Au lieu d’enquêter sur les allégations de torture ou d’autres mauvais traitements, le service du procureur général de la sûreté de l’État a ouvert des enquêtes sur neuf détenus, dont huit qui apparaissaient dans les vidéos rendues publiques pour la première fois par le Guardian le 24 janvier, et sur trois autres personnes, dont un mineur de 15 ans, arrêtées depuis février pour avoir « contribué à diffuser les vidéos ». Initialement arrêtés pour des infractions à caractère non politique, notamment possession de stupéfiants et agression, les détenus doivent répondre, depuis la divulgation des vidéos, d’une série d’accusations, notamment de « diffusion de fausses informations ».
« Il est à la fois honteux et surréaliste que la réponse des autorités égyptiennes à ces vidéos soit de punir les victimes et certains de leurs amis au lieu d’enquêter sur ceux qui sont filmés et incarnent l’épidémie de torture et de mauvais traitements qui se répand en Égypte. Il s’agit d’un chapitre de plus dans la mascarade des autorités qui nient éhontément tout acte répréhensible et musèlent la voix des victimes qui osent réclamer justice, a déclaré Philip Luther, directeur de la recherche et de l’action de plaidoyer pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Amnesty International.
« Les policiers du premier poste d’al Salam raisonnablement soupçonnés d’avoir participé à des actes de torture ou à d’autres mauvais traitements infligés à des détenus doivent être suspendus de leurs fonctions dans l’attente des conclusions des enquêtes pénales. En outre, il importe de protéger les détenus alléguant des actes de torture et des mauvais traitements contre d’autres représailles et de leur permettre de témoigner en toute confidentialité. Toutes les personnes détenues uniquement en relation avec la diffusion des vidéos divulguées doivent être libérées immédiatement car elles n’ont fait qu’exercer pacifiquement leur droit à la liberté d’expression. »
Amnesty International a examiné les deux vidéos en question, qu’elle a reçues d’une source le 23 janvier 2022 avant que le Guardian ne publie son article. Enregistrée secrètement à travers une porte de cellule, la première vidéo montre deux détenus torse nu, suspendus par les bras à une grille métallique. Sur la seconde, on peut voir des détenus alignés montrer des blessures et des marques et les entendre affirmer qu’elles leur ont été infligées par des policiers. Amnesty International a examiné les comptes de réseaux sociaux de trois policiers dont les noms sont cités par les détenus dans les vidéos qui indiquent qu’ils travaillent au premier poste de police d’al Salam.
« Les personnes détenues uniquement en relation avec la diffusion des vidéos divulguées doivent être libérées immédiatement car elles n’ont fait qu’exercer pacifiquement leur droit à la liberté d’expression »
En réaction à l’article paru dans le Guardian le 24 janvier, le ministère de l’Intérieur a balayé les vidéos d’un revers de main comme étant forgées de toutes pièces. Le 15 février, le ministère public est allé jusqu’à affirmer que les hommes figurant dans ces vidéos avaient été « incités par des inconnus » depuis l’intérieur et l’extérieur du pays à « se blesser » avec une pièce de monnaie en métal, et à diffuser la vidéo dans le but de « répandre mensonges et instabilité ». L’enquête a été entachée de graves irrégularités, le ministère public ayant même admis s’être appuyé sur les investigations de la police.
Plus tard en février, des médias et des comptes de réseaux sociaux progouvernementaux ont partagé des vidéos dans lesquelles certains détenus admettent avoir mis en scène les vidéos divulguées et s’être blessés lors d’une bagarre. Ces « aveux » ont été filmés dans des circonstances visiblement coercitives, les détenus étant menottés les uns aux autres et interrogés de manière agressive par des policiers, en violation de leur droit de ne pas témoigner contre eux-mêmes, ainsi que de l’interdiction de la torture et des mauvais traitements.
Le 1er février 2022, Amnesty International a reçu une troisième vidéo montrant plusieurs détenus qui apparaissaient dans l’une des vidéos originales implorer le président égyptien de les sauver de la torture et des représailles de la police. Sur cette troisième vidéo filmée le 28 janvier, on peut voir des hommes blessés au niveau du haut du corps et des bras, se plaindre d’avoir été passés à tabac par des policiers et d’être privés de visites familiales et de livraisons de nourriture à titre de punition pour les fuites initiales. Au moins l’un de ces hommes est détenu dans un lieu tenu secret depuis le 30 janvier dans des conditions s’apparentant à une disparition forcée.
Les victimes sont poursuivies
Selon trois sources bien informées et le Front égyptien des droits de l’homme, au moins 12 personnes ont été traduites séparément devant le service du procureur général de la sûreté de l’État entre le 16 février et le 1er mars en lien avec les vidéos divulguées. Toutes ont ensuite été détenues dans l’attente d’enquêtes sur divers chefs d’accusation, notamment « diffusion de fausses nouvelles », « appartenance à un groupe terroriste », « assistance à un groupe terroriste », « possession d’un outil de publication dans un lieu de détention », « financement d’un groupe terroriste » et « utilisation à mauvais escient des réseaux sociaux ».
Nasser Omran, 46 ans, détenu en lien avec les vidéos divulguées, a été soumis à une disparition forcée depuis son arrestation le 9 février jusqu’à sa comparution devant le service du procureur général de la sûreté de l’État le 20 février, en violation du droit international et du droit égyptien. Pendant cette période, il s’est vu refuser tout contact avec sa famille et son avocat. Il avait été détenu au premier poste de police d’al Salam entre décembre 2021 et janvier 2022 pour une infraction relative aux stupéfiants, dont il a depuis été innocenté.
Des proches et des amis des détenus figurant dans les vidéos divulguées sont également pris pour cibles.
Le 16 février, les forces de sécurité ont arrêté Ziad Khaled, un étudiant de 15 ans, à son domicile de Salam City, au Caire. Ils ont effectué une descente sans présenter de mandat, ont saisi son téléphone et l’ont détenu dans des conditions s’apparentant à une disparition forcée dans un lieu tenu secret. Là, les forces de sécurité l’ont interrogé sur sa relation avec un détenu figurant dans les vidéos divulguées avant de le conduire devant le service du procureur général de la sûreté de l’État le 1er mars. Il est maintenu en détention dans l’attente des conclusions de l’enquête sur des accusations d’« assistance et financement d’un groupe terroriste et diffusion de fausses informations ».
« Les victimes d’actes de torture et de mauvais traitements doivent recevoir des réparations adéquates pour les préjudices subis »
Amnesty International invite les autorités égyptiennes à abandonner les enquêtes contre les 12 détenus pour leur implication dans les vidéos et à ordonner leur libération, à moins qu’ils ne soient inculpés et déférés devant un tribunal pour des infractions prévues par le droit international sans rapport avec les vidéos divulguées. Par ailleurs, les victimes d’actes de torture et de mauvais traitements doivent recevoir des réparations adéquates pour les préjudices subis.
« Le gouvernement égyptien assure qu’il améliore la situation des droits humains, mais ces propos sonnent creux face aux preuves de la complicité entre le parquet et la police pour porter des accusations infondées de terrorisme contre des victimes qui osent dénoncer la torture et les mauvais traitements imputables aux policiers – au lieu d’amener les policiers à rendre des comptes. Ce climat d’impunité et de représailles met en évidence la nécessité d’un mécanisme international de surveillance et de communication de l’information au sein du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies pour examiner la situation des droits humains en Égypte », a déclaré Philip Luther.
Complément d’information
La torture et les mauvais traitements sont couramment utilisés en Égypte, en particulier pendant la phase d’enquête et pendant la période initiale de détention. Les méthodes les plus fréquemment signalées sont les décharges électriques, la suspension par les membres, l’isolement pour une durée indéterminée dans des conditions inhumaines, les sévices sexuels et les passages à tabac.
Amnesty International a constaté le recours à la torture et aux disparitions forcées par l’Agence de sécurité nationale, le Renseignement militaire et les Renseignements généraux depuis 2015, notamment dans le but d’extorquer des « aveux ». Des dizaines de personnes sont mortes en détention depuis 2013, alors que des informations crédibles font état de torture, de mauvais traitements et de privation de soins de santé.