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« Cela commence ici même » – la longue route du Soudan du Sud

Par Alex Neve, secrétaire général d’Amnesty International Canada (anglophone)

Tant d’instants m’ont marqué. Lors de cette récente mission au Soudan du Sud, des souffrances inimaginables et des peurs extrêmes nous ont été racontées par des personnes qui ont fait preuve d’une force inépuisable et d’une grande résilience, tantôt aux prises d’un profond désespoir et tantôt animées d’une foi déterminée.

Dans plusieurs cas, je ne m’attendais pas à vivre ces instants.

Nous avons passé une matinée dans un camp pour personnes déplacées abritant près de 5 000 personnes et installé sur le site d’une école privée à Djouba. Plus d’un million de personnes ont été déplacées à l’intérieur du Soudan du Sud au cours des sept derniers mois, pendant lesquels la capitale, Djouba, et les États de Jonglei, d’Unité et du Haut-Nil ont été le théâtre de violences et de violations massives des droits humains. À Djouba même, beaucoup ont dû fuir leur logement. Toujours à Djouba, deux bases des forces de maintien de la paix de l’ONU accueillent quelque 30 000 personnes déplacées. Les autres ont dû trouver d’autres lieux où s’abriter, à travers la ville.

Certains se sont tournés vers des amis, la famille proche ou des parents éloignés. Beaucoup d’autres ont trouvé des lieux d’accueil relativement spontanés qui ont surgi ici et là. C’est le cas des femmes, hommes et enfants qui se sont réfugiés sur le terrain de l’école Mahad. Face aux besoins de tant de gens qui n’avaient nulle part où aller, le propriétaire de l’école n’a pas hésité à les laisser rester. Pour combien de temps ? Nul ne le sait.

Contrairement aux camps des bases de l’ONU, qui accueillent presque exclusivement des Nuers, l’école Mahad abrite et fait cohabiter plusieurs groupes ethniques différents, dont des Dinkas, des Murles, des Shilluks et des Anyuaks.

Alors que le conflit actuel a en grande partie dressé les uns contre les autres des Dinkas et des Nuers, des différends ont aussi opposé les Dinkas et les Murles, notamment des désaccords politiques et, ces deux dernières années, des affrontements armés dans l’État de Jonglei. Plusieurs des Murles avec lesquels nous avons parlé à l’école Mahad avaient fui de Jonglei à Djouba en 2012 et 2013 en raison de l’insécurité, mais ils ont été rattrapés par la vague d’atrocités qui a déferlé sur Djouba à la mi-décembre.

Mary, une femme murle, était venue de Pibor (dans le Jonglei) à Djouba en juin 2013. Son mari avait été tué dans la guerre qui avait conduit à l’indépendance du Soudan du Sud et elle devait désormais élever seule six enfants. Deux de ces enfants étaient avec elle lorsque des combats se sont déclenchés à Djouba, la nuit du 15 au 16 décembre. Très vite, le quartier où elle vivait a été attaqué par un groupe qui semblait composé de soldats dinkas, de policiers et de civils armés. Quand elle vivait à Pibor elle avait peur des attaques nuers, mais cette fois-ci c’est aux côtés de voisins nuers qu’elle a pris la fuite.

Mary et ses deux enfants se sont mis à courir. Ils n’étaient pas arrivés bien loin quand son fils de 14 ans a été touché d’une balle puis massacré à coups de machette, devant elle, à quelques mètres de distance. Mais elle devait continuer à courir, car sa fille de 16 ans et elle auraient été totalement sans défense face à la bande armée qui s’en était prise à son fils. Elle n’a jamais vu son corps, m’a-t-elle dit. Mary a dû faire une longue pause avant de pouvoir poursuivre l’entretien.

Si jamais une raison devait justifier la haine et l’animosité entre ethnies, la voilà.

Mais alors que notre entretien prenait fin, Ayor, une femme dinka avec laquelle j’avais déjà parlé, s’est jointe à nous. Une amitié chaleureuse liait les deux femmes, c’était manifeste. Comme j’avais déjà photographié Ayor, elle savait que j’avais un appareil photo. Elle m’a dit avec beaucoup d’entrain que je devais prendre une photo d’elle avec Mary, et alors que j’allais appuyer sur le bouton, leurs mains se sont unies.

Il y a eu alors beaucoup d’échanges animés entre les deux femmes et mon interprète, et voici ce qu’il m’a été donné de partager : Ça commence ici même. Si nous sommes incapables de mettre de côté la haine et la méfiance, ici où nous avons les mêmes problèmes et les mêmes inquiétudes, et où nous ne possédons rien ; si nous sommes incapables de mettre tout cela de côté ici, alors il n’y a aucun espoir pour cette nation. Nous ne sommes pas ennemies, nous sommes sœurs. Et nous sommes prêtes à tendre nos mains à nos sœurs nuers aussi.

Elles m’ont ensuite raconté que chacune s’efforçait d’apprendre la langue de l’autre et que, d’une manière générale, la plupart des résidents du camp essayaient d’apprendre les langues d’un ou deux autres groupes ethniques. Cet apprentissage était pour elles l’un des moyens les plus efficaces pour commencer à démolir les « murs de l’incompréhension » qui conduisent à la violence. Tandis qu’elles parlaient, elles se tenaient la main.

Il reste beaucoup à faire au Soudan du Sud : mieux répondre aux besoins sur le plan humanitaire, rétablir la sécurité, prendre des mesures pour empêcher que ne se répète la crise des droits humains qui a dévasté le pays.

· Pour rétablir la sécurité, la communauté internationale doit commencer par faire davantage pression sur les deux parties au conflit afin qu’elles respectent le cessez-le-feu convenu d’un commun accord.
· Dans un pays déjà inondé d’armes, où d’autres arrivages sont encore prévus, il faut un embargo mondial et général sur les armes.
· L’insécurité et l’insalubrité étant générales dans les camps pour personnes déplacées, des solutions innovantes s’imposent d’urgence pour faire face à la crise actuelle des mouvements de populations.
· Alors que l’impunité qui règne depuis des décennies a fomenté massacre après massacre, elle doit maintenant faire place à la justice et les auteurs des nombreux crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis doivent être amenés à rendre compte de leurs actes.

Il faut tout cela. Mais à la fin de la journée je me pose une question : qu’est-ce qui est plus important que le rêve de Mary et Ayor ? Y a-t-il plus important que de se tenir par la main malgré les désaccords engendrés par la méfiance, les doléances et les pertes, malgré ces dissensions qui ont tant alimenté le conflit au Soudan du Sud ?

Cela commence ici même.

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