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« Au Nigéria, ils m’appellent “Monsieur droits humains” ».

Au Nigéria, la torture est pratiquée en toute impunité par les membres de la police et de l’armée et aboutit souvent à des aveux forcés. Les enfants des rues sont particulièrement touchés par ce fléau. Entretien avec Justine Ijeomah, directeur de l’organisation nigériane de défense des droits humains Human rights, social development and environment foundation (HURSDEF) qui se rend régulièrement dans les centres de détention et bureaux de police afin d’empêcher les actes de torture et d’obtenir la libération des individus sous caution.

Qui sont les victimes de la torture au Nigéria ?

Les enfants des rues sont particulièrement visés par les policiers. Au Nigéria, les victimes de torture signent des aveux qui sont en permanence utilisés dans les tribunaux pour les condamner. Cela signifie que des innocents sont condamnés à mort. Le système est corrompu, aussi bien au niveau de la police qu’au niveau des tribunaux, des prisons, etc. Il y a 93 prisonniers pauvres dans les prisons du Nigéria qui n’ont pas d’argent pour pouvoir payer leur caution ou au moins se payer un avocat. Bien souvent, les riches font ce qu’ils veulent. Ils peuvent commettre des crimes, car ils ont assez d’argent pour soudoyer la police, offrir des pots-de-vin et ensuite désigner des enfants des rues comme boucs émissaires. Par ailleurs, au Nigéria, le système n’étant pas égalitaire, un suspect peut rester huit ans en prison en attendant son jugement, le plus souvent car il ne peut pas se payer un avocat. On voit aussi de plus en plus de cas dans lesquels des policiers augmentent l’âge des enfants sur les registres pour pouvoir les traiter comme des adultes. La police peut donc maintenir des enfants en garde à vue en prison au lieu de les laisser rentrer chez eux.

Comme Moses Akatukba, arrêté à 16 ans et condamné à mort pour le vol de trois téléphones ?

Oui, tout à fait. Moses Akatukba a été arrêté en novembre 2005 par l’armée nigériane pour vol de téléphones. Il a été amené dans une caserne où on lui a demandé d’identifier le corps d’un officier mort et d’avouer qu’il était le meurtrier. Il a répondu qu’il ne le connaissait pas et c’est là qu’ils ont commencé à le torturer. On l’a pendu par les mains et par les pieds. On lui répétait qu’il avait volé un téléphone et qu’il devait signer des aveux, mais lui répondait que ce n’était pas vrai. Ils ont alors commencé à lui arracher ses ongles et des morceaux de peau de ses doigts. Finalement, Moses n’a pas eu d’autre choix que de signer leur déclaration. Ce sont ces aveux, obtenus sous la torture, qui ont été utilisés devant les tribunaux pour le condamner à mort. Malheureusement, Moses n’est pas le seul. Il fait partie de tout un groupe de jeunes qui se font torturer quotidiennement pour obtenir de leur part des aveux pour des crimes qu’ils n’ont pas commis.

Pouvez-vous nous parler de votre expérience personnelle ?

J’ai été torturé. J’ai été arrêté vingt-cinq fois, j’ai survécu à deux tentatives d’assassinat et ma famille et moi avons été déplacés à deux reprises. Un jour, ils m’avaient arrêté, car je voulais défendre un enfant qui allait être torturé. Lorsqu’ils m’ont emmené, ils se sont mis à rire et m’ont dit : « Ah, on vous a enfin eu, Monsieur droits humains ! ». C’est comme ça qu’on m’appelle là-bas, « Monsieur droits humains », car je défends les enfants soumis à la torture. L’officier en charge, qui occupe toujours son poste actuellement, m’avait placé assis devant un mur. Il m’a demandé si j’étais bien Justine Ijeomah. Lorsque je lui répondis que oui, il me coupa la parole en me disant que je ne pouvais pas répondre à un supérieur. Après cela, l’officier a enfoncé ses doigts dans mon œil gauche. Je ne pouvais plus rien voir. Il a ensuite pris fermement ma tête entre ses deux mains et l’a cognée contre le mur en béton à quatre reprises, jusqu’à ce que je m’évanouisse. On m’a ensuite conduit à l’hôpital où j’ai subi une opération. J’ai finalement été relâché grâce à l’aide d’Amnesty International et d’autres organisations, mais, aujourd’hui encore, je souffre de maux de tête.

Quelles sont les actions mises en place par votre organisation ?

Nous allons dans les centres de détention pour obtenir la relaxe de détenus. Ceux-ci sont souvent des personnes très pauvres, qui n’ont pas les moyens de se payer les services d’un avocat. Régulièrement, la police arrête des individus pour leur extorquer de l’argent. Certaines personnes sont victimes de torture et les membres de leur famille doivent payer pour qu’elles soient relâchées. La police agit quasiment en toute impunité parce qu’il n’existe aucune loi qui criminalise la torture au Nigéria. Afin de protéger les enfants des rues, nous avons commencé à leur distribuer des passeports des droits humains. C’est un projet qui a été lancé lors du soixantième anniversaire de la Déclaration des droits de l’homme par Amnesty International Belgique francophone. Ces passeports sont très utiles, car je peux y mettre la photo de l’enfant, mon nom et mon numéro de téléphone. Lorsque des policiers l’arrêteront, ils verront qu’il est un « enfant des droits humains », comme on les appelle, et qu’ils ne pourront pas lui soutirer de l’argent. Lorsqu’ils m’appelleront, je leur répondrai que je connais cet enfant et eux savent que nous ne payons pas de pots-de-vin. Nous utilisons aussi un poster avec le nom de notre organisation et où il est écrit « La torture est inhumaine, travaillons ensemble pour stopper ce phénomène ». Sur ce poster, il y a l’image d’un policier qui bat un enfant. C’est une protection pour les membres d’un foyer, car, dès que des policiers voient cette image, ils savent que ces personnes sont en contact avec notre association et sont alors plus vigilants.

Vous vous occupez aussi de la protection des femmes ?

Nous avons mis en place des « défenseurs de genre » qui regroupent plusieurs avocates. En effet, au-delà des violences policières, beaucoup de femmes sont violées. Nos défenseurs de genres font un travail important d’information et de sensibilisation. Nous prévenons ces femmes, en leur expliquant qu’elles ne doivent pas rester seules. Parfois, nous parvenons à emmener les victimes à l’hôpital et nous payons pour leurs soins. Les policiers savent désormais que lorsqu’une telle affaire arrive, nous allons nous rendre directement au commissariat pour protéger la victime, même la nuit. De même, nous avons réussi à diminuer le problème des violences domestiques. Pour la police, ce qui se passe au sein d’un foyer ne les concerne pas. Aujourd’hui, les femmes reçoivent notre numéro de téléphone et disent à leur mari : « Si tu me menaces ou si tu me frappes encore, j’appelle Human Right ! ». Il y a également de nombreux cas de viols d’enfants qui sont de plus en plus alarmants. Face à une affaire de viol, la police essaye de récolter de l’argent auprès de l’agresseur. Si le violeur paye, alors les policiers tuent l’enfant et referment l’affaire. Cela devient une sorte de légalisation du viol. Nous avons eu, avec nos défenseurs des genres, un grand succès dans de nombreuses parties du pays.

À l’heure actuelle, les choses ont-elles changé ?

Aujourd’hui, lorsqu’un enfant est arrêté, je n’ai plus besoin de me rendre sur place ; il suffit d’un coup de téléphone pour qu’il soit libéré. Il peut se présenter comme « l’enfant du défenseur des droits humains », c’est-à-dire mon enfant. Généralement, dans les commissariats, les policiers mettent en ligne les enfants qu’ils ont arrêtés et demandent que tous ceux qui me connaissent lèvent la main. Les policiers s’avancent vers ces enfants et leur disent alors : « Dis à ton père que je t’ai libéré ». On a aussi des bénévoles secrets au sein de la police qui sont très actifs. Je suis d’ailleurs très heureux de vous dire que le policier qui m’a arrêté cinq fois et torturé à deux reprises est aujourd’hui mon meilleur ami. Les policiers qui luttent pour notre cause ne défient pas directement les tortionnaires. Ils nous donnent les noms des victimes et nous pouvons ainsi appeler directement les bons numéros.

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