Communiqué de presse

Égypte : il est temps de combattre la violence contre les femmes sous toutes ses formes

Par Diana Eltahawy, chercheuse sur l’Égypte à Amnesty International

La violence contre les femmes en Égypte a capté l’attention au niveau national et international à la suite d’une série d’agressions sexuelles très médiatisées qu’ont subies des femmes aux abords de la place Tahrir en début d’année, lors des manifestations commémorant le deuxième anniversaire de la « révolution du 25 janvier ».

Hélas, ces actes de violence contre les femmes n’étaient ni isolés ni rares.

Que ce soit dans la sphère privée ou publique, qu’elle soit le fait d’agents gouvernementaux ou de particuliers, la violence contre les femmes en Égypte demeure largement impunie.

La plupart des cas de violence ne sont pas signalés pour une multitude de raisons qui vont des stéréotypes discriminatoires liés au genre et du manque de connaissance chez les femmes de leurs droits, aux pressions sociales et familiales qui incitent à se taire, aux lois discriminatoires et à la dépendance économique des femmes. Même lorsqu’elles surmontent ces obstacles et se tournent vers les institutions de l’État pour obtenir protection, justice et réparation, elles sont souvent en butte aux réactions dédaigneuses ou insultantes de leurs interlocuteurs, qui ne renvoient pas ces affaires devant les tribunaux, et doivent faire face à des procédures judiciaires longues et coûteuses lorsqu’elles souhaitent divorcer. Celles qui parviennent à obtenir le divorce se retrouvent alors bien souvent face à la non-application des décisions de justice en matière de pension alimentaire au titre du conjoint ou des enfants.

Au cours des dernières semaines, lors d’une mission d’Amnesty International en Égypte, j’ai rencontré plusieurs femmes et jeunes filles qui ont été agressées par leur mari ou des proches. Beaucoup souffrent en silence pendant des années, alors qu’elles sont frappées, violées, brutalisées et insultées.

Om Ahmed
(la mère d’Ahmed) m’a raconté que son époux s’était mis à boire et à la frapper après trois ans de mariage. Elle a narré les violences quotidiennes, ponctuées d’épisodes particulièrement brutaux. Une fois, son ex-époux lui a fracassé sur le visage une bouteille en verre, pleine, lui cassant les dents de devant. Elle est restée avec lui pendant encore 17 ans, en partie parce qu’elle n’avait nulle part où aller, et en partie parce qu’elle ne voulait pas attirer la « honte » sur sa famille. Elle n’a jamais envisagé d’aller voir la police, expliquant d’un haussement d’épaules :

« Les policiers s’en fichent, pour eux ce n’est pas un problème si un mari bat sa femme. Si vous êtes pauvre, ils vous traitent comme si vous n’existiez pas et vous renvoient à la maison, auprès de lui, après avoir proféré quelques insultes. »

Finalement, le mari d’Om Ahmed l’a jetée dehors et pendant un an, elle a vécu avec ses trois enfants dans un bâtiment non terminé d’un quartier informel, sans eau courante ni électricité. Après deux années de procédure devant un tribunal des affaires familiales, elle a obtenu une maigre pension de 150 livres égyptiennes (environ 16 euros) par mois au titre de pension alimentaire pour sa fille – ses deux autres enfants n’y ont plus droit car ils ont plus de 18 ans. La décision concernant sa propre pension est toujours en instance.

À la différence des hommes musulmans égyptiens, qui peuvent divorcer de leur femme de manière unilatérale, et sans fournir aucun motif, les Égyptiennes qui souhaitent divorcer de leur mari violent doivent aller devant les tribunaux et apporter la preuve de la « faute » ou du « tort » que leur a causé leur mariage. Pour prouver les dommages corporels, elles doivent présenter des preuves, tels que des rapports médicaux ou des témoignages oculaires, dans le cadre de procédures qui s’avèrent fastidieuses et coûteuses. De nombreux avocats qui défendent les droits des femmes et travaillent sur ces affaires auprès du tribunal aux affaires familiales m’ont confié que c’est un parcours très difficile pour de nombreuses femmes, parce qu’elles ne signalent pas toujours les violences à la police, et parce que les voisins, bien souvent seuls témoins en dehors des membres de la maisonnée, répugnent à s’en mêler.

J’ai rencontré une femme, dont l’histoire était particulièrement marquante. Voici son témoignage :

« Nous [mon ex-époux et moi-même] n’avons vécu ensemble que quelques mois, mais il m’a fallu six ans pour obtenir le divorce, et la procédure judiciaire se poursuit pour que je bénéficie de tous mes droits [financiers]. Les problèmes ont commencé peu après notre mariage, et il me frappait. Sa mère et ses sœurs se montraient elles aussi violentes… Un jour, après un épisode de violence particulièrement brutal, je suis allée au poste de police pour déposer une plainte, mais je l’ai retirée sous la pression [de mon époux qui m’a menacée]. L’affaire a traîné en longueur, parce qu’il était défendu par de bons avocats qui connaissaient toutes les failles de la loi. »

En 2000, une mesure a été adoptée pour les femmes souhaitant divorcer, qui leur permet d’obtenir le « khul » (dissolution du mariage sans notion de faute) auprès des tribunaux, sans avoir à prouver qu’elles ont subi des torts, mais uniquement si elles consentent à renoncer à leur droit à la pension alimentaire et à d’autres droits financiers. Cette procédure peut malgré tout prendre une année et placer les femmes qui dépendent financièrement de leur époux dans une situation très désavantageuse. Malgré cela, plusieurs femmes divorcées ont expliqué qu’elles avaient choisi cette solution après avoir attendu pendant des années que la justice prononce le divorce pour faute.

Om Mohamed (mère de Mohamed), 24 ans, a raconté à Amnesty International :

« Nous sommes séparés depuis plus de quatre ans, mais je ne suis toujours ni mariée ni divorcée… Pendant tout ce temps, je me suis efforcée de prouver devant le tribunal qu’il n’avait en rien subvenu à mes besoins ni à ceux de notre fils, et qu’il avait l’habitude de me frapper avec tout ce qui lui tombait sous la main, y compris des ceintures et des câbles. Chaque fois que je me rends au tribunal, l’audience est reportée, et j’ai besoin de tel ou tel papier. J’ai dépensé beaucoup d’argent pour les avocats, et sans rien obtenir à la clé… Finalement, j’ai laissé tomber et en janvier [2013] j’ai lancé une procédure de " khul ". »

Lors de mon séjour en Égypte aux mois de mai et juin 2013, j’ai aussi rencontré des femmes et des filles qui subissent des violences et des sévices sexuels imputables à d’autres proches que leur époux. Une adolescente de 17 ans m’a raconté qu’elle s’était enfuie de chez elle, après que son frère l’ait battue avec une rare violence ; il lui avait assené un coup de couteau de cuisine dans le nez et l’avait brûlée avec un fer à repasser. Ses cicatrices corroboraient son récit. Elle était bien trop effrayée pour signaler ce qui s’était passé à l’hôpital où elle s’est fait soigner, son frère l’ayant accompagnée et menaçant de la tuer si elle parlait. Elle a passé des mois à errer dans les rues avant d’être admise dans un centre d’accueil privé pour mineurs.

Une autre femme qui s’était enfuie de chez elle parce que son frère l’avait agressée sexuellement a trouvé provisoirement refuge dans un centre géré par une association sous l’égide du ministère des Assurances et des Affaires sociales. Elle a préféré s’enfuir du centre lorsque l’administration a insisté pour qu’elle leur donne les coordonnées de son frère, afin d’organiser une « rencontre de réconciliation ».

Il n’existe que neuf centres d’accueil officiels dans toute l’Égypte, qui manquent cruellement de ressources et ont besoin de formation et de renforcement des capacités. La plupart des victimes de violence domestique ignorent tout simplement leur existence. L’idée de ces centres d’accueil n’est pas encore complètement acceptée, en raison de l’opprobre associé pour une femme au fait de vivre en dehors de sa famille ou du domicile de son époux.

Un employé d’un de ces centres m’a raconté qu’après un atelier de sensibilisation organisé dans un village de Haute-Égypte, un chef de village s’était levé et, devant toute l’assemblée présente, avait menacé de « poignarder à mort » toute femme qui oserait s’enfuir d’un foyer violent et chercher refuge dans un centre. Une autre fois, le mari d’une femme installée dans un refuge a menacé d’y mettre le feu.

En mai, les autorités égyptiennes ont annoncé la mise sur pied d’une unité spéciale de la police, composée de femmes, pour lutter contre les violences sexuelles et les actes de harcèlement sexuel. Si cette mesure est positive, les autorités doivent faire bien davantage pour prévenir et sanctionner la violence et le harcèlement liés au genre, en commençant par les condamner explicitement. Elles doivent aussi modifier la loi, afin de garantir que les victimes bénéficient de recours effectifs. Enfin, elles doivent faire preuve de volonté politique et s’attaquer à la culture du déni, de l’inaction, voire de la complicité des responsables de l’application des lois, qui non seulement ne protègent pas les femmes exposées aux violences, mais n’enquêtent pas dûment sur leurs allégations en vue de traduire les responsables présumés en justice.

Les Égyptiennes se trouvaient en première ligne des manifestations populaires qui ont conduit à la chute du président Hosni Moubarak, il y a deux ans et demi. Aujourd’hui, elles continuent de dénoncer les comportements sociaux prédominants et les préjugés liés au genre qui favorisent l’impunité pour la violence faite aux femmes, sous toutes ses formes – tout en poursuivant leur lutte contre la marginalisation et l’exclusion des processus politiques qui façonnent l’avenir de leur pays.

Pendant ce temps, avec l’aide d’organisations de défense des droits humains et des droits des femmes, sept femmes victimes d’agressions sexuelles près de la place Tahrir ont porté plainte auprès du parquet en mars 2013, réclamant justice et réparation. Si les enquêtes ont démarré, elles sont aujourd’hui au point mort.

L’un des avocats de ces femmes s’est vu expliquer par un procureur que l’affaire n’était pas si « importante » comparé à d’autres dossiers dont il avait la charge. Mais les plaignantes ne baissent pas les bras. L’une d’entre elles a déclaré à Amnesty International : « Même lorsque j’ai été brutalisée, je sentais que je ne me tairai pas, je savais que je ne céderai pas. Ils doivent être punis. »

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