Corée du sud. Principaux arguments contre l’usage de la peine de mort

Lettre ouverte

ASA 25/005/2006

M. Chun Jung-bae
Ministre de la Justice

Monsieur le Ministre,

je vous écris cette lettre publique au nom d’Amnesty International, pour saluer la décision du gouvernement sud-coréen d’examiner la question de la peine de mort et d’envisager l’abolition de la peine capitale.

Si la Corée du sud abolissait la peine de mort, elle rejoindrait la majorité des nations de la planète et contribuerait de manière importante à renforcer la tendance mondiale contre les exécutions. Cent vingt-deux pays ont désormais aboli la peine de mort en droit ou en pratique, et, au cours de l’année 2005, seules 22 nations ont procédé à des exécutions.

Depuis l’indépendance de la Corée du sud en 1948, au moins 900 personnes ont été exécutées, par pendaison pour la plupart. Les dernières exécutions en Corée du sud ont eu lieu en décembre 1997, lorsque 23 personnes ont été exécutées peu de temps après leur condamnation. Amnesty International se félicite du moratoire officieux sur les exécutions respecté depuis février 1998, lorsque le président Kim Dae-jung, qui avait été lui-même condamné à mort en 1980, a pris ses fonctions. Aucune exécution n’a eu lieu sous l’actuelle administration du président Roh Moo-hyun. Cependant, trois personnes au moins ont été condamnées à mort en Corée du sud en 2005, et une autre en 2006. Actuellement, 63 prisonniers restent sous le coup d’une condamnation à mort.

Récemment, de nombreux pays de régions différentes ont aboli la peine de mort. L’Europe n’a pratiquement plus recours à la peine de mort, l’Ouzbékistan1 et la Biélorussie ayant seuls procédé à des exécutions ces dernières années. Aux Amériques, seuls les États-Unis d’Amérique procèdent régulièrement à des exécutions. En Afrique, de grands progrès ont été accomplis vers la disparition des exécutions sur ce continent. Le Sénégal et le Libéria ont récemment aboli la peine de mort et en 2005, seuls trois des 53 pays africains ont procédé à des exécutions2.
1 Le gouvernement de l’Ouzbékistan s’est engagé à respecter un moratoire sur les exécutions à partir de 2008.
2 La Somalie, le Soudan et la Lybie.

Malheureusement, la région d’Asie résiste à cette tendance mondiale. Cette région comporte des pays à fort taux d’exécution, et sans perspective apparente d’abolition. Des pays comme la Chine, l’Indonésie, le Japon et Singapour semblent être de fervents partisans de la peine capitale. Amnesty International estime que l’abolition de la peine de mort en Corée du sud donnerait à cette région un avantage nécessaire en matière de droits humains, et constituerait un exemple important du progrès d’une nation vers la protection complète des droits humains. Une telle avancée encouragerait d’autres évolutions positives dans la région, comme l’abolition de la peine de mort au Cambodge, au Népal et au Timor-Leste, ainsi que la décision prise ce mois-ci par les Philippines d’abolir la peine de mort, après son rétablissement en 1994.

Amnesty Intenational sait que la question de la peine de mort entraîne souvent des débats politiques et publics passionnés. La peine de mort est le plus souvent utilisée dans l’idée qu’elle a un effet dissuasif sur les crimes de sang, et les gouvernements éprouvent donc des difficultés à abandonner une mesure qui, pensent-ils, protège leurs citoyens. Les études scientifiques n’ont cependant jamais démontré de manière convaincante que la peine de mort a un effet plus dissuasif sur la délinquance que d’autres châtiments.
Nous présentons ci-dessous, à partir du point de vue et de l’expérience d’Amnesty International, certains des principaux arguments contre le recours à la peine de mort, et certaines des justifications les plus souvent utilisées pour cet homicide d’État.


Les exécutions permettent de rendre justice aux victimes de crimes et à leurs parents

Les hommes politiques et autres qui soutiennent les exécutions utilisent continuellement les victimes de crimes et leurs parents comme justification. Par exemple, aux États-Unis, certains procureurs parlent d’« achèvement du travail de deuil » pour la famille d’une victime, auquel celle-ci parviendrait grâce à l’exécution du coupable. Cependant, ces arguments simplistes ignorent la complexité de la souffrance émotionnelle subie par les personnes ayant perdu un proche.

En luttant contre la peine de mort, Amnesty International ne cherche nullement à minimiser ou ignorer les crimes dont les condamnés à mort ont été reconnus coupables. En tant qu’organisation préoccupée des victimes d’atteintes aux droits humains, Amnesty International ne cherche pas à minimiser la souffrance des familles des victimes d’homicide, pour lesquelles elle éprouve la plus grande compassion.

Naturellement, les personnes ayant perdu un proche par homicide ressentent souvent une grande colère envers le responsable de ce crime, et cette émotion se manifeste par un désir de vengeance. Les parents des victimes peuvent également vouloir le châtiment le plus sévère possible, pour exprimer leur douleur, et leur affection pour la personne disparue.

Il est impératif que la souffrance des proches d’une victime d’homicide soit reconnue par les autorités, et que des mesures soient prises pour atténuer cette souffrance. Cependant, l’exécution d’un responsable d’homicide ne contribue guère à guérir durablement la souffrance émotionnelle des proches, et ne fait qu’infliger une douleur similaire à la famille de la personne victime d’homicide à son tour.

En réalité, la peine de mort ne saurait exprimer la valeur qu’une société accorde aux vies des victimes d’homicide ou à la souffrance de leurs proches.

La peine de mort a un effet dissuasif sur la délinquance - crainte que son abolition entraîne un taux de délinquance plus élevé

« Nous nous bercerions d’illusion en croyant que l’exécution [...] d’un nombre relativement peu élevé de personnes chaque année [...] résoudra la question d’un taux de délinquance intolérablement élevé [...] Le facteur dissuasif le plus important est la probabilité que les délinquants soient appréhendés, condamnés et punis. C’est cela qui manque à notre système de justice pénale. »
Déclaration de la Cour constitutionnelle d’Afrique du sud, lors de l’abolition de la peine de mort pour inconstitutionnalité en 1995

De nombreux hommes politiques de différentes nations et cultures affirment que la peine de mort est nécessaire comme mesure de contrôle de la délinquance, et soutiennent les exécutions pour leur effet dissuasif présumé sur le taux global de délinquance. Pour que cette hypothèse soit exacte, il faut croire que les délinquants ou criminels violents réfléchissent à ce qui se passera s’ils sont appréhendés et doivent rendre des comptes, puis qu’ils décident que le risque d’être exécuté n’est pas acceptable, alors qu’une longue peine de prison l’est. En réalité, pour Amnesty International, les criminels ne pensent sans doute pas qu’ils seront capturés lorsqu’ils commettent un crime. La meilleure dissuasion de la criminalité violente reste la garantie d’une probabilité élevée de capture et de condamnation, et pas des châtiments plus durs.

Des données recueillies dans le monde entier indiquent également que la peine de mort n’a pas, par elle-même, d’effet dissuasif. Aux États-Unis, au Canada et dans d’autres pays, ces données ne montrent pas de hausse de délinquance violente en l’absence de peine de mort. Par exemple, en 2004, aux États-Unis, le taux d’homicide moyen pour les États ayant recours à la peine de mort était de 5,71 pour 100 000, mais dans les États sans peine de mort, il n’était que de 4,02 pour 100 000. En outre, en 2003, au Canada, vingt-sept ans après l’abolition de la peine de mort, le taux d’homicide avait chuté de 44 p. cent par rapport à son niveau de 1975 - avant l’abolition de la peine de mort.

L’État de New York offre un exemple récent : la peine de mort y a été rétablie en 1995 ; à la fin des années 1990, le taux d’homicide de cet État a inversé sa tendance à la hausse et a donc commencé à baisser. En juin 2004, la juridiction suprême de l’État a conclu que les textes de loi établissant la peine de mort violaient la constitution de l’État et a supprimé ce châtiment. À ce jour, les législateurs ont refusé de réintroduire la peine capitale. Si le risque d’exécution avait un effet dissuasif, il faudrait s’attendre à ce que l’abolition de la peine de mort (qui a reçu une grande publicité) permette à des homicides potentiels de commettre leurs crimes, accroissant par là le taux d’homicide. Cependant, c’est l’inverse qui s’est produit. Au cours du premier semestre de l’année 2005 (un an après l’abolition de la peine de mort par la juridiction suprême), ce taux avait baissé de 5,3 p. cent.

Le risque permanent d’exécuter un innocent

Chaque fois que la peine de mort est utilisée, il existe un risque élevé d’exécuter une personne non coupable du crime pour lequel elle a été condamnée à mort. En outre, la peine de mort a été utilisée de manière arbitraire contre des opposants politiques présumés, comme cela a été le cas en Corée du sud.

Amnesty International a étudié des cas d’exécution de personnes potentiellement innocentes dans le monde entier3. À ce jour, 123 détenus condamnés ont été libérés aux États-Unis depuis 1973, après l’établissement de leur innocence. En outre, en Chine, Nie Shubin, un ouvrier, a été exécuté comme homicide et violeur en 1995. Certains rapports ont laissé entendre à cette époque qu’il avait avoué ces crimes sous la torture. En mars 2005, un détenu arrêté en lien avec une autre affaire aurait spontanément avoué les crimes attribués à Nie Shubin, décrivant la scène du crime avec précision.

Dans d’autres pays, de nombreuses personnes ont été condamnées pour des crimes qu’elles n’ont pas commis. Aux États-Unis, 122 personnes ont été libérées des couloirs de la mort après avoir été déclarées innocentes des crimes pour lesquelles elles avaient été condamnées. Le Japon a acquitté quatre prisonniers condamnés à mort, lorsqu’il a été établi qu’ils avaient été accusés à tort ; ces quatre personnes avaient passé des années sous le coup d’une condamnation à mort - trente-quatre ans pour l’une d’entre elles.
3 Voir par exemple : Fatal Flaws : Innocence and the death penalty in the USA (index AI : AMR 51/69/98)

Certains crimes sont si odieux que la société doit montrer sa révulsion en exécutant le coupable

Une exécution ne peut être utilisée pour condamner un homicide. Un tel acte commis par l’État reflète la volonté du criminel d’utiliser la violence physique contre sa victime. En outre, tous les systèmes de justice pénale sont vulnérables à la discrimination et à l’erreur. Aucun système n’est, ni ne pourrait être, capable de décider de manière équitable, cohérente et infaillible qui doit vivre et qui doit mourir. Les décisions expéditives ou discrétionnaires ou la prévalence de l’opinion publique peuvent influencer la procédure, de l’arrestation initiale à la mesure de clémence prise à la dernière minute.

Au cœur des droits humains se trouve leur inaliénabilité : ils sont accordés de manière égale à toute personne, quels que soient son statut, son ethnicité, sa religion ou son origine. Ces droits ne peuvent être retirés à personne, quels que soient les crimes commis. Les droits humains existent pour nous protéger tous : ils s’appliquent donc aux meilleurs comme aux pires d’entre nous.

En outre, l’expérience prouve que chaque fois que la peine de mort est utilisée, certaines personnes seront tuées, tandis que d’autres, qui ont commis des crimes similaires voire pires, peuvent être épargnés. Les prisonniers exécutés ne sont pas nécessairement ceux-là seuls qui ont commis les pires crimes, mais aussi ceux qui étaient trop pauvres pour engager des avocats compétents pour les défendre, ou ceux qui ont eu affaire à des procureurs ou juges plus durs.

La communauté internationale a reconnu qu’aucun crime ne mérite la peine de mort. Le Tribunal pénal international, les tribunaux internationaux établis pour juger les atrocités en ex-Yougoslavie et au Rwanda, ainsi que le Tribunal spécial pour la Sierra Leone (tous établis pour juger des crimes impliquant de graves violations des droits humains, notamment les crimes contre l’humanité, le génocide et les crimes de guerre) excluent la peine de mort des peines pouvant être prononcées. Cette position illustre la force de la tendance mondiale à l’abolition de la peine de mort.


Conclusion

Les exécutions donnent à la société l’illusion du contrôle sur l’éventuelle menace que représente la délinquance grave pour la sécurité publique. Pendant la période précédant ou suivant immédiatement une exécution, la société peut avoir l’impression qu’un coup a été porté à la criminalité.

Cependant, en réalité, la peine capitale n’a aucune utilité contre la délinquance. Dans de nombreuses sociétés, elle détourne de mesures qui pourraient contribuer à réduire la violence.
Une fois la peine de mort abandonnée, les sociétés s’habituent à vivre sans la cruauté des exécutions, et, au fil du temps, la peine de mort cesse d’être un sujet de débat et son abolition est rarement discutée.

Au nom des membres d’Amnesty International du monde entier, et au nom des droits humains, je demande à la Corée du sud de prendre la mesure historique d’abolir la peine de mort.

Avec mes sincères salutations

Irene Khan

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