Argentine, Répression violente et poursuites en réponse à l’exercice du droit de manifester

"Où sont nos droits ?"

La police de la province de Jujuy a procédé à des arrestations arbitraires, illégalement recouru à la force et employé d’autres pratiques visant à réprimer la protestation sociale lors des mobilisations relatives à une réforme constitutionnelle dans la province, a déclaré Amnesty International jeudi 5 octobre à l’issue d’une mission d’enquête dans la région.

« Après qu’une nouvelle constitution a été approuvée sans que la population n’ait été consultée et en l’absence du consentement libre, préalable et éclairé des peuples autochtones, nous avons constaté que la police de la province de Jujuy a réagi en recourant à la force sans discernement contre les personnes qui manifestaient afin de défendre leurs droits », a déclaré Ana Piquer, directrice du programme Amériques d’Amnesty International. « Nos recherches montrent que les autorités ont créé un environnement hostile à l’exercice du droit de manifester pacifiquement par les habitant·e·s de la province de Jujuy. »

Du 25 au 29 septembre, une délégation d’Amnesty International s’est rendue dans la ville de San Salvador de Jujuy et dans les départements de Tumbaya, Cochinoca, Humahuaca et Susques (province de Jujuy). L’organisation s’est entretenue avec au moins 107 victimes et témoins, dont des membres de plus de 15 communautés autochtones, des avocat·e·s, des organisations de défense des droits humains, le procureur général du ministère public, Sergio Lello Sánchez, et des représentants du ministère de la Sécurité de la province. Nous avons en outre sollicité une rencontre avec la secrétaire aux Droits humains et la secrétaire aux Peuples autochtones de la province de Jujuy, ce qui n’a pas encore été possible.

L’organisation partage ses conclusions préliminaires, en prévision du rapport qu’elle élaborera et présentera aux autorités, aux communautés et à la société en général.

Blessures physiques et difficultés à recevoir des soins médicaux

Amnesty International a constaté un recours injustifié et excessif à la force, notamment l’utilisation de gaz lacrymogènes et de balles en caoutchouc lors des manifestations, ce qui a entraîné de nombreuses blessures chez les manifestant·e·s.

Les témoignages recueillis par la délégation et les enregistrements audiovisuels analysés par l’équipe de vérification numérique d’Amnesty International montrent que la police a tiré des balles en caoutchouc directement sur la tête de manifestant·e·s.

« De nombreux témoignages signalent également la présence d’agents de l’État vêtus en civil qui auraient agressé des manifestant·e·s en les frappant et en leur jetant des pierres »

En effet, parmi les témoignages de personnes blessées par l’impact de cette arme, deux des victimes présentaient des lésions oculaires permanentes, notamment un adolescent atteint par des balles en caoutchouc au visage et au torse. En vertu du droit international relatif aux droits humains, les balles en caoutchouc visant la tête ou la partie supérieure du corps sont interdites. Ces projectiles doivent par ailleurs uniquement être utilisés contre une personne spécifique impliquée dans des actes de violence, et seulement lorsque d’autres moyens moins extrêmes se sont avérés insuffisants.

Une grande partie des témoignages recueillis par l’organisation fait état de la présence de membres des forces de sécurité, qui sont intervenus dans le contrôle des manifestations à bord de véhicules privés, sans identification, ou qui ont refusé de s’identifier lorsque des manifestant·e·s leur ont posé des questions. De nombreux témoignages signalent également la présence d’agents de l’État vêtus en civil qui auraient agressé des manifestant·e·s en les frappant et en leur jetant des pierres.

Un grand nombre des victimes interrogées par Amnesty International ayant été blessées ont déclaré s’être heurtées à de la réticence, voire à un refus de soins médicaux dans plusieurs hôpitaux publics de la province. Aux termes des Principes de base des Nations unies sur le recours à la force et l’utilisation des armes à feu, les autorités sont tenues de fournir une assistance et des services médicaux aux personnes blessées dans les meilleurs délais.

Arrestations arbitraires, poursuites pénales et contraventions

Amnesty International a également pris connaissance de nombreux récits faisant état d’arrestations de personnes ayant simplement participé aux manifestations, ce qui équivaut à une mesure arbitraire de privation de la liberté.

Par exemple, durant les manifestations à San Salvador de Jujuy le 20 juin, plus de 70 personnes ont été privées de liberté. Cependant, selon les informations du ministère public, seules « deux ou trois » d’entre elles font l’objet d’une enquête pour des actes de violence présumés commis au cours des manifestations, tandis que les autres ont été libérées sans inculpation.

De même, lors des manifestations de masse dans la ville de Purmamarca le 17 juin, de nombreuses personnes ont été appréhendées sans aucune justification de la part de la police, notamment un adolescent de 17 ans qui a été emmené dans un centre de détention alors qu’il avait clairement indiqué aux autorités qu’il était mineur. Une femme soumise à une arrestation arbitraire, également à Purmamarca, a déclaré avoir été forcée à se déshabiller complètement devant un groupe de policiers de sexe masculin.

On a par ailleurs observé le recours généralisé au Code répressif de la province afin de menacer et de sanctionner les manifestant·e·s de manière indue. L’utilisation de cet instrument, qui a trait aux infractions mineures et est appliqué par le ministère de la Sécurité de la province, a constitué une autre forme de criminalisation des manifestations à Jujuy. Plusieurs personnes rencontrées ont déclaré avoir reçu des avis d’infractions présumées à leur domicile ou dans la rue pour le simple fait d’avoir participé pacifiquement à une manifestation ou d’avoir fourni de la nourriture ou des boissons aux manifestant·e·s. Ces procédures sont engagées et suivies par le personnel du ministère de la Sécurité, souvent en l’absence de la personne accusée, bien qu’elles puissent déboucher sur de lourdes amendes ou même sur une privation de liberté. Dans de nombreux cas, il a été prouvé que la même personne faisait également l’objet d’une enquête pénale pour les mêmes faits, ce qui porte atteinte à la garantie de l’interdiction de la double incrimination.

« Il est inadmissible qu’après avoir exercé de manière pourtant légitime leurs droits fondamentaux en protestant auprès des autorités face à l’absence de consultation préalable au sujet d’un instrument aussi crucial que la Constitution de la province, les communautés autochtones aient été victimes de violences, d’abus et de détentions arbitraires »

Dans le même temps, selon des informations fournies par le ministère de la Sécurité, 180 policiers ont été blessés lors des manifestations dans la province de Jujuy, et ces faits ont donné lieu à une enquête de la part des autorités. Les autorités n’ont en revanche pas pris l’initiative d’ouvrir d’enquêtes sur les possibles abus commis par des membres des forces de sécurité lors des manifestations. À ce propos, les témoignages recueillis révèlent que les victimes ont peur de porter plainte, par crainte d’être persécutées pour leur participation aux manifestations.

« Il est inadmissible qu’après avoir exercé de manière pourtant légitime leurs droits fondamentaux en protestant auprès des autorités face à l’absence de consultation préalable au sujet d’un instrument aussi crucial que la Constitution de la province, les communautés autochtones aient été victimes de violences, d’abus et de détentions arbitraires. Dans leurs témoignages, des jeunes, des femmes et des dirigeant·e·s autochtones ont fait part de l’importance qu’ils attachent à la gestion des ressources naturelles dans leur vision du monde et leurs moyens de subsistance, et ont expliqué que le fait d’être privés de leur droit de participer aux réformes imposées les a poussés à descendre dans la rue afin de se faire entendre. Ces personnes se battent pour leur vie dans un contexte d’exclusion absolue, et les autorités doivent respecter leurs droits à la liberté d’expression et de réunion pacifique », a déclaré Mariela Belski, directrice générale d’Amnesty International Argentine.

« Les habitant·e·s de la province de Jujuy ont le droit de se réunir pacifiquement et de s’exprimer librement, ainsi que d’être informés et de prendre part aux mesures qui concernent leurs droits. Les autorités de la province doivent garantir ces droits et mener sans délai une enquête approfondie, indépendante et impartiale sur les violations des droits humains commises dans le cadre des manifestations. »

Complément d’information

Contexte des manifestations dans la province de Jujuy

Le 16 juin 2023, la Convention constituante de la province de Jujuy a approuvé une réforme partielle de la Constitution de la province, sans aucune participation de la part de la société, ni le consentement libre, préalable et éclairé des populations autochtones.

Cette réforme a déclenché des manifestations dans toute la province, au cours desquelles de nombreuses violations des droits humains ont été commises, en raison de la répression policière dans différentes zones.

Parmi les questions qui ont suscité des inquiétudes au sein de la population figurent les suivantes :

  • Les restrictions sur les formes prises par les manifestations publiques
  • Les questions environnementales, notamment le régime de gestion de l’eau et l’exploration ou l’exploitation de l’environnement
  • L’exercice de la consultation et de la participation, et les territoires appartenant aux peuples autochtones.
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