Le 18 mai 2020, Koeut Rith, récemment nommé ministre de la Justice, a annoncé [1] un plan d’action contre l’engorgement du système judiciaire du Cambodge, proposant notamment d’encourager les mesures non privatives de liberté à la place de la détention provisoire et d’autoriser les peines d’emprisonnement avec sursis pour certains délits. Le 27 mai, le ministre de l’Intérieur Sar Kheng a annoncé [2] une campagne parallèle de réduction de la surpopulation carcérale, invoquant des préoccupations relatives aux droits humains et les risques liés à la transmission du COVID-19, campagne qui pourrait aboutir à libérer jusqu’à 10 000 personnes détenues pour des infractions mineures.
Si ces propositions sont susceptibles de réduire significativement la surpopulation alarmante qui règne dans les établissements pénitentiaires et d’améliorer les conditions de détention des personnes privées de liberté, leur succès sera conditionné in fine par leur mise en œuvre. Qui plus est, les réformes de la justice pénale doivent être renforcées et appliquées de façon permanente, par le biais notamment d’une révision et d’une modification de la Loi relative à la lutte contre les stupéfiants, responsable en grande partie de la surpopulation carcérale et des violations des droits humains qui en découlent.
« Une réforme pénale s’inscrivant dans la durée, destinée à humaniser les conditions carcérales et à réduire le nombre de personnes détenues dans des prisons surpeuplées, était attendue de longue date pour que le Cambodge remplisse les obligations qui sont les siennes au regard du droit international relatif aux droits humains », a déclaré Phil Robertson, directeur adjoint de Human Rights Watch pour l’Asie.
Des questions fondamentales soulevées par les propositions de réformes du gouvernement demeurent sans réponse. On ne connaît pas les modalités de remise en liberté sous caution, ni celles d’application des mesures de suspension et de réduction de peine. Il n’existe pas au Cambodge de dispositif d’assistance juridique gratuite qui soit fonctionnel, si bien que les personnes les plus pauvres et marginalisées ne peuvent pas être représentées par un avocat. Ainsi, si, dans le cadre des réformes planifiées, les personnes privées de liberté doivent déposer à titre individuel une demande de remise en liberté sous caution ou de libération anticipée, nombre de celles susceptibles de bénéficier de ces mesures pourraient être laissées pour compte et l’impact de ces réformes serait limité.
Pour désengorger rapidement et significativement les établissements pénitentiaires du pays, où sont détenues quelque 40 000 personnes, les autorités devront procéder à un réexamen systématique des dossiers des personnes actuellement privées de liberté, qu’elles soient maintenues en détention provisoire ou qu’elles purgent une peine d’emprisonnement.
Parallèlement à cet exercice de réexamen, elles doivent de toute urgence prioriser la libération anticipée ou conditionnelle des personnes qui courent un risque accru de tomber gravement malade ou de mourir du COVID-19, telles que les personnes âgées et celles souffrant de maladies chroniques. Elles doivent également chercher en priorité à relâcher les personnes particulièrement vulnérables qui rencontrent des difficultés accrues en prison, notamment les femmes enceintes, les mères qui ont des enfants en bas âge, et les mineur·e·s.
Surtout, les réformes annoncées à ce jour font l’impasse sur la crise des droits humains qui se déroule actuellement dans les centres de détention pour toxicomanes du Cambodge, établissements tristement célèbres où la torture est monnaie courante et où les détenus sont entassés les uns sur les autres et tout aussi exposés au risque de contracter le COVID-19 que dans le système carcéral classique. On estime à plus de 4 000 le nombre de personnes actuellement incarcérées dans ces centres de détention au Cambodge.
« Les centres de détention pour toxicomanes du Cambodge entachent le bilan du pays en matière de droits humains ; il faut les fermer sans délai »
Dans le cadre de travaux de recherche [3] menés récemment, Amnesty International a rassemblé des informations faisant état d’une pratique systématique de la détention arbitraire dans les centres de détention pour toxicomanes, ainsi que des témoignages de torture, d’autres mauvais traitements et de décès en détention. Les recherches conduites par Human Rights Watch dans les centres de détention pour toxicomanes en 2013 [4] et 2010 [5] ont elles aussi mises au jour les actes de torture et les autres violations très fréquemment subies par les personnes incarcérées dans ces établissements. Ceux-ci n’ont aucun fondement légitime en droit international relatif aux droits humains, et devraient être fermés immédiatement et définitivement. Les personnes qui souhaitent bénéficier d’un traitement de désintoxication doivent, à leur libération, se voir proposer des services médicosociaux qui sont scientifiquement fondés et offerts sur la base du volontariat.
« Les centres de détention pour toxicomanes du Cambodge entachent le bilan du pays en matière de droits humains ; il faut les fermer sans délai. Les autorités devraient placer les droits humains au cœur de leur politique de lutte contre les stupéfiants et soutenir pleinement, une fois pour toutes, les traitements de désintoxication assurés à l’échelon local sur la base du volontariat », a déclaré Nicholas Bequelin, directeur régional pour l’Asie-Pacifique à Amnesty International.
Le Cambodge a ratifié le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, deux textes qui interdisent la détention arbitraire, les actes de torture et les autres formes de mauvais traitements. Qui plus est, le pays est tenu au regard du droit international relatif aux droits humains de veiller à ce que les conditions carcérales, en termes notamment d’espace de vie et d’installations sanitaires, suffisent à garantir la santé et le bien-être de toutes les personnes détenues.
Même en amont des risques supplémentaires induits par la pandémie de COVID-19, le Cambodge était confronté à un grave problème de surpopulation dans ses prisons et autres centres de détention. Depuis que le gouvernement a lancé sa campagne antidrogue en 2017, la population carcérale a enregistré une hausse de 78 %, passant de 21 900 personnes fin 2016 à plus de 38 990 en mars 2020, alors même que la capacité d’accueil des prisons cambodgiennes est estimée à 26 593 personnes seulement. Début 2020, plus de 9 500 personnes étaient incarcérées dans le plus grand centre pénitentiaire du pays, le Centre correctionnel n° 1 (CC1) de Phnom Penh – soit un taux d’occupation de 463 %, car il est prévu pour accueillir 2 050 détenus au maximum.
Près de 60 % des personnes détenues au Cambodge le sont pour des infractions à la législation relative aux stupéfiants, et quelque 40 % de celles qui ont été incarcérées dans le cadre de la campagne antidrogue du pays sont accusées d’infractions mineures, notamment d’avoir consommé ou détenu des stupéfiants, d’en avoir administré à une autre personne ou de lui en avoir facilité l’accès. En outre, on recense dans les prisons cambodgiennes plus de 30 personnes [6] détenues pour des motifs politiques qui, pour la plupart, soutiennent le Parti du sauvetage national du Cambodge (PSNC), un mouvement d’opposition interdit.
La surpopulation carcérale dont souffre le pays est en partie le résultat de politiques punitives et inefficaces en matière de stupéfiants. Les autorités cambodgiennes devraient encourager d’autres orientations politiques qui sont scientifiquement fondées et protègent la santé publique et les droits humains, notamment la dépénalisation de l’usage et de la détention de stupéfiants pour une consommation personnelle, et le développement des services de réduction des risques.
Les mesures annoncées par les autorités cambodgiennes ces derniers jours sont un premier pas dans la bonne direction, mais ne protègent pas les droits de toutes les personnes privées de liberté, et notamment de celles qui sont incarcérées dans les centres de détention pour toxicomanes. Dans un contexte où la pandémie de COVID-19 va demeurer un problème majeur de santé publique, il est d’autant plus justifié pour le pays d’appliquer ces réformes sur une base juridique permanente et d’agir rapidement pour procéder à un réexamen systématique des dossiers des personnes emprisonnées pour des infractions non violentes et de moindre gravité.