Le gouvernement cambodgien doit de toute urgence prendre des mesures pour éviter la crise humanitaire et relative aux droits humains qui se profile dans le cadre du confinement lié au COVID-19, a déclaré Amnesty International le 30 avril 2021.
Un confinement strict est en place depuis le 19 avril dans certaines parties de la capitale, Phnom Penh, et d’autres villes, telles que Ta Khmao, Preah Sihanouk et Poipet. Le lundi 26 avril, ce confinement a a été prolongé jusqu’au 5 mai.
Le gouvernement a désigné des « zones rouges », où la flambée épidémique est particulièrement forte. Les habitant·e·s de ces zones ont interdiction de sortir de chez eux même pour aller acheter de la nourriture ou d’autres produits de première nécessité. Les marchés situés dans des zones rouges ont été fermés et les commerces alimentaires itinérants interdits, exposant à la famine de nombreuses personnes à risque. Certaines familles vivant dans ces zones sont confinées depuis le 9 avril.
Rien qu’à Phnom Penh, on estime que 87 349 foyers, représentant 293 791 personnes, sont situés en zone rouge. À Preah Sihanouk, les zones rouges concernent 4 886 foyers, soit quelque 23 854 personnes.
Amnesty International a reçu des informations inquiétantes indiquant que même les ONG humanitaires n’avaient pas le droit de distribuer de l’aide alimentaire ou d’autres produits de première nécessité dans les zones rouges, malgré les besoins urgents des populations menacées.
« Le gouvernement cambodgien peut – et doit – prendre des mesures décisives pour atténuer la catastrophe »
« La mauvaise gestion de ce confinement lié au COVID-19 par le gouvernement cambodgien est scandaleuses et provoque des souffrances épouvantables et des violations massives des droits humains dans tout le pays », a déclaré Yamini Mishra, directrice régionale pour l’Asie et le Pacifique à Amnesty International.
« Actuellement, les habitants et habitantes des “zones rouges”, entre autres, manquent de nourriture à cause de politiques fondamentalement déraisonnables. Les autorités cambodgiennes doivent remédier de toute urgence à cette situation en collaborant avec les ONG et les agences des Nations unies afin de faciliter la livraison d’aide humanitaire dans les zones rouges. Toute personne confinée doit pouvoir bénéficier de nourriture, d’eau, de soins médicaux et d’autres biens de première nécessité en quantité suffisante. »
« Des millions de personnes au Cambodge connaissent déjà de graves difficultés économiques après un an de pandémie. Ce confinement mal géré a, en plus, précipité beaucoup d’entre elles dans une crise humanitaire.
« Le gouvernement cambodgien peut – et doit – prendre des mesures décisives pour atténuer la catastrophe. Il est aussi impératif que la coordonnatrice résidente de l’ONU et l’équipe des Nations unies en charge du Cambodge fassent tout leur possible pour obtenir l’autorisation d’apporter une aide d’urgence aux personnes qui en ont besoin, y compris dans les zones rouges », a déclaré Yamini Mishra.
Une distribution insuffisante et politisée de denrées alimentaires et de biens de première nécessité
L’initiative gouvernementale qui prévoyait la distribution d’une aide financière aux foyers vivant dans la pauvreté la plus extrême a été brutalement annulée la semaine du 19 avril. Par ailleurs, l’aide alimentaire que les autorités ont tenté d’apporter a été insuffisante, distribuée de façon désordonnée et entachée d’accusations de discrimination à l’égard des personnes perçues comme critiques envers le parti au pouvoir (le Parti du peuple cambodgien, PPC).
Le ministère du Commerce a lancé une boutique en ligne [1] proposant à la vente une petite sélection de produits à prix légèrement réduits pour les personnes vivant en zone rouge. La plupart des produits proposés ont un lien avec les intérêts commerciaux de membres haut placés du PPC. Cette boutique en ligne est la seule source d’approvisionnement en nourriture des habitant·e·s des zones rouges, dont beaucoup vivent sous le seuil de pauvreté et n’ont pas les moyens d’acheter les produits proposés.
« Les confinements et autres restrictions liés au COVID-19 peuvent jouer un rôle important dans la protection du droit à la santé. Cependant, ces restrictions doivent être soigneusement conçues et mises en œuvre afin d’avoir un minimum de répercussions sur les droits humains. Il convient par ailleurs, dans ce contexte, de porter une attention particulière aux besoins des groupes marginalisés. Les mesures de confinement instaurées au Cambodge doivent être accompagnées d’un net renforcement des mesures de protection sociale et de l’aide humanitaire. Les gens ne peuvent pas rester indéfiniment chez eux sans avoir la possibilité de se procurer de la nourriture. »
Des menaces à l’encontre des populations affamées
De nombreux habitant·e·s, notamment des familles avec de jeunes enfants ou des personnes âgées, ont exprimé leur désespoir car ils commençaient à être à court de nourriture. Avec la fermeture des marchés et l’interdiction des commerces alimentaires itinérants, beaucoup sont dans l’incapacité de se procurer les produits de première nécessité dont ils ont besoin pour survivre.
Le Laboratoire de preuves du programme Réaction aux crises d’Amnesty International a examiné 23 publications Facebook et vidéos provenant de zones confinées. L’organisation a vérifié de nombreuses vidéos qui montraient des habitant·e·s des zones rouges demandant désespérément de l’aide, et d’autres lançant des appels à l’aide à la police.
Amnesty International s’inquiète de ce que des personnes confinées ayant cherché à exprimer publiquement leurs préoccupations aient été la cible de représailles et de menaces. L’organisation a reçu des informations très préoccupantes faisant état de menaces et de manœuvres d’intimidation de la part des autorités locales à l’encontre de personnes qui avaient publié leurs griefs et leurs demandes d’aide sur Facebook.
Aux alentours de Phnom Penh, des habitant·e·s arrivant à court de nourriture ont participé localement à des manifestations spontanées contre les mesures imposées. Dans un discours prononcé le 20 avril, le Premier ministre, Hun Sen, les a prévenus [2] que le gouvernement pourrait les priver d’aide alimentaire s’ils continuaient de manifester et d’exprimer leur mécontentement.
« Les menaces et les représailles du gouvernement cambodgien ne font qu’exacerber une situation déjà désespérée »
« Plutôt que d’engager des représailles contre des habitant·e·s désespéré·e·s faisant part de leurs inquiétudes, les autorités cambodgiennes feraient mieux de faciliter l’accès des personnes qui en ont besoin à l’aide et aux services essentiels.
« Les menaces et les représailles du gouvernement cambodgien ne font qu’exacerber une situation déjà désespérée. Des mesures simples, comme l’autorisation des commerces alimentaires itinérants dans le respect des règles sanitaires, pourraient avoir un impact important », a déclaré Yamini Mishra.
Le 18 avril, la mairie de Phnom Penh a créé un groupe Telegram pour coordonner les demandes d’aide alimentaire d’urgence. Au 24 avril, celui-ci comptait 48 000 membres et des milliers de messages de demande d’aide et de nourriture. Les autorités de Phnom Penh ont désactivé par intermittence la publication de messages sur ce groupe, semble-t-il parce qu’elles étaient submergées d’appels à l’aide en provenance des habitant·e·s.
Des personnes soumises à une quarantaine obligatoire de 14 jours à leur domicile parce qu’elles avaient été en contact avec une personne positive au COVID-19 ont aussi fait part de leur situation désespérée. De nombreux employé·e·s du secteur textile ont été touchés après la découverte de foyers épidémiques dans des usines de confection et se sont exprimés sur Facebook.
Le 19 avril, un ouvrier du bâtiment sans emploi placé en quarantaine à Phnom Penh a publié sur Facebook une photo de lui et de son bébé, appelant à l’aide car sa famille n’avait « pas de travail, pas d’argent, pas de nourriture […] Ayez pitié de ce petit bébé qui n’a pas de lait. »
Une violente répression liée à une législation abusive
Les personnes qui ne respectent pas les restrictions imposées dans le cadre de la pandémie sont passibles de peines sévères et disproportionnées en vertu de la nouvelle loi relative au COVID-19, qui pose sérieusement problème.
Cette Loi sur les mesures de prévention de la propagation du COVID-19 et des autres maladies graves, dangereuses et contagieuses (Loi relative au COVID-19) a été promulguée le 11 mars 2021. Elle prévoit une série de sanctions excessives et disproportionnées en cas de violation des restrictions liées au COVID-19, notamment des peines allant jusqu’à 20 ans de prison et des amendes pouvant atteindre 20 millions de riels (5 000 dollars des États-Unis). Par exemple, en vertu de son article 10, le fait de désobéir à des mesures administratives expose à cinq ans d’emprisonnement s’il est estimé que l’acte en question a eu de graves conséquences en matière de santé publique.
Selon la Ligue cambodgienne des droits de l’homme (LICADHO), au moins 258 personnes ont été arrêtées au titre de cette loi entre le 10 et le 25 avril. Ces personnes ont, selon les cas, reçu une amende, été envoyées dans un centre de quarantaine et/ou été traduites en justice. Selon la LICADHO, 83 d’entre elles ont été inculpées et incarcérées. Dans une affaire de ce type, le 20 avril, le tribunal provincial de Takeo a condamné quatre jeunes à un an d’emprisonnement pour s’être rassemblés et avoir bu et dansé en violation des restrictions liées au COVID-19.
Le 23 avril, la mairie de Phnom Penh a annoncé un dépistage obligatoire pour toutes les personnes vivant en zone rouge, et le ministère de la Justice a annoncé [3] qu’en cas de refus les habitant·e·s s’exposeraient à une amende pouvant aller jusqu’à cinq millions de riels (1 250 dollars des États-Unis) en vertu de la Loi relative au COVID-19. Le lendemain ont circulé des photos et des vidéos montrant des foules immenses rassemblées sur les sites de dépistage ouverts dans les zones rouges, où les autorités n’avaient semble-t-il pas mis en place les mesures nécessaires pour garantir la distanciation physique.
« Les autorités cambodgiennes doivent clairement repenser leurs mesures de répression en lien avec la pandémie de COVID-19. Elles doivent placer les droits humains au cœur de cette nouvelle approche »
« Les précédentes épidémies ont montré que l’application coercitive des restrictions en matière de santé publique ne reposait pas sur des éléments scientifiques, était contraire aux bonnes pratiques et risquait d’affaiblir l’efficacité des mesures prises.
« Les autorités cambodgiennes devraient au contraire apporter une réponse qui soit fondée sur le respect des droits humains et qui accorde une large place au renforcement du pouvoir d’agir et à la participation de la population, notamment grâce à des politiques favorisant la confiance et la solidarité », a déclaré Yamini Mishra.
Par ailleurs, la police a eu recours à une force injustifiée et excessive contre des personnes soupçonnées d’avoir enfreint les restrictions liées au confinement. Amnesty International a analysé des vidéos montrant des policiers de Phnom Penh qui menaçaient et frappaient des gens avec ce qui semblait être des tiges de bambou. Le gouverneur de Phnom Penh, Khuon Sreng, et le porte-parole de la police municipale de la ville, San Sokseyha, ont tous deux reconnu [4] que la force avait été employée et ont cherché à justifier son utilisation, affirmant qu’elle était nécessaire pour protéger la santé publique.
« Les autorités cambodgiennes doivent clairement repenser leurs mesures de répression en lien avec la pandémie de COVID-19. Elles doivent placer les droits humains au cœur de cette nouvelle approche, et s’engager sans délai dans une coopération véritable et sincère avec les partenaires nationaux et internationaux, dont les acteurs humanitaires », a déclaré Yamini Mishra.
Complément d’information
Après avoir été relativement épargné par la pandémie, le Cambodge est aujourd’hui confronté à une troisième vague de COVID-19. Une forte flambée épidémique s’est produite fin février, après qu’un groupe de touristes a semble-t-il échappé à sa quarantaine obligatoire dans un hôtel en versant des pots-de-vin.
Selon les prévisions des Nations unies, la pauvreté pourrait au moins doubler au Cambodge à cause de la pandémie, et toucher jusqu’à 17,6 % de la population. Les dispositifs de sécurité sociale sont peu développés dans le pays. En conséquence, les personnes qui perdent leurs revenus, notamment les employé·e·s du secteur de la confection et les personnes occupant des emplois informels, se retrouvent dans une grande précarité économique.
Dans son Observation générale n° 14, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels a indiqué que les restrictions et limitations imposées pour des motifs de santé publique devaient « être conformes à la loi, y compris aux normes internationales relatives aux droits de l’homme, compatibles avec la nature des droits protégés par le Pacte et imposées dans l’intérêt de buts légitimes, exclusivement en vue de favoriser le bien-être général dans une société démocratique ». Elles doivent être provisoires, sujettes à un examen, et l’option la moins restrictive doit être retenue lorsque plusieurs types de limitations peuvent être imposés.
Le droit à l’alimentation est reconnu comme un droit fondamental par plusieurs traités internationaux relatifs aux droits humains, tels que le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, auquel le Cambodge est partie. Pour se conformer à leurs obligations relatives au droit à une nourriture suffisante, les États doivent prendre des mesures immédiates pour combattre la famine et faire progressivement en sorte que « chaque homme, chaque femme et chaque enfant, seul ou en communauté avec d’autres, [ait] physiquement et économiquement accès à tout moment à une nourriture suffisante ou aux moyens de se la procurer ».
Selon les normes internationales relatives à l’usage de la force, les responsables de l’application des lois ne peuvent recourir à la force que lorsque cela est nécessaire et proportionné afin d’atteindre un objectif légitime, même en période d’urgence. Les représentants de la loi ne doivent pas recourir à la force pour faire appliquer les dispositions relatives au confinement lorsque des personnes enfreignent ces dispositions pour subvenir à leurs besoins vitaux.
Par ailleurs, les responsables de l’application des lois ne doivent en aucun cas recourir à la force à titre de sanction, même lorsque les règles de confinement ne sont pas respectées. Les châtiments corporels constituent en outre une violation du droit de ne pas subir de torture ni d’autres mauvais traitements, et sont formellement interdits par le droit international relatif aux droits humains.