Juan Mendez : le pire cauchemar des tortionnaires
À l’occasion du 30e anniversaire de l’adoption de la Convention contre la torture, l’homme chargé d’inciter les États à éradiquer cette ignoble pratique, lui-même ancienne victime de la torture, revient sur sa terrible expérience et sur les difficultés du combat mondial contre la torture. Juan Mendez a été nommé rapporteur spécial sur la torture en 2010.
En ce matin glacial de 1975, quand le jeune avocat argentin spécialiste des droits humains Juan Mendez a vu deux policiers se diriger vers lui d’un pas décidé dans une rue tranquille de Buenos Aires, il a tout de suite compris qu’il était en danger.
C’était une période troublée. La junte militaire s’apprêtait à prendre le pouvoir par la force, et le travail de Juan Mendez en faveur des prisonniers politiques était une activité dangereuse, pour laquelle il risquait sa vie.
Sans prononcer un mot, les policiers se sont emparés du jeune avocat, lui ont bandé les yeux, l’ont poussé dans une voiture et l’ont emmené au poste de police. Quelques heures plus tard, ils l’ont remis aux services de renseignement.
« À l’époque, je savais très bien que tous ceux qui étaient accusés de “subversion” étaient impitoyablement torturés. La première chose qui m’est venue à l’esprit quand les policiers m’ont arrêté, c’est que je devais être fort et ne rien révéler qui puisse conduire à l’arrestation et à la torture d’autres collègues », a déclaré Juan Mendez.
Il avait vu juste. L’interrogatoire, qui a duré près de trois jours, a été sans pitié. Ses tortionnaires l’ont électrocuté tout en lui posant des questions sur son travail et sur les gens qu’il connaissait. Ils lui ont fait subir l’impensable pour tenter d’obtenir des noms, des adresses, des numéros de téléphone ou toute autre information susceptible de mener à d’autres arrestations et d’autres tortures.
Une fois, un agent lui a mis un pistolet dans la bouche et a appuyé sur la gâchette. L’arme n’était pas chargée.
« Pendant les interrogatoires, j’étais terrorisé. À deux reprises, ils ont dû appeler un médecin pour vérifier s’ils pouvaient continuer de me torture sans me tuer. C’est alors seulement que j’ai réalisé que je pouvais mourir. Mais dans ce genre situation, vous vivez dans l’instant, ne pensant qu’au moment où les tortionnaires en auront assez et s’arrêteront, et où vous pourrez souffler un peu », a-t-il expliqué.
Le troisième jour, sans avertissement ni explication, Juan a été transféré en prison. Il y est resté 18 mois, sans inculpation, avant d’être libéré et contraint à l’exil. On l’a mis dans un avion pour la France, où il a retrouvé sa femme et ses jeunes enfants, qui vivaient déjà en exil.
« À mon arrivée en France, mes sentiments étaient partagés car je savais que je laissais derrière moi beaucoup de gens, dans des situations terribles. J’ai eu de la chance de pouvoir partir, mais reprendre la vie de famille avec de jeunes enfants a été très difficile », a-t-il déclaré.
« Durant toutes mes années à l’étranger, j’ai été obsédé par ce qui se passait en Argentine. J’ai déménagé à Washington, d’où j’étais en communication permanente avec des groupes de défense des droits humains et où je me suis spécialisé dans la question de la torture. »
Pendant les huit années qu’a duré la violente dictature en Argentine, des milliers de personnes ont été arrêtées arbitrairement, emmenées dans des centres de détention secrets et torturées, souvent pour les punir de leur travail légitime en faveur des droits humains ; à ce jour, 30 000 sont encore portées disparues.
Des histoires similaires de torture et d’autres mauvais traitements commençaient à se faire entendre aux quatre coins du monde, mais ce n’est qu’avec la publication d’une étude sans précédent d’Amnesty International en 1973 que la véritable ampleur de la torture a été révélée.
Ce document de 225 pages a donné le coup d’envoi de la toute première campagne mondiale contre la torture. Des militants sont descendus dans la rue pour demander à leurs gouvernements d’agir, et des célébrités ont commencé à dénoncer la fréquence de cette pratique illégale. Cela a donné l’idée à des juristes d’élaborer une convention offrant des outils concrets pour prévenir et sanctionner la torture en tant que crime relevant du droit international – un traité qui obligerait les États parties à enquêter sur la torture où qu’elle se produise, et à en traduire les responsables en justice.
Après des années de débats approfondis, parfois houleux, l’Assemblée générale des Nations unies a adopté en 1984 la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.
C’était une décision historique. « La Convention contre la torture a marqué un tournant très important dans la lutte contre la torture car elle contient des dispositions précises qui obligent les États à enquêter sur chaque cas de torture, à en poursuivre les auteurs et à les punir », a déclaré Juan Mendez.