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De retour à Bhopal : le regard d’un photographe sur l’une des pires catastrophes industrielles de notre histoire

Le photographe Raghu Rai fut l’un des premiers sur les lieux à immortaliser les conséquences de la fuite de gaz survenue à l’usine de pesticides d’Union Carbide à Bhopal, en Inde, en 1984. Le gaz a empoisonné plus d’un demi-million de personnes, faisant jusqu’à 10 000 victimes les trois premiers jours. Des milliers d’autres ont plus tard succombé à une mort lente et douloureuse.

Trente ans plus tard, Amnesty International a demandé à Raghu Rai de retourner à Bhopal et de photographier les habitants qui vivent aujourd’hui à l’ombre de l’usine désaffectée ; beaucoup continuent d’être empoisonnés par les produits chimiques abandonnés par Union Carbide qui contaminent encore les nappes phréatiques. Dans cet article, il raconte son expérience à Bhopal, à l’époque et aujourd’hui.

Raghu Rai, New Delhi, le 25 novembre 2014.

J’étais dans mon lit, chez moi à Delhi, lorsque le rédacteur-en-chef du magazine India Today m’a téléphoné au beau milieu de la nuit. Son appel fut rapidement suivi par un autre de l’agence de photo Magnum, à Paris. La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre : à minuit, une énorme fuite de gaz avait eu lieu à l’usine d’Union Carbide à Bhopal et avait fait des milliers de victimes. Je ne me suis pas rendormi et j’ai sauté dans le premier avion pour me retrouver sur place à 8 heures du matin.

À la sortie de l’avion, une cohorte de journalistes a déferlé sur la ville. Nous avons couru vers les hôpitaux, à la recherche de cadavres. Je me sentirai par la suite coupable d’avoir agi de la sorte, mais sur le moment on n’avait pas le temps de penser, juste de photographier. Dès l’instant où j’ai atterri, jusqu’à ce que le soleil se couche.

Lorsque nous sommes arrivés à l’hôpital d’Hamidia, le chaos était partout. Je n’avais jamais rien vu de tel, on aurait dit qu’une guerre venait d’avoir lieu ou qu’un tremblement de terre venait de se produire. On amenait les blessés à l’intérieur et on sortait les morts, les gens couraient dans tous les sens. Je me suis mis à prendre des photos, saisissant tout ce qui passait à ma portée, les corps boursouflés et les cadavres d’animaux jonchant les rues. Il régnait un silence étrange – un silence de mort.

En tant que journaliste, j’évite de m’impliquer sur le plan émotionnel ou sentimental, mais j’ai alors éprouvé une sensation très forte d’étouffement, et ce en permanence. Les retombées chimiques étaient si énormes, si incroyables. Je me suis astreint à saisir la tragédie et ses conséquences au niveau émotionnel : des femmes hurlaient, à la recherche de leurs enfants, des parents regardaient leurs enfants rendre leur dernier souffle.

Je n’ai pas mangé, je ne me suis pas arrêté, jusqu’à ce que l’obscurité s’installe : c’était maintenant ou jamais et personne ne savait ce qui nous attendait le lendemain. Je suis resté là-bas trois jours avant de repartir. Cet événement n’avait pas de fin ; combien de malades et de cadavres peut-on photographier ?

Quel que soit le nombre de clichés que je prenais, je ne pouvais saisir l’ampleur de la catastrophe.

Il est difficile de ne pas se sentir incompétent lorsqu’on ne saisit que des fragments, qui excluent ce qui se passe juste à droite ou à gauche du cadre et les expériences que vous traversez dans ces moments-là. Lorsque j’ai regardé mes photos à la fin de la journée, je me trouvais face à tant de choses exprimées et avec une telle intensité ; pourtant, je ne pouvais m’ôter de l’esprit l’idée que j’avais été témoin d’un désastre énorme dont je n’avais saisi qu’une infime partie.

Je suis retourné à Bhopal quelques mois plus tard, puis un an plus tard, puis 12 ou 14 fois à différents moments. Au fur et à mesure, j’ai pu approfondir et en savoir plus sur la catastrophe et la souffrance engendrée.

Chaque voyage là-bas était une nouvelle histoire. Je me souviens d’avoir été choqué en apprenant que des recherches avaient été menées sur ce gaz, mais qu’aucun traitement ni antidote n’avait été dévoilé, Union Carbide ayant préféré garder le secret.

L’Inde est un pays où tout est possible et un pays qui se révèle parfois si chaotique que rien n’est possible. Les années suivantes, l’impression générale était que tout le monde s’en fichait. Je n’ai pas eu le sentiment que les victimes qui continuaient de souffrir étaient prises en charge ou soignées, je n’ai pas constaté d’effort collectif pour améliorer leur vie.

Je continuais de couvrir l’événement, envahi par une grande frustration : c’était comme se frapper la tête contre le mur, comme si personne n’en avait rien à faire, pas même les ministres. Ils me demandaient souvent : « Pourquoi déterrez-vous ces squelettes ? Ces personnes sont bel et bien mortes et enterrées. » Ils ne réalisaient pas que les habitants qui avaient inhalé une moindre quantité de gaz et avaient survécu étaient les plus mal lotis, qu’ils agonisaient d’une mort lente. Ils n’étaient guère disposés à le croire, ces responsables politiques. Ils se fichaient totalement de ces damnés de la terre.

Pourtant, en dépit du chaos et des problèmes, les habitants de Bhopal sont quand même parvenus à vivre leur vie. Ils l’ont accepté, même si l’on perçoit la lassitude sur leurs visages flétris. Ils ont perdu à jamais leur joie de vivre.

Aujourd’hui, l’usine pourrit et rouille. Alentour, la végétation repousse, incroyablement verte et colorée – les enfants y jouent et les animaux y paissent. En m’approchant, j’ai aperçu une fine couche de poudre, qui semblait très fraîche, et j’ai tendu la main pour la toucher. Le gardien m’en a empêché. J’étais choqué que, 30 ans après, des matériaux potentiellement dangereux n’aient pas été évacués. Je me plais à espérer que le gouvernement intervienne. Mais l’Inde est à la fois un pays où tout est possible, et où rien n’est possible.

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