Les autorités égyptiennes doivent mettre un terme aux démolitions arbitraires de logements et aux expulsions forcées massives auxquelles elles procèdent à Rafah, dans le nord du Sinaï, dans le but de créer une zone tampon le long de la frontière avec la bande de Gaza, a déclaré Amnesty International alors que des éléments indiquent que l’opération pourrait être renforcée.
« L’ampleur des expulsions forcées est stupéfiante : les autorités égyptiennes ont jeté plus de 1 000 familles hors de chez elles, en quelques jours seulement, en violation du droit national et international. Rafah a été le théâtre de scènes choquantes : des centaines de logements rasés au bulldozer, bombardés, des bâtiments entiers réduits en amas de décombres et des familles expulsées de force », a déclaré Hassiba Hadj Sahraoui, directrice adjointe du programme Afrique du Nord et Moyen-Orient d’Amnesty International.
Pas moins de 800 maisons ont été détruites, et l’on estime que 1 165 familles ont été expulsées de force de chez elles depuis que l’armée égyptienne a commencé à dégager la zone, quelques jours après l’attentat sanglant contre un poste de contrôle militaire dans le nord du Sinaï qui a causé la mort d’au moins 33 soldats le 24 octobre 2014, selon des déclarations officielles.
Les autorités procèdent aux expulsions, en faisant fi des garanties fondamentales inscrites dans le droit international, notamment l’obligation de consulter les habitants, de les informer au préalable, de verser des compensations suffisantes pour les pertes subies et de fournir des solutions de relogement à ceux qui n’ont nulle part où aller, ce qui rend les expulsions illégales.
Le jour de l’attentat meurtrier, le président Abdel Fattah al Sissi a décrété l’état d’urgence dans le nord du Sinaï, entre Al Arich et Rafah, et imposé un couvre-feu entre 17 heures et 7 h du matin dans la zone. Quiconque viole le couvre-feu encourt jusqu’à 15 ans de prison.
Les représentants de l’État égyptien ont annoncé un projet d’élargissement de la zone tampon de 500 mètres supplémentaires, faisant craindre que les expulsions forcées ne se multiplient dans les prochaines semaines.
« Les projets visant à élargir la zone tampon ne doivent pas s’accompagner de nouvelles expulsions forcées. Les droits humains des habitants du nord du Sinaï ne peuvent pas être piétinés au nom de la sécurité », a déclaré Hassiba Hadj Sahraoui.
Ces démolitions de logements s’inscrivent dans un contexte où les attentats commis par les groupes armés contre les forces de sécurité dans la région se multiplient. Au moins 238 membres des forces de sécurité ont été tués depuis le 3 juillet 2013, d’après les médias officiels.
Durant cette période, l’armée a mené plusieurs opérations dans le nord du Sinaï ciblant des groupes armés. Selon des représentants de l’État, les habitants ont été pris entre deux feux et ont parfois été victimes des affrontements opposant l’armée aux groupes armés. De nombreux membres présumés de groupes armés ont également été tués durant cette période, selon des sources militaires.
Si les autorités ont le droit de sécuriser les frontières du pays et le devoir de protéger toute personne vivant sur leur territoire, elles se doivent de respecter les obligations inscrites dans le droit international relatif aux droits humains.
Des habitants ont raconté à Amnesty International qu’un grand nombre de personnes expulsées de force au cours de l’opération n’avaient reçu qu’une compensation dérisoire. Selon le gouverneur de la province, elles reçoivent 900 livres égyptiennes (environ 100 euros) pour leur permettre de régler trois mois de loyer, jusqu’à ce qu’elles obtiennent une indemnisation complète. Le gouverneur a ajouté que les familles recevront des indemnités supplémentaires pour compenser la perte de leurs logements, comprises entre 700 et 1 200 livres égyptiennes (entre 80 et 135 euros) par mètre carré, mais les habitants affirment que cette somme est très insuffisante.
Quelques jours après l’attentat contre le poste de contrôle, le 29 octobre, le Premier ministre égyptien Ibrahim Mahlab a publié le décret n° 1975/2014, afin de créer une zone tampon et d’évacuer le secteur à Rafah. Selon l’article 3 de ce décret, toute personne qui refuse de quitter son logement sera expulsée de force, ce qui constitue une violation du droit international et de la Constitution égyptienne, qui prohibent strictement les expulsions forcées.
De nombreux habitants ont déclaré à Amnesty International qu’ils n’avaient pas été informés au préalable de leur expulsion et avaient appris par les médias qu’un ultimatum de 48 heures avait été fixé pour évacuer les lieux.
« Je n’ai jamais été informé du projet d’expulsion, je l’ai appris par la télévision. Pas un seul représentant de l’État n’est entré en contact avec moi ni avec ma famille pour nous expliquer comment demander des indemnisations », a déclaré un habitant à Amnesty International.
Un autre a indiqué : « J’ai su que je devais quitter ma maison lorsqu’un bulldozer a commencé à démolir la clôture extérieure. Un militaire m’a alors ordonné de partir sur-le-champ car la maison serait rasée le lendemain. Autour de chez moi, cela grouillait de véhicules blindés et de tanks, et des hélicoptères complétaient le tableau. »
Des habitants ont ajouté qu’ils avaient vu leurs voisins se faire expulser de force, les militaires ayant menacé d’amener les chiens.
« Mes voisins refusaient de partir. Je les ai vus se quereller avec les militaires ; des soldats sont alors arrivés avec des chiens et sont entrés dans la maison, contraignant la famille à prendre la fuite. Qui peut dire non à des militaires équipés d’armes lourdes ? Leur maison a ensuite été démolie avec tous les meubles et les affaires de la famille à l’intérieur », a raconté l’un d’entre eux.
« Dans le but de neutraliser la menace que posent les groupes armés au Sinaï, les autorités égyptiennes ont totalement ignoré leur devoir envers les habitants de la zone », a déclaré Hassiba Hadj Sahraoui.
Bien que les habitants vivent dans cette zone depuis des générations, ils craignent de se heurter à des difficultés pour obtenir les indemnités du gouvernement, étant donné qu’ils ne sont pas propriétaires du terrain et n’ont pas de documents officiels attestant de leurs droits de propriété. Au Sinaï, la terre est considérée comme propriété de l’État et la propriété privée est interdite.
Les démolitions ont des conséquences financières, mais aussi un impact psychologique dévastateur sur les habitants. À la suite de l’accord de paix signé entre l’Égypte et Israël, la ville de Rafah a été divisée en deux parties. Ceux qui vivent du côté égyptien de Rafah ont souvent de la famille côté palestinien et sont désormais contraints de s’en éloigner.
Le Sinaï se transforme rapidement en un « trou noir »
La censure médiatique est imposée dans tout le nord du Sinaï afin de bloquer les informations relatives aux démolitions et aux expulsions forcées ou à toute autre opération militaire.
Des journalistes affirment qu’il est difficile de rendre compte des violations des droits humains perpétrées à Rafah en raison du couvre-feu qui entrave grandement leur liberté de déplacement.
« Lorsque l’on parvient à joindre les habitants, ils refusent de parler parce qu’ils sont terrifiés à l’idée que l’armée va les persécuter ou leur infliger des mauvais traitements », a déclaré un journaliste à Amnesty International.
Un nouveau projet de loi interdisant de diffuser des informations sur l’armée est actuellement examiné par le Conseil d’État, avant d’être approuvé par le gouvernement. La loi interdit de publier des informations sur l’armée ou des documents ou statistiques militaires sans avoir préalablement obtenu une autorisation écrite, ce qui, dans les faits, soustrait l’armée à toute surveillance des médias.
Toute personne qui enfreint la loi encourrait jusqu’à cinq ans de prison. Le projet de loi prévoit des sanctions encore plus lourdes (jusqu’à 15 ans de prison) si le « crime » est commis en temps de guerre ou lorsque l’état d’urgence est décrété.
« Cette loi porterait un coup terrible à la liberté de la presse en Égypte. Les médias sont l’un des rares moyens pour les habitants de dévoiler les injustices et les atteintes aux droits humains imputables aux autorités. Le Sinaï se transforme rapidement en un trou noir où il est possible de bafouer les droits humains sans craindre d’être dénoncé », a déclaré Hassiba Hadj Sahraoui.
Force est de constater que le gouvernement égyptien juge couramment des civils devant des tribunaux militaires, y compris des journalistes qui couvrent les événements au Sinaï. Ahmed Abu Deraa, correspondant pour le quotidien égyptien Al Masry Al Youm, a été arrêté en septembre 2013 et Mohamed Sabry, journaliste indépendant, a été interpellé en janvier 2013 alors qu’il travaillait sur un reportage pour l’agence Reuters. Tous deux ont été jugés par des tribunaux militaires et condamnés à six mois de prison avec sursis.
Aux termes d’une nouvelle loi adoptée en octobre, des biens publics majeurs ont désormais le statut d’institutions militaires et toute infraction les concernant sera l’affaire de la justice militaire. La loi va ouvrir la voie à de nombreux procès militaires de civils, y compris de manifestants pacifiques, d’étudiants universitaires, voire de journalistes.
Complément d’information
Depuis juillet 2013, l’armée a mené plusieurs opérations contre les groupes actifs dans le Sinaï, que les autorités qualifient de « militants ».
Les attentats imputables aux groupes armés ciblant les forces de sécurité dans le nord du Sinaï se multiplient depuis quelques mois ; au moins 238 membres des forces de sécurité ont été tués dans la région depuis le 3 juillet 2013, selon des déclarations officielles.
L’attentat qui a causé la mort d’au moins 33 soldats au poste de contrôle de Qaram Al Qawadis, le 24 octobre, est le plus meurtrier perpétré contre l’armée depuis juillet 2013. Le groupe armé Ansar Bait al Maqdishas a revendiqué cet attentat et d’autres attaques visant des militaires. Selon un porte-parole de l’armée, au moins 22 membres de groupes armés ont été tués et 193 arrêtés lors d’opérations menées par les forces de sécurité égyptiennes au lendemain de l’attentat.
Le gouverneur de la région du Sinaï, le général Abdel Fattah Harhour, a déclaré lors d’une interview télévisée le 21 novembre que 1 165 familles vivant dans le secteur avaient été expulsées de 802 logements, démolis afin de créer la zone tampon. Il a ajouté qu’une bande de 500 mètres de large et de 13,8 kilomètres de long, s’étendant à l’ouest de Rafah, était dégagée. Il a indiqué que la zone pourrait être élargie jusqu’à 5 kilomètres afin de détruire les tunnels reliés à la bande de Gaza, qui font 1 750 mètres de longueur.
Le Comité des droits économiques, sociaux et culturels, organe chargé de surveiller l’application du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC), auquel l’Égypte est partie, définit l’expulsion forcée comme « l’expulsion permanente ou temporaire, contre leur gré, de personnes, familles ou communautés du logement ou de la terre qu’elles occupent, en l’absence de toute forme appropriée de protection juridique ou autre ». Le Comité, qui a examiné le bilan de l’Égypte en termes de droits humains en 2013, s’est dit préoccupé par l’ampleur des expulsions forcées dans le pays.