4’ dans les yeux de l’autre Par Sarah Goffin, Responsable campagnes migration

Conception du projet

Samedi 4 juin. Le concept est validé : nous proposons au public en Belgique une expérience similaire à celle réalisée par nos collègues polonais. Cette dernière est basée sur un échange de regards de quatre minutes entre deux personnes d’après la théorie du psychologue Arthur Aron datant de 1997, selon laquelle quatre minutes d’échange visuel rapprochent plus les gens que n’importe quoi d’autre. L’agence Doubledouble est très intéressée par le sujet et décide de nous suivre dans cette aventure.

Amnesty et l’agence Doubledouble ont gagné un prix !

Jeudi 9 juin. À 17 h, l’invitation est lancée au sein de nos réseaux et sur Facebook. Nous cherchons 15 citoyens européens et 15 demandeurs d’asile/réfugiés prêts à participer à une expérience humaine unique qui aura lieu le 14 juin. Le lendemain matin, 60 personnes se sont déjà inscrites. Le soir, elles sont une centaine.

Lundi, plus de 160 personnes ont rempli notre formulaire ! Parmi elles, une vingtaine de réfugiés/demandeurs d’asile se sont inscrits. Nous procédons à une sélection d’abord en fonction de leurs disponibilités. Ensuite, nous regroupons les candidats en fonction du genre et de l’âge pour disposer de binômes variés : des hommes avec des hommes, des femmes avec des femmes, des hommes avec des femmes, des jeunes avec des jeunes, des jeunes avec des moins jeunes. Enfin, parmi ces catégories, nous sélectionnons le candidat de manière aléatoire entre des personnes de mêmes profils.

Nous procédons à cette sélection sans avoir vu les candidats. Le tournage a lieu le lendemain : nous n’avons pas le temps de procéder à des entretiens ; tout se fait par téléphone sans rencontre physique.
À 18 h 40, les 16 binômes qui participeront à l’expérience le lendemain sont constitués, dont deux de moins de 18 ans.

14 juin : jour du tournage

© Gaëtan Chekaiban
L’équipe s’installe dans une salle de La Raffinerie, située à Molenbeek. Le premier binôme entre en scène à 10 h.
Les participants sont dirigés vers deux endroits différents du bâtiment pour éviter de se croiser. Une fois les micros placés, la première personne est installée les yeux fermés sur un banc, attendant son partenaire, qui sera lui aussi guidé à l’aveugle jusqu’à son banc.

« Vous pouvez ouvrir les yeux ». Ces mots du réalisateur, Laurent Stine, marquent le départ de quatre minutes intenses de regards entre deux personnes qui ne se connaissent pas.

Au fur et à mesure de la journée, plusieurs paires d’yeux se découvrent pour la première fois. Les réactions sont diverses, mais toujours d’intensité. Si des doutes subsistaient quant à la pertinence de ce genre d’expérience, la sincérité des échanges les balaierait.

Un espace était mis à disposition des participants pour poursuivre leur rencontre et prendre le temps de discuter s’ils le souhaitaient. Mis à part ceux qui étaient tenus par d’autres obligations, tous sont venus s’y retrouver et ont pu également échanger avec d’autres participants.

Toutes ces personnes — belges, françaises, italiennes, irakiennes, syriennes, azerbaïdjanaises, kosovares, etc. — avaient des histoires à raconter.
Certains étaient plus bavards, d’autres plus nerveux, mais la plupart d’entre eux étaient à l’aise, même s’ils appréhendaient un peu la rencontre. Ziyad, par exemple, était très enthousiaste à l’idée de participer à cette expérience, mais il me demandait sans cesse ce qu’il devait faire, s’il devait se taire ou dire quelque chose. Je lui ai simplement dit : exprime ce que tu ressens.

J’ai eu la chance de les voir et de leur parler avant et après l’expérience. Chacun m’a marquée et touchée à sa façon.
Ce qui est sûr, c’est qu’à la fin de l’expérience, tous les yeux étaient remplis de lumière.

Je vous propose de retourner quelques instants dans les coulisses du tournage.

Les préjugés ne sont pas toujours là où on s’y attend

Christine, une maman d’une cinquantaine d’années partage une anecdote avec moi en attendant son tour. Un enfant qu’elle suit dans le cadre d’une école des devoirs lui demande de l’accompagner jusqu’à la station de métro, car il ne se sent pas à l’aise. Elle lui demande pourquoi vu qu’ils sont dans une commune où il n’y a aucun problème. Il lui répond alors qu’il ne se sent pas en sécurité, car il y a peu de personnes noires dans ce quartier et que les gens le regardent quand il passe dans la rue.

Toujours à propos de préjugés, Mohamad, un Syrien de 27 ans, me raconte s’être étonné du fait que le tournage ait lieu à Molenbeek, car, d’après ce qu’il a lu dans la presse, c’est un endroit fort peu recommandable. Il décide tout de même de se joindre à nous. En sortant du métro, il s’est dit : « tiens, c’est ça Molenbeek ? Ah bon ! Eh bien c’est tout ce qu’il y a de plus normal ».

Un autre retournement de situation est celui qui se déroule pendant les quatre minutes de Piera et Burak. Lorsque Piera demande à Burak d’où il vient, il lui répond qu’il est belge. Décontenancée, Piera ne sait plus quoi demander. Burak lui pose la même question. Elle est italienne. Comme quoi, l’étranger n’est pas celui à qui l’on penserait de prime abord.

Quelle belle énergie

Mohamad m’a particulièrement touchée. Le temps d’attente est long et il décide de me raconter un peu son histoire. Il parle un anglais impeccable, bien meilleur que le mien. Il est architecte et aimerait pouvoir créer sa propre entreprise. Il est passé par différents pays durant son trajet jusqu’ici et, dans l’un d’eux, il a vécu une expérience similaire à celle d’aujourd’hui. Alors qu’il cherchait un endroit où dormir, une famille l’a accueilli, mais personne ne parle anglais ou une autre langue qu’ils auraient en commun. Il décide alors de dessiner ce qu’il veut exprimer. « Cela pouvait prendre une heure pour qu’on se comprenne, mais j’ai réutilisé mes dessins pendant plusieurs jours et ça nous a permis de nous comprendre sans parler un seul mot d’une même langue, et les contacts en étaient d’autant plus forts ».
Mohamad passera quatre minutes avec Dominique, une femme pleine d’énergie et de joie de vivre. À la sortie, ils discutent, échangent leurs coordonnées et Dominique lui propose très vite de venir voir le prochain match de football de la Belgique avec toute sa famille.

Zaid, musicien, m’annonce dès son arrivée qu’il vient de recevoir son statut de réfugié ; je l’en félicite. Il mentionne directement une plateforme au sein de laquelle il est actif, Refugees got talent. Il me parle des concerts qu’il a déjà donnés avec son groupe et de tous ceux qui sont prévus. Je suis époustouflée par toute son énergie et sa créativité.

Même si je sais, pour avoir déjà rencontré plusieurs personnes qui viennent d’arriver en Belgique ou qui y sont depuis peu, qu’elles sont souvent très motivées, je ne peux que ressentir de l’admiration lorsque je vois la joie que certains gardent en eux malgré ce qu’ils viennent de traverser. Je suis toujours impressionnée par leurs projets, leur envie d’avancer, de créer, de travailler.

Les moments forts

Ce jour-là, j’ai vu des gens rire, en coulisses ou sur le plateau de tournage, mais aussi se prendre dans les bras, ou pleurer ensemble, alors qu’ils ne se connaissaient pas. Plonger dans les yeux de quelqu’un d’autre est en définitive une expérience très intime et très intense.© Gaëtan Chekaiban

Je pense notamment à ce jeune garçon d’une quinzaine d’années qui avait un visage fermé. Je ne voulais pas m’immiscer dans sa vie, mais je sentais qu’il vivait ou avait traversé une épreuve terrible. Il ne comprenait que peu l’anglais ou le français, mais quand j’ai mimé ce qu’il devait faire, j’ai vu qu’il commençait à s’ouvrir. Je l’emmène donc face à son binôme et je sors. Lorsque les 4 minutes sont terminées, il ressort le visage ouvert, il sourit et ses yeux ont repris vie. La dame qui accompagnait ce MENA (mineur étranger non accompagné) a pu faire le même constat. Si cette expérience a pu apporter quelques minutes de joie à ce jeune homme, c’est tout le bien qu’on pouvait en espérer.

Vers la mi-journée, je vois un premier binôme remonter avec les yeux rougis, Chainara, une jeune fille de 24 ans, face à Olivier, qui pourrait être son père. Ils sont ravis. Olivier me confiera plus tard qu’il a passé un moment magique et que cet échange lui a donné une énergie incroyable.

Le moment le plus émouvant est sans doute celui de la rencontre d’Agnès, maman qui travaille dans un centre pour MENA, et de Shqipe, une autre maman originaire du Kosovo. Elles se font face. L’une imagine ce que l’autre doit vivre et les larmes lui viennent, et l’autre a du mal à se concentrer, car elle trouve que la mèche de cheveux de sa partenaire n’est pas bien rangée. Puis leurs regards se croisent, elles se prennent les mains, se parlent. À la fin des quatre minutes, le réalisateur demande à Agnès ce qu’elle pense de la femme qu’elle a en face d’elle. « C’est une femme très forte à l’extérieur, mais extrêmement fragile à l’intérieur ». Shqipe ne répond pas, mais serre de toutes ses forces sa partenaire. À leur sortie du studio, elles s’attendent, elles se serrent dans les bras et pleurent à chaudes larmes pendant plusieurs minutes. L’intensité de ce moment submerge d’émotions les personnes qui les entourent. Quelque chose de fort vient de se passer

Fin de la journée

18 h 30, le tournage est terminé.

Le bilan de cette journée est extrêmement positif. J’ai ressenti beaucoup de chaleur humaine, de joie et de force. J’ai cru qu’en rentrant chez moi, j’allais pleurer après cette journée débordante d’émotions. Mais en fait, non. Je me sens rechargée et consciente que j’ai de la chance de vivre dans un pays en paix, entourée des miens.

Depuis 2014, plus de 10 000 personnes ont perdu la vie en mer Méditerranée en tentant de rejoindre l’Europe pour trouver un refuge et des milliers d’autres ont été et sont encore victimes de violence tout au long de leur trajet, mais également sur le territoire européen. Le monde compte aujourd’hui près de 20 millions de réfugiés. Pourtant, les grands dirigeants de ce monde leur tournent pratiquement le dos et vont même jusqu’à marchander des réfugiés avec certains pays peu respectueux des droits humains, tels que la Turquie.
Il est grand temps que nos dirigeants respectent leurs propres valeurs.

Plus qu’une crise des réfugiés, plus qu’une crise de l’accueil, c’est donc avant tout une crise d’humanité, comme le soulignait justement une lettre ouverte de plusieurs associations en février dernier.

Chers participants, vous m’avez tous touchée et je suis certaine que vous toucherez tous ceux qui verront votre vidéo — car c’est votre vidéo, votre aventure à vous et une autre personne.

Merci à vous pour cette expérience humainement puissante et merci à Adrien et Clémence pour leur aide à l’organisation de cette magnifique journée.

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