadre de la "guerre contre le terrorisme". D’autres pays, comme l’Allemagne, semblent se soucier davantage des opportunités économiques s’offrant à eux et sont désireux de ne pas faire de vagues. »

La « patience stratégique », tactique honteuse face à des violations des droits humains.

Alors qu’approche le 10e anniversaire du massacre de centaines de manifestants à Andijan en mai 2015, le rapport d’Amnesty International montre que les gouvernements des États-Unis et de l’Union européenne, dont l’Allemagne, ont placé leurs intérêts sécuritaires, politiques, militaires et économiques au-dessus de la nécessité de mener une véritable action de pression sur l’Ouzbékistan afin de l’inciter à respecter pleinement les droits humains et à mettre un terme à l’utilisation de la torture par ses autorités.

EUROPE

Les sanctions prises par l’Europe contre l’Ouzbékistan après le massacre de 2005 à Andijan ont été levées en 2008 et 2009. Des interdictions de voyager ont été révoquées et les ventes d’armes ont repris bien que personne n’ait rendu de comptes pour ces homicides. La dernière fois que les ministres des Affaires étrangères de l’UE ont inscrit la situation des droits humains en Ouzbékistan à l’ordre du jour remonte à octobre 2010.

L’Allemagne en particulier entretient des liens étroits avec l’Ouzbékistan sur le plan militaire. En novembre 2014, le bail de la base aérienne de Termez a été renouvelé afin de pouvoir soutenir les troupes aériennes en Afghanistan. Le 2 mars 2015, l’Allemagne et l’Ouzbékistan ont approuvé un programme d’investissement et d’échanges commerciaux d’un montant de 2,8 milliards d’euros.

ÉTATS-UNIS

En janvier 2012, le gouvernement américain a levé des restrictions à l’aide militaire, imposées à l’Ouzbékistan en 2004 partiellement en raison de son bilan en matière de droits humains. Cette année, leurs liens militaires se sont fortement resserrés avec la mise en œuvre d’un nouveau plan quinquennal de coopération militaire entre les deux pays.

En décembre 2014, Nisha Biswal, secrétaire d’État adjointe des États-Unis pour l’Asie centrale, a déclaré que Washington faisait preuve d’une « patience stratégique » dans le cadre des relations bilatérales avec l’Ouzbékistan.

« L’attitude des partenaires internationaux de l’Ouzbékistan face à la banalisation de la torture est au mieux ambivalente et au pire discrète au point d’en devenir complice. Les États-Unis disent faire preuve de "patience stratégique" dans le cadre de leurs rapports avec l’Ouzbékistan, mais complaisance stratégique est sans doute plus près de la réalité. Les États-Unis, l’Allemagne et l’Union européenne doivent immédiatement demander à l’Ouzbékistan de s’amender et de cesser de recourir à la torture », a déclaré John Dalhuisen.

« L’interdiction internationale de la torture est absolue et immédiate. Et pourtant, pendant que l’Allemagne et les États-Unis resserrent leurs liens avec l’Ouzbékistan, la police arrache de chez elles des personnes que l’on torture ensuite afin de leur faire avouer des faits controuvés, avant de leur faire subir des procès iniques. Tant que la justice ouzbèke utilisera des éléments de preuve corrompus par la torture, l’Ouzbékistan restera un allié corrompu par la torture. »

Torture endémique dans le système pénal ouzbek

Le rapport d’Amnesty International s’appuie sur plus de 60 entretiens menés entre 2013 et 2015, ainsi que sur des éléments recueillis ces 23 dernières années. Il lève le voile sur le recours par la police secrète, le Service de la sécurité nationale (SSN), à des salles de torture insonorisées aux murs capitonnés, et fournit des informations sur l’utilisation persistante de salles de torture souterraines dans les postes de police.

La police et la police secrète emploient des techniques atroces, parmi lesquelles l’asphyxie, le viol, les décharges électriques, l’exposition à des températures extrêmes, et la privation de sommeil, de nourriture et d’eau. Le rapport décrit en outre des passages à tabac élaborés et prolongés administrés par des groupes de personnes, dont d’autres prisonniers.

Un homme, qui n’a jamais appris la raison de son arrestation, a décrit ce qui lui est arrivé après avoir été conduit au sous-sol d’un poste de police aux premières heures du jour :

« J’avais les poignets menottés derrière le dos [...] Deux policiers me frappaient, me donnaient des coups de pied, de matraque, j’ai perdu conscience. J’ai reçu des coups sur tout le corps, sur la tête, sur les reins [...] Quand je perdais conscience, ils me jetaient de l’eau dessus pour me réveiller et me frapper de nouveau. »

Des familles entières visées par les forces de sécurité

Le rapport décrit un recours généralisé à la torture et à d’autres formes de mauvais traitements, contre des victimes comprenant des détracteurs du gouvernement, des groupes religieux, des travailleurs migrants et des hommes et femmes d’affaires. Les autorités prennent parfois pour cible des membres de la famille élargie des victimes.

Zouhra, une ancienne détenue, a dit à Amnesty International que les forces de sécurité s’en sont prises à sa famille toute entière, dont la majeure partie se trouve encore en détention à ce jour. On lui demandait régulièrement de se présenter au poste de police local, où des agents l’ont placée en détention et frappée pour la punir d’appartenir à une « famille extrémiste » et la forcer à révéler où se trouvaient certains parents de sexe masculin ou à les incriminer. Elle a raconté :

« Il est impossible d’être en paix chez soi. Si, au réveil le matin, une voiture est stationnée devant la maison, notre cœur s’accélère [...] Il n’y a plus d’hommes sous notre toit. Il n’y a même plus de petits-enfants. »

Brutalité arbitraire et justice qui ne répond pas de ses actes

De nouveaux témoignages recueillis par Amnesty International dénoncent le recours institutionnalisé à la torture et à d’autres formes de mauvais traitements dans le but d’obtenir des « aveux » et des informations incriminant d’autres suspects.

Les accusés sont souvent jugés sur la base d’éléments de preuve arrachés sous la torture. Des juges prononcent des condamnations légères en échange de pots-de-vin, et la police et la police secrète brandissent la menace de la torture pour extorquer d’énormes sommes aux détenus et prisonniers.

Vahit Güne ?, homme d’affaires turc, a été accusé de crimes économiques, notamment d’évasion fiscale, et d’avoir entretenu des liens avec un mouvement islamique interdit, charges qu’il réfute. La police secrète l’a maintenu en détention pendant 10 mois. Il dit qu’on l’a alors torturé jusqu’à ce qu’il signe de faux aveux. Il a de nouveau été torturé lorsque la police secrète a voulu extorquer plusieurs millions de dollars américains à sa famille, en échange de sa libération.

La réponse qui lui a été faite quand il a demandé à s’entretenir avec un avocat illustre la nature inique et arbitraire du système ouzbek de justice.

« Un des procureurs a dit : "Vahit Güne ?, reprenez-vous. Dans toute l’histoire du SSN, jamais personne n’a été amené ici puis acquitté et libéré. Chaque personne qui comparaît ici est déclarée coupable. Les accusés doivent plaider coupable." »

Vahit Güne ? a décrit les conditions déshumanisantes, les manœuvres d’intimidation psychologique, les coups et les humiliations sexuelles en détention :

« Vous n’êtes plus un être humain. Là-bas, ils vous attribuent un numéro. Votre nom n’existe plus. J’étais le numéro 79. Je n’étais plus Vahit Güne ?, j’étais le 79. Vous n’êtes pas un être humain, vous êtes devenu un numéro. »

Impunie depuis 1992, la torture ne faiblit pas.
Si la torture est illégale en Ouzbékistan, elle est rarement punie. Même les chiffres fournis par le gouvernement montrent l’ampleur de cette impunité : 11 policiers ont été reconnus coupables en vertu du droit ouzbek entre 2010 et 2013.

Pendant cette période, 336 plaintes pour torture ont été officiellement enregistrées ; à peine 23 cas ont donné lieu à des poursuites, et six ont débouché sur un procès. Pire encore, les autorités chargées d’enquêter sur ces plaintes sont souvent les mêmes que celles qui sont accusées de torture, ce qui limite fortement la probabilité que les victimes obtiennent un jour justice et réparations.

Amnesty International demande au président Islam Karimov de condamner publiquement le recours à la torture. Les autorités doivent par ailleurs établir un système indépendant d’inspection de tous les centres de détention, et veiller à ce que les aveux et autres informations obtenus sous la torture ou des mauvais traitements ne soient jamais utilisés devant un tribunal.

Complément d’information

Ce document est le quatrième d’une série de cinq rapports consacrés à des pays, après le Mexique, le Nigeria et les Philippines, qui seront diffusés dans le cadre de la campagne mondiale STOP TORTURE d’Amnesty International, lancée en mai 2014. Au cours des cinq dernières années, Amnesty International a signalé des cas de torture et d’autres mauvais traitements dans 141 pays.

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