Des insinuations malveillantes visent les ONG qui viennent en aide aux migrants

En l’absence de voies sûres et légales pour gagner l’Europe, des centaines de milliers de réfugiés et de migrants ont fait le voyage illégalement ces dernières années, au péril de leur vie. Au lieu de mettre en place un système ordonné offrant des voies sûres pour arriver en Europe et de défendre le respect et la protection des droits humains dans les pays où les conflits, les persécutions et la pauvreté entraînent des déplacements de population, les dirigeants européens ont de plus en plus privilégié la fermeture des frontières et les négociations avec des gouvernements non respectueux des droits fondamentaux afin d’empêcher les arrivées.

Des dizaines de milliers de personnes sont actuellement piégées en Libye, prêtes à tout pour fuir ce pays autant que pour atteindre l’Europe.

Des organes des Nations unies, des organisations non gouvernementales et des journalistes ont recueilli des informations faisant état d’atteintes graves, systématiques et généralisées commises contre les réfugiés et les migrants en Libye.

S’embarquer pour une traversée maritime plus dangereuse que jamais vers l’Italie reste pour ces personnes le seul moyen d’échapper à ces souffrances. Plus de 180 000 l’ont fait en 2016 et déjà quelque 37 000 depuis le début de l’année 2017. Plus de 4 500 d’entre elles ont trouvé la mort ou ont disparu en mer en 2016, et à ce jour environ 900 ont subi le même sort en 2017.

Les embarcations des réfugiés et des migrants – impropres à la navigation en mer, totalement surchargées, sans marins expérimentés à bord ni équipements de sauvetage, équipées de moteurs inadaptés et manquant de carburant – se retrouvent inévitablement en situation de détresse une fois en mer. Comme l’avaient expliqué des responsables des gardes-côtes italiens à Amnesty International en 2014, les bateaux de réfugiés et de migrants sont par définition en détresse puisqu’ils sont totalement inadaptés à la navigation en mer. Or, en vertu du droit de la mer, toute situation de détresse en mer déclenche une obligation de porter assistance.

Les activités de recherche et de sauvetage en Méditerranée centrale afin d’empêcher la mort des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants qui continuent de quitter la Libye dans ces conditions restent indispensables et doivent être une priorité absolue. Cependant, les dirigeants européens ont choisi à la place de privilégier les mesures visant à démanteler les réseaux de passeurs et à coopérer avec les autorités libyennes pour empêcher les gens de venir en Europe. Si l’opération militaire de l’Union européenne EUNAVFOR MED joue un rôle significatif dans les opérations de secours en Méditerranée centrale, la recherche et le sauvetage ne sont pas ses missions premières. L’opération Triton menée par Frontex, l’agence européenne de gestion des frontières, participe également à ces opérations mais concentre ses patrouilles sur la zone située à proximité des eaux territoriales du sud de l’Italie.

En 2016, des ONG ont apporté leur contribution afin d’assurer une plus grande sécurité en mer dans des zones de la Méditerranée qui, sinon, n’auraient pour ainsi dire pas été couvertes.

Les navires gérés par des ONG ont porté secours à 46 796 personnes en Méditerranée centrale en 2016, sur un total de 178 415. Au premier trimestre 2017, elles ont sauvé 7 632 personnes sur 23 832 (chiffres à la fin mars), et les sauvetages se sont poursuivis en avril. Ces opérations ont été coordonnées par le Centre italien de coordination des opérations de sauvetage maritimes (MRCC Rome) et gérées conformément au droit de la mer. Elles ont permis de sauver de nombreuses vies en recherchant de manière préventive les embarcations en détresse et en restant le plus près possible des zones où une aide risquait d’être nécessaire.

L’Europe devrait être fière de ces initiatives fructueuses de la société civile et se féliciter qu’un si grand nombre de personnes aient ainsi échappé à une mort quasi certaine.

Or, ces ONG sont au contraire la cible d’insinuations malveillantes – et dénuées de tout fondement – de la part de représentants des institutions, de responsables politiques et de commentateurs, qui laissent entendre que la présence même de leurs navires à proximité des eaux territoriales libyennes et leurs méthodes d’action encouragent les départs depuis la Libye, alimentant le commerce des passeurs et contribuant au final à faire augmenter le nombre de décès en mer. Des soupçons de contacts directs entre les ONG et des réseaux de passeurs ont même été évoqués. Des doutes ont aussi été émis sur les sources de financement des activités de recherche et de sauvetage de ces ONG.

Le 27 avril 2017, Carmelo Zuccaro, procureur du tribunal de Catane, en Sicile, a affirmé devant des médias italiens que certaines ONG chercheraient même à déstabiliser l’économie italienne pour en tirer on ne sait quel avantage. Il a ajouté qu’il avait eu connaissance de contacts entre des ONG et des passeurs, mais qu’il n’avait pas de preuves. Il a également déclaré que, si les ONG étaient très actives, certains États censés apporter des réponses restaient au contraire « passifs », et il a en particulier accusé Malte de ne pas participer aux opérations de recherche et de sauvetage.

Les allégations jetant le doute sur le rôle des ONG trouvent leur origine dans des documents confidentiels de Frontex datant de fin 2016, repris dans un article du Financial Times en décembre 2016. Dans ces documents, Frontex faisait une série de remarques sur les méthodes utilisées par les ONG, les accusant de faciliter les activités des passeurs. En particulier, l’agence soulevait que le fait que les ONG travaillaient tout près des eaux territoriales libyennes ; que la hausse importante du nombre de personnes secourues par des ONG en juin 2016 avait coïncidé avec une baisse du nombre d’appels de détresse adressés aux gardes-côtes italiens depuis des téléphones par satellite à bord des bateaux de réfugiés et de migrants ; que les migrants semblaient bien informés du cap à suivre pour rencontrer un navire affrété par une ONG ; que les bateaux des ONG utilisaient de puissants projecteurs pour être vus de loin ; et que les personnes secourues par des ONG semblaient peu disposées à coopérer avec les forces de l’ordre dans le cadre des enquêtes contre les passeurs, tandis que le personnel des ONG ne recueillait pas d’éléments de preuve sur les embarcations des réfugiés et des migrants.

Les documents de Frontex laissaient fortement entendre (voire affirmaient clairement dans certains passages qui ont été supprimés des exemplaires qu’Amnesty International a pu se procurer) que les ONG procédaient directement aux sauvetages sans coordination avec les gardes-côtes italiens et que ces sauvetages étaient donc peut-être arrangés à l’avance avec les passeurs. Plusieurs acteurs ont depuis formulé publiquement cette accusation contre les ONG présentes en Méditerranée centrale.

En février 2017, le directeur de Frontex, Fabrice Leggeri, a déclaré dans des interviews que les ONG constituaient un facteur d’attraction des personnes se trouvant en Libye et qu’elles ne coopéraient pas suffisamment avec les forces de l’ordre en ce qui concerne la lutte contre la traite et les passeurs.

En février 2017 également, le procureur de Catane a confirmé aux médias que ses services avaient ouvert non pas une enquête pénale mais des investigations ne visant pas des suspects ni des faits illégaux en particulier, mais ayant pour but d’examiner les méthodes d’action des nombreuses nouvelles ONG qui avaient récemment fait leur apparition en haute mer ainsi que leurs sources de financement, car il soupçonnait une possible complicité avec les passeurs.

Des représentants politiques du Mouvement cinq étoiles et de la Ligue du Nord, ainsi que des commentateurs dans les médias, ont ensuite mis en doute le rôle et le véritable programme des ONG présentes en Méditerranée.

Les organisations menant des activités de recherche et de sauvetage ont vigoureusement rejeté toutes ces accusations et ont présenté de nombreux éléments expliquant pourquoi elles agissaient ainsi et comment elles finançaient leur travail.

Des députés italiens chargés d’examiner ces accusations ont entendu à plusieurs reprises, en commission, le procureur de Catane, l’amiral en charge de l’opération Sophia, Enrico Credendino, et des représentants de l’une des ONG concernées, Oscar Camps et Riccardo Gatti, de Proactiva Open Arms.

En mars 2017, Amnesty International s’est entretenue avec des représentants des gardes-côtes italiens au MRCC Rome. Ces dernières semaines, l’organisation a également étudié la somme considérable d’informations présentées durant les auditions de la commission parlementaire italienne, ainsi que les documents officiels, les données disponibles et les articles parus dans les médias.

Au vu de ce qui ressort de ces sources, ainsi que de son expérience en matière d’étude et de suivi des opérations de recherche et de sauvetage en mer des réfugiés et des migrants, Amnesty International dénonce une campagne d’insinuations malveillantes et d’accusations fallacieuses de liens criminels avec des réseaux de passeurs – ne reposant sur aucune preuve – qui menace les activités vitales d’organisations de la société civile intervenant bénévolement là où les gouvernements devraient avoir déployé leurs flottes et leurs moyens pour sauver des vies.

En outre, l’organisation considère que le fait de dénigrer les ONG qui sauvent des vies et tentent de permettre aux réfugiés d’accéder à une protection pourrait entraîner une nouvelle détérioration du débat sur l’asile et la migration, en légitimant la stigmatisation, la désignation de boucs émissaires et la discrimination, et en contribuant au final à créer des conditions favorables aux violations et aux atteintes contre les migrants et les réfugiés.

Amnesty International constate que le procureur de Catane a déclaré à plusieurs reprises n’avoir à ce jour aucune preuve d’un quelconque acte criminel imputable aux ONG qui mènent des opérations de recherche et de sauvetage en Méditerranée. Les responsables des gardes-côtes italiens rencontrés au MRCC Rome ont expliqué à Amnesty International que, en leur qualité de représentants de la police en mer, ils avaient l’obligation de signaler au parquet tout soupçon ou preuve d’activités illégales. Or, à la connaissance de l’organisation, les gardes-côtes italiens n’ont fait aucun signalement de ce type.

Paolo Gentiloni, Premier ministre italien, et Federica Mogherini, vice-présidente de la Commission européenne et haute représentante de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, font partie de ceux qui ont soutenu les ONG et salué leurs efforts pour sauver des vies. Frontex a également nuancé sa position sur le rôle des ONG : sa porte-parole a déclaré le 27 avril que Frontex n’avait jamais accusé les ONG, mais que c’était les passeurs qui profitaient d’elles et qu’il s’agissait d’une « conséquence involontaire » de leur présence en Méditerranée.

Amnesty International appelle toutes les parties concernées, y compris les autorités judiciaires, à communiquer de manière responsable sur les questions de vie ou de mort que constituent les opérations de recherche et de sauvetage en mer. Elle engage également les dirigeant européens à déployer, pour les opérations de recherche et de sauvetage, des moyens et des navires en quantité suffisante le long des trajets suivis par les réfugiés et les migrants, afin de garantir au mieux la sécurité en mer des personnes qui fuient la Libye.

L’organisation constate que, tandis que le débat public se perd en conjectures sur le rôle des ONG qui sauvent des vies en mer, les dirigeants européens continuent de négocier des formes de coopération avec la Libye pour empêcher les réfugiés et les migrants de traverser la Méditerranée centrale.

Plusieurs initiatives sont en cours pour renforcer la capacité des autorités navales libyennes à patrouiller dans leurs eaux territoriales afin d’intercepter les réfugiés et les migrants en mer et de les ramener sur le sol libyen. La semaine dernière, le gouvernement italien a livré deux patrouilleurs aux gardes-côtes libyens et a réitéré son engagement à leur livrer au total 10 navires d’ici juin 2017. Cette semaine, les ministres de la Défense des États membres de l’UE se réunissent à Malte pour discuter des moyens d’accroître la coopération avec la Libye.

Amnesty International est extrêmement préoccupée par les conséquences que ces mesures pourraient avoir sur les droits fondamentaux des réfugiés et des migrants en Libye. Elle a recueilli des informations indiquant que les réfugiés et les migrants étaient soumis à la détention arbitraire et à la torture de façon généralisée et systématique dans les centres de détention où ils sont emmenés après avoir été interceptés en mer et débarqués en Libye. Les hommes, les femmes et les enfants qu’elle a interrogés lui ont raconté que les mauvais traitements, les viols, l’exploitation et l’extorsion étaient monnaie courante dans ces centres, y compris dans ceux qui sont officiellement gérés par le ministère libyen de l’Intérieur. L’organisation a également recensé de nombreuses atteintes aux droits humains commises contre des réfugiés et des migrants en dehors des centres de détention, favorisées par la criminalité endémique et le racisme omniprésent, et elle a reçu des témoignages de mauvais traitements aux mains de gardes-côtes libyens.

Face à cette terrible situation, les gouvernements européens doivent proposer des voies sûres et légales permettant aux personnes qui ont besoin de protection de gagner l’Europe, et doivent axer leur coopération avec les autorités libyennes sur des mesures de protection des droits fondamentaux des réfugiés et des migrants présents dans ce pays – en commençant par mettre un terme aux placements en détention arbitraire et aux mauvais traitements.

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