Le 23 juin, le président Abdel Fattah al Sissi a ratifié la loi n° 87 de 2024 sur les établissements de santé, adoptée par le Parlement égyptien le 20 mai, qui permet au secteur privé d’exploiter et de gérer des établissements de santé publics dans un but lucratif. La loi n’inclut pas de réglementation des prix, accordant aux investisseurs privés et au gouvernement le pouvoir discrétionnaire de déterminer les prix au cas par cas.
Des millions de personnes en Égypte, notamment celles qui n’ont pas d’assurance ou qui ne peuvent pas s’acquitter des frais élevés des services privés, dépendent actuellement des établissements de santé publics du pays. Pourtant, le Parlement égyptien a accéléré l’adoption de la loi en tout juste un mois, sans consulter dûment les parties prenantes ni prendre en compte les graves préoccupations soulevées par le Syndicat des médecins. D’après la loi elle-même, les règlements sur son application auraient dû être publiés dans un délai d’un mois à compter de sa promulgation, mais à ce jour, aucune annonce n’a été faite quant à leur achèvement.
« Cette nouvelle loi porte un coup dur aux droits sociaux et économiques de la population, qui se détériorent sans cesse et semble-t-il sans fin sous le gouvernement du président Abdel Fattah al Sissi ; l’inflation atteint un niveau record et le coût de la vie grimpe en flèche. Au lieu de protéger le droit à la santé dans le contexte de la crise économique qui frappe le pays, le gouvernement cherche à se soustraire à ses obligations au détriment des plus pauvres, qui seront les plus touchés, a déclaré Mahmoud Shalaby, chercheur sur l’Égypte à Amnesty International.
« Le gouvernement égyptien ne peut pas se contenter de remettre au secteur privé les clés d’un système de santé public en grande difficulté, sans qu’une réglementation claire ne garantisse que toutes les personnes vivant dans le pays aient accès à des soins de santé abordables et de qualité. »
Aux termes du droit international, les États ont l’obligation de protéger le droit à la santé
En Égypte, seulement 66 % [1] de la population dispose d’une couverture d’assurance santé selon les estimations de 2023 du ministère de la Santé et de la Population, ce qui laisse probablement des millions de personnes sans couverture. Parmi les personnes assurées au titre d’un régime public, figurent les écoliers·ères, les employé·e·s des secteurs public et privé, les veufs et veuves et les retraité·e·s. Il n’existe pas de chiffres officiels sur ceux qui ont une assurance privée, mais au regard de la pauvreté croissante en Égypte, due notamment à la forte dévaluation de la monnaie, il est clair que beaucoup n’en ont pas les moyens.
Aux termes du droit international, les États ont l’obligation de protéger le droit à la santé, en veillant à ce que la privatisation du secteur santé ne constitue pas une menace pour la disponibilité, l’accessibilité, le caractère abordable, l’acceptabilité et la qualité des soins, notamment pour les personnes marginalisées. La privatisation représente souvent de grands risques pour la disponibilité et l’accessibilité équitables des soins de santé pour les personnes démunies et d’autres groupes marginalisés, et peut déboucher sur des frais personnels plus élevés, selon le rapporteur spécial sur le droit qu’a toute personne de jouir du meilleur état de santé physique et mentale possible.
Amnesty International s’est entretenue avec trois expert·e·s, dont Mona Mina, ancienne directrice adjointe du Syndicat des médecins égyptiens, Ahmed Hussein, ancien membre du conseil d’administration du syndicat, et un employé d’une ONG locale du secteur de la santé qui s’est exprimé sous couvert d’anonymat. Elle a également examiné la nouvelle loi et plusieurs rapports d’experts sur le système de santé égyptien.
Ceux qui n’ont pas de couverture santé et les plus pauvres sont livrés à eux-mêmes
La nouvelle loi permet au secteur privé, grâce à des partenariats public-privé, de créer de nouveaux établissements publics et de gérer et d’exploiter ceux qui existent déjà sous la compétence du ministère de la Santé et de la Population, soit 80 % de tous les hôpitaux publics du pays et un peu moins de la moitié de tous les hôpitaux. Elle exclut les centres de soins primaires et, d’après la loi elle-même, ne devrait pas concerner les services curatifs et ambulanciers, les services liés aux catastrophes, les transfusions sanguines ni la collecte de plasma, ainsi que les épidémies.
Elle ne remédie pas au risque que les gens, dont ceux qui n’ont pas d’assurance santé et ceux qui vivent dans la pauvreté, ne puissent pas se faire soigner, si la nouvelle gestion privée augmente les tarifs auparavant pratiqués sur une base non lucrative.
« Les personnes assurées au titre du régime public d’assurance maladie seront aussi affectées par la hausse des tarifs des services de santé dans les hôpitaux publics, car cela entraînera probablement une augmentation de leurs frais lorsqu’elles recevront un traitement »
En 2018, le président Abdel Fattah al Sissi a ratifié un projet de loi visant à garantir l’assurance santé universelle pour tous les Égyptien·ne·s. En 2023, le nouveau programme n’avait été mis en œuvre que dans six gouvernorats, alors qu’il avait été annoncé que l’objectif était de l’étendre à l’ensemble des 27 gouvernorats d’ici 2028, conformément aux directives du président [2].
« Les personnes assurées au titre du régime public d’assurance maladie seront aussi affectées par la hausse des tarifs des services de santé dans les hôpitaux publics, car cela entraînera probablement une augmentation de leurs frais lorsqu’elles recevront un traitement », a déclaré Mona Mina.
Selon la Banque mondiale [3], les frais personnels – les coûts qu’une personne doit régler et qui peuvent ou non être remboursés par la suite – sont déjà élevés en Égypte, ce qui pèse sur les plus pauvres et pousse de nombreuses familles en-dessous du seuil de pauvreté.
Des conditions public-privé obscures
Au titre de la nouvelle loi, les hôpitaux publics qui seront gérés par le secteur privé doivent allouer un certain pourcentage de l’ensemble de leurs services de santé aux personnes bénéficiant d’un régime public de couverture santé, d’une assurance maladie universelle ou éligibles à des soins pris en charge par l’État. Toutefois, la loi ne précise pas le pourcentage de services qui doit être réservé à ces catégories de patient·e·s. Ainsi, rien ne permet de garantir que ces hôpitaux publics à but lucratif ne réserveront pas la majeure partie de leurs services aux patient·e·s qui paient, ce qui aura des répercussions sur la disponibilité des services de santé pour ceux qui ne le peuvent pas. La loi ne prévoit aucune garantie contre la discrimination entre patient·e·s en fonction de leur assurance ou de leur capacité à payer de leur poche.
Compte tenu de ces inquiétudes, le Syndicat des médecins égyptiens a exhorté [4] en mai 2024 le président Abdel Fattah al Sissi à ne pas ratifier la loi, invoquant également les menaces qu’elle fait peser sur le personnel des hôpitaux publics.
Le gouvernement égyptien doit adopter et mettre en œuvre des cadres réglementaires et législatifs solides pour que l’égalité d’accès à des soins de qualité pour les groupes les plus pauvres et marginalisés soit garantie
En effet, elle oblige le secteur privé à garder 25 % seulement du personnel des hôpitaux publics : il est donc possible de licencier jusqu’à 75 % du personnel une fois la gestion de l’hôpital transférée au secteur privé.
Le gouvernement égyptien doit adopter et mettre en œuvre des cadres réglementaires et législatifs solides pour que l’égalité d’accès à des soins de qualité pour les groupes les plus pauvres et marginalisés soit garantie dans les hôpitaux publics gérés par le secteur privé, et que les parties prenantes concernées, notamment les professionnel·le·s de santé, soient dûment consultées.
Complément d’information
Le 2 octobre 2023, le président Abdel Fattah al Sissi a proposé [5] que le gouvernement construise des hôpitaux et transfère leur gestion au secteur privé, afin de remédier à sa mauvaise gestion des hôpitaux publics.
Le système de santé public égyptien connaît une pénurie de lits dans les hôpitaux publics, n’offrant que 1,4 lit pour 1 000 habitants, ce qui est nettement inférieur à la moyenne mondiale qui s’élève à 2,9 lits pour 1 000 habitants. Depuis 2014, le gouvernement égyptien ne respecte pas l’obligation constitutionnelle de consacrer au moins 3 % du PIB à la santé.