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Entre division, défiance et désespoir : l’Égypte vote pour une nouvelle Constitution

Par Diana Eltahawy, chercheuse sur l’Afrique du Nord à Amnesty International

Arrivée au Caire quelques jours avant le référendum constitutionnel qui s’est tenu samedi 15 décembre, je n’aurais pu imaginer une Égypte plus divisée et polarisée.

Lors de mon dernier séjour dans le pays en tant que membre d’une délégation d’Amnesty International chargée de rendre compte des violations des droits humains commises durant les 18 jours de la « Révolution du 25 janvier », le sentiment d’unité entre les manifestants était palpable, malgré les souffrances et les violences.

Des Égyptiens issus de tous les horizons – hommes et femmes, chrétiens et musulmans, jeunes et vieux, libéraux et islamistes, riches et pauvres – se tenaient côte à côte contre un gouvernement qui cherchait à écraser le soulèvement. Ils avaient mis de côté leurs différences politiques, religieuses et idéologiques, et luttaient pour une cause commune – et ils ont réussi.

Aujourd’hui, ces différences dressent les Égyptiens les uns contre les autres et provoquent des affrontements sanglants dans les rues ; ils ont fait au moins 12 morts au cours des dernières semaines. Les manifestants, qui il y a seulement quelques mois se tenaient côte à côte face aux forces de sécurité et à l’armée, se retrouvent dans deux camps opposés qui s’affrontent avec violence.

Dans ce contexte de violence et de division, des millions d’Égyptiens dans 10 gouvernorats se sont rendus aux urnes samedi 15 décembre pour exprimer leurs votes dans le cadre de la première phase du référendum hautement controversé sur la nouvelle Constitution du pays.

Fort heureusement, les troubles récents ne sont pas venus perturber le scrutin, ce que d’aucuns craignaient, même si on a signalé quelques incidents violents et autres irrégularités. Tout au long de cette journée, les délégués d’Amnesty International se sont rendus dans une dizaine de bureaux de vote dans les gouvernorats du Caire et de Gharbiya – où le scrutin fut surtout marqué par l’ennui et les conversations majoritairement cordiales.

Le 15 décembre, les délégués ont également rendu visite à la famille de Khaled Taha Abdel Minim Abou Ziyad, 24 ans, mortellement blessé lors des affrontements qui ont opposé les 5 et 6 décembre partisans et adversaires du président Mohamed Morsi aux abords du palais présidentiel. Membre des Frères musulmans, Khaled a rallié la capitale avec d’autres partisans du président depuis son petit village de Miniyat al Bandara, dans le gouvernorat de Gharbiya. Selon ses proches, il est parti défendre la légitimité du président et le projet de Constitution ; il n’est jamais revenu. Blessé d’une balle à la nuque vers 2 heures du matin, le 6 décembre, il a succombé à ses blessures cinq jours plus tard.

Le 12 décembre, nous parlions avec le frère du journaliste indépendant al Husseiny Abu Daif, lorsqu’il a reçu un appel urgent et est parti en hâte. Ce jour-là, Husseiny Abu Daif est décédé. Il avait été blessé par balle à la tête le 6 décembre, peu après 2 heures du matin, aux abords du palais présidentiel, où il couvrait les violences au milieu des adversaires du président. D’après son ami Mahmoud Abdel Qader, qui se trouvait à ses côtés, al Husseiny Abu Daif lui montrait les images qu’il avait prises lorsqu’il a été mortellement touché.

Hélas, si les factions partagent la même douleur face à ces décès, il n’y a fondamentalement aucun dialogue constructif entre elles. Chaque camp rejette le blâme sur l’autre, l’accusant d’avoir provoqué les troubles.

La seule chose sur laquelle ils semblent se rejoindre est l’incapacité des forces de sécurité à empêcher les violences et à protéger les manifestants. Fait choquant, elles n’ont pas bougé, pas plus lorsque des heurts entre manifestants ont éclaté, que lorsque les partisans du président Morsi ont attrapé et roué de coups des dizaines de personnes à côté du palais.

Cette faillite des responsables de l’application des lois semble renforcer davantage encore la défiance des victimes et des familles des victimes tombées lors des manifestations de la « Révolution du 25 janvier ».

La veille du référendum, les délégués d’Amnesty International se sont rendus dans le quartier ouvrier d’Imbaba afin de rencontrer des proches de victimes mortes lors de la révolution.

Sayed Ibrahim Abdel Latif, dont le fils Mohamed, 23 ans, a été abattu lors des manifestations du 29 janvier 2011, a raconté son inlassable combat pour la justice et sa souffrance de voir les meurtriers présumés de son fils repartir libres, mais surtout promus dans les rangs du ministère de l’Intérieur.

S’il est déterminé à poursuivre son combat pour que les responsables rendent des comptes, d’autres proches de victimes ont exprimé lors de cette rencontre leur frustration face au manque de détermination dont font preuve les tribunaux pour juger les responsables. Ils ont menacé de rendre justice eux-mêmes et de se faire vengeance, à défaut d’avoir obtenu justice. Ils ont bien du mal à croire que le projet de Constitution et le référendum vont répondre à leurs attentes.

Cette perte totale de confiance dans la justice, incapable de fournir aux victimes des réparations, nous l’avons retrouvée chez Mahmoud Mohamed al Sayid, 16 ans, membre du Mouvement des jeunes du 6 avril et participant enthousiaste à la plupart des rassemblements de l’opposition organisés ces 20 derniers mois. Nous l’avons rencontré chez lui, dans le quartier ouvrier de Dar al Salam, bidonville où vivent environ un million d’Égyptiens, après un long trajet en tok-tok, ce fameux tricycle à moteur.

Ce trajet à travers des ruelles sales et étroites, non pavées, nous a rappelé pourquoi les demandes de justice sociale résonnent encore si fortement lors des manifestations de l’opposition en Égypte.

Mahmoud se remettait de multiples blessures par balles endurées lors des rassemblements du 20 novembre, jour où son ami Jikka a été abattu au Caire, rue Mohamed Mahmoud. Ironie du sort, ils marquaient le 1er anniversaire des manifestations qui avaient eu lieu dans cette même rue en 2011, au cours desquelles 51 personnes avaient trouvé la mort. Aucune sanction n’a été prise contre les membres des forces de sécurité égyptiennes pour ces décès tragiques.

Lorsque je lui ai demandé s’il avait porté plainte, Mahmoud a haussé les épaules, balayant d’un revers de main la justice, incapable et peu disposée à faire son travail. Il était impatient d’être sur pied et de descendre à nouveau dans la rue. Malgré son inquiétude évidente pour la santé de son fils, la mère de Mahmoud, Sabrine, était visiblement fière de sa détermination à se battre pour une Égypte meilleure. Elle s’est interrogée en ces termes : « Après tout ce cirque et tous ces acquittements [d’agents des forces de l’ordre accusés d’avoir blessé et tué des manifestants], qui garantira leurs droits ? Qui construira une Égypte meilleure ? »

Dans le brouillard fait de confusion et de division quant à l’avenir politique du pays, il est d’autant plus évident qu’il faut réformer sans délai les institutions de l’État – et en tout premier lieu la justice et les forces de sécurité – et regagner la confiance de la population dans leur impartialité et leur indépendance.

En l’absence d’obligation de rendre des comptes pour le cycle apparemment sans fin des atteintes aux droits humains commises durant les 18 jours qui ont conduit à la chute de Hosni Moubarak et après, le risque est que de telles violences se répètent et s’enracinent.

Si les forces de sécurité ne sont pas tenues de rendre compte de leurs actes et si l’indépendance de la justice n’est pas garantie, les divisions entre les différentes factions politiques se rejoueront sans doute lors d’affrontements violents, plutôt que dans les salles d’audience ou dans les isoloirs.

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