Dans la « nouvelle Égypte », la lutte pour la liberté d’expression continue Par Salil Shetty, Secrétaire générale d’Amnesty International

En arrivant à l’aéroport du Caire en début de semaine, la première fois que je revenais en Égypte depuis la « révolution du 25 janvier », quelque chose m’a fait penser que tout n’était plus comme avant.

À la douane, nos sacs ont été ouverts : ils contenaient un grand nombre de documents d’Amnesty International en arabe sur la situation des droits humains en Égypte. Il y avait des rapports, des communiqués de presse et des brochures décrivant de graves violations commises à l’époque de l’ancien gouvernement mais aussi plus récemment, depuis la démission de Moubarak.

Autrefois, nous aurions probablement été interrogés pendant plusieurs heures et nos documents auraient sûrement été confisqués. La veille de mon arrivée, un autre membre de notre équipe avait dû passer presque deux heures à la douane pour expliquer l’objet de son voyage.

Cette fois-ci, le fonctionnaire a consulté son supérieur, qui a jeté un œil aux papiers puis nous a laissé passer.

Je suis content de faire ma première visite en tant que Secrétaire général dans de telles circonstances. Lors de mes rencontres avec des citoyens et des représentants de l’État égyptiens, j’ai eu le sentiment qu’il existait un nouveau champ de possibilités et une volonté de remettre en cause les perspectives traditionnelles.

Jusqu’à cette année, on attendait des Égyptiens qu’ils acceptent leur sort en silence, que ce soit la répression politique, la torture et les violences récurrentes ou les inégalités économiques. On s’attendait même à ce qu’ils soient reconnaissants. Les personnes qui défiaient le système risquaient d’être condamnées à la « détention administrative », mesure par laquelle les autorités pouvaient les incarcérer sans chefs d’inculpation ou procès pendant des années, pendant que des milliers d’autres étaient victimes d’actes de torture et de mauvais traitements.

Les Égyptiens que j’ai rencontrés ne tolèreront plus ce type de situation. Ils veulent de véritables changements et ils ont de nombreuses idées sur la façon d’y parvenir.

Les discussions et les débats politiques sont omniprésents, et les propositions se multiplient pour relever les défis auxquels l’Égypte est confrontée depuis longtemps. Les événements décisifs du 25 janvier et des semaines suivantes n’étaient pas accompagnés d’instructions indiquant comment gérer l’après. Les manifestants qui ont fait tomber Moubarak ne s’étaient pas mis d’accord sur le moindre programme de changements. Voilà pourquoi on assiste à un véritable débat sur ce qui devrait être réformé en priorité.

La lutte pour les libertés politiques justifie-t-elle de remettre à plus tard les efforts pour réformer l’économie afin de mieux subvenir aux besoins des 40 % de la population qui vit sous le seuil international de pauvreté ? Comment réconcilier les nombreuses voix qui expriment leur identité religieuse, dont beaucoup étaient sévèrement réprimées du temps de Moubarak, avec les aspirations des manifestants qui souhaitent former « un peuple unique » ?

Lors d’une réunion organisée cette semaine par Amnesty International avec des groupes locaux de défense des droits humains, les discussions étaient enflammées et les opinions souvent divergentes. Mais tous étaient d’accords sur un point : ils étaient heureux de pouvoir débattre et discuter de cette manière.

Mais tout le monde n’est pas favorable à cette nouvelle tendance à la liberté d’expression. Une journaliste égyptienne m’a demandé pendant un entretien : « Vous ne pensez pas que tant de désaccords au sein de nos partis politiques est une source d’instabilité ? » Je lui ai rappelé que les Égyptiens avaient clairement fait comprendre qu’ils en avaient assez qu’on leur impose un point de vue unique depuis trente ans.

Accorder la liberté d’expression signifie aussi accepter les critiques, ce qui est nouveau pour de nombreuses institutions égyptiennes.

Les forces armées ont reçu les éloges d’une grande partie de la population pour ne pas avoir tiré sur les manifestants lors de la chute de Moubarak et ce sont elles qui dirigent actuellement le pays. Jusqu’à présent, elles ont particulièrement mal géré les critiques. C’est d’autant plus frappant qu’elles continuent à bénéficier d’une popularité relativement grande auprès de la population égyptienne.

Au lieu de répondre de façon transparente aux questions soulevées par leurs critiques, elles tentent de les faire taire, en convoquant des journalistes et des blogueurs pour les menacer d’être jugés par une juridiction militaire s’ils continuent à attaquer l’armée publiquement.

Les autorités semblent vouloir criminaliser les contestations, ce qui constitue une évolution extrêmement préoccupante. Selon la nouvelle « Loi n°34 », est illégale toute grève ou manifestation qui « entrave, retarde ou gêne les activités de toute institution de l’État ou autorité publique, ou de tout lieu de travail public ou privé ».

Cette mesure n’est tout simplement pas justifiée, d’autant plus que des élections auront lieu en septembre. C’est grâce à des manifestations pacifiques que les Égyptiens ont provoqué les premiers changements en début d’année.

Si les Égyptiens souhaitent et sont en droit d’attendre que l’ordre soit maintenu, ce type de mesure est inutile et ne contribue pas à reconstruire la confiance des Égyptiens en leurs institutions. Il en va de même pour l’état d’urgence en place depuis 30 ans qui, malgré les promesses, n’a toujours pas été aboli.

Au moment où les Égyptiens essaient de créer la société plus équitable et plus juste à laquelle ils aspirent, ils doivent pouvoir continuer à discuter et à débattre sans craindre les procès militaires ou les détentions arbitraires. C’est la seule façon de parvenir à de véritables changements.

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