Espagne. Les policiers jouissent d’une impunité de fait dans les affaires de torture et d’autres mauvais traitements

PRÉSENTATION DE CAS

Synthèse destinée aux médias

EUR 41/009/2007

Depuis de nombreuses années, Amnesty International fait part de ses vives préoccupations concernant d’une part les actes de torture et les autres traitements cruels, inhumains ou dégradants (mauvais traitements) perpétrés par les responsables de l’application des lois en Espagne et d’autre part le manque de détermination à mettre fin à l’impunité dont jouissent les responsables. Ces inquiétudes sont relayées par d’autres organisations non gouvernementales (ONG) nationales et internationales, ainsi que par divers organes de défense des droits humains des Nations unies et du Conseil de l’Europe.

Selon Amnesty International, l’impunité de fait dont jouissent de nombreux policiers découle de plusieurs facteurs, allant des obstacles rencontrés pour déposer plainte à l’incapacité des autorités à prononcer des sanctions adéquates. Sans oublier le manque d’enquêtes indépendantes ou approfondies, les rapports médicaux incomplets ou inexacts, le manque de preuves, l’intimidation des plaignants, le manque d’impartialité dans les investigations et les délais de procédure excessifs.

Les cas présentés dans ce document illustrent ces facteurs et mettent en lumière l’éventail des mauvais traitements subis, qui engendrent parfois de graves blessures. Dans la majorité des cas, les personnes accusées de mauvais traitements n’ont pas fait l’objet de sanctions disciplinaires. Bien souvent, les instructions ont été closes à un stade précoce, si bien que les policiers n’ont pas comparu devant les tribunaux. Ces affaires se fondent sur des documents officiels remis à Amnesty International et sur les témoignages des victimes tels que rapportés aux délégués de l’organisation.

LES OBSTACLES AU DÉPÔT DE PLAINTE

Lucian Padurau a été arrêté le 27 juillet 2006 par cinq policiers régionaux autonomes devant sa maison à Barcelone, en raison d’une erreur sur la personne. Selon son témoignage, il a été battu dans la rue et sa femme enceinte, qui se trouvait avec lui, a elle aussi été agressée physiquement. Il a de nouveau été frappé alors qu’il se trouvait dans la voiture de police, en route pour le poste, et menacé avec une arme à feu. Les policiers lui ont dit : « Tu as intérêt à tout avouer. Si le juge te laisse partir, nous te tuerons. » Le lendemain, Lucian Padurau a été relâché, les policiers s’étant rendus compte qu’il n’était pas l’homme qu’ils recherchaient. Quelques jours plus tard, il a signalé ces mauvais traitements à un tribunal d’instruction. Le fonctionnaire du tribunal lui a demandé de fournir le nom et le numéro d’identification de chaque policier impliqué afin d’enregistrer sa plainte. Mais il a fini par l’enregistrer, Lucian Padurau ayant menacé de révéler aux médias ce qui s’était passé. À la suite de l’information judiciaire, l’affaire devait être jugée en septembre 2007.


LE MANQUE D’ENQUÊTES INDÉPENDANTES

Sandra Guzmán a vu un agent de la police régionale autonome fouiller au corps partiellement, frapper et donner des coups de pied à plusieurs hommes originaires d’Afrique du Nord dans le parc de La Casilla, à Bilbao, le 25 décembre 2006. Les collègues du policier (environ sept au total) ne sont absolument pas intervenus. Elle a dit aux policiers d’interpeller ces hommes s’ils avaient commis un crime, mais d’arrêter de les traiter de manière aussi violente. Le 27 décembre, Sandra Guzmán a porté plainte concernant ces faits auprès du ministère de l’Intérieur du gouvernement autonome basque et quelques jours plus tard elle a déposé une plainte pénale devant le tribunal d’investigation n° 1 de Bilbao. Mi-janvier 2007, un policier de l’unité des affaires internes a souhaité la rencontrer et s’est rendu à Bilbao au domicile de ses parents âgés. Il a tenté de convaincre sa mère que Sandra Guzmán devrait retirer sa plainte. Sandra Guzmán a été choquée par ce manque d’impartialité, alors qu’elle allait être interrogée par un policier rattaché à la même unité que les agents qu’elle avait dénoncés et qui, en outre, avait préconisé qu’elle retire sa plainte.

L’ABSENCE D’ENQUÊTES

Jordi Vilaseca, jeune homme résidant à Torà en Catalogne, a été interpellé le 1er avril 2003 par des policiers régionaux autonomes alors qu’il avait quitté son travail et rentrait chez lui en voiture. Au poste de police, il a été contraint de rester debout dans une cellule face au mur, sans s’y appuyer, jusqu’à ce qu’il s’effondre, épuisé, au bout de 10 heures. Jordi Vilaseca a été interrogé par un policier national qui a feint de l’étrangler avec ses propres dreadlocks et lui a dit que sa petite amie allait être arrêtée et violée par les policiers. Alors qu’il effectuait sa déposition devant les policiers, Jordi Vilaseca n’aurait pas été autorisé à s’adresser à l’avocat présent. Après trois jours de détention, il a perdu connaissance et a été hospitalisé. Lorsqu’il est revenu à lui, il était incapable de parler, de marcher et de contrôler sa défécation. Après avoir été relâché, il a porté plainte contre la police pour torture. En mai 2005, l’affaire a été classée sans suite en raison du manque de preuves ; en outre, le procureur avait souligné les versions des faits contradictoires entre le plaignant et l’accusé. L’avocat de Jordi Vilaseca a interjeté appel, faisant valoir que l’on pouvait s’attendre à des témoignages contradictoires dans la phase initiale d’investigation de la procédure. Rouverte, l’affaire a de nouveau été classée, sans nouvelle justification. Un autre appel a été interjeté et rejeté. Jordi Vilaseca a porté son affaire devant la Cour constitutionnelle, qui devait la juger en octobre 2007.

Sergio L.D. a été arrêté par des policiers nationaux lors d’une manifestation à Barcelone le 16 mars 2002. Violemment frappé aux jambes et à la tête alors qu’il se trouvait dans un fourgon de police, il a raconté que des policiers l’avaient ensuite utilisé « comme un bélier » contre les parois de leur véhicule. Il a de nouveau été battu au poste, ce qui lui a occasionné convulsions musculaires et vomissements. Un médecin aurait préconisé de le conduire à l’hôpital en raison de ses blessures à la tête, mais les policiers ont poursuivi son interrogatoire, lui administrant des coups de fouet sur la plante des pieds et le menaçant d’un couteau. Après avoir perdu connaissance plusieurs fois au cours de la nuit, Sergio a été emmené à l’hôpital le lendemain. Il a fallu plusieurs mois pour qu’il guérisse de ses blessures physiques et il continue de recevoir une aide psychologique. La plainte déposée contre les policiers a tout d’abord été annulée sans autre forme d’investigation, mais Sergio a fait appel auprès du tribunal provincial de Barcelone, qui a ordonné au tribunal de première instance d’ouvrir une enquête sur un éventuel crime de torture. En octobre 2007, près de quatre ans après cette décision, l’affaire en était toujours à la phase d’instruction.

LE MANQUE DE PREUVES

Daniel Díaz Gallego, Manuel Matilla Parrilla, Israel Sánchez Jiménez et Marcos V ont manifesté le 1er décembre 2001 dans le centre de Madrid pour protester contre une nouvelle loi sur l’éducation supérieure. Une série de violents incidents ont émaillé la fin de cette manifestation, notamment des attaques visant des policiers et des dégradations de biens publics et privés. Soupçonnés d’avoir pris part à ces agissements, les quatre hommes ont été arrêtés. Ils affirment avoir subi des mauvais traitements au cours de leur garde à vue. Une fois libérés, ils ont déposé des plaintes pénales contre la police pour mauvais traitements. Selon le témoignage de Daniel Díaz, vers la fin de la manifestation, un policier national l’a attrapé, jeté au sol, où sa tête a heurté le bord du trottoir, et menotté. Puis il a été poussé dans une voiture de police, où on l’a contraint à placer sa tête entre ses jambes, lui causant une grande souffrance et une gêne respiratoire. Arrivé au poste de Leganitos, Daniel Díaz a de nouveau été poussé contre un mur et un policier lui a donné un coup de pied par derrière avant de le fouiller. Il a continué à être frappé et giflé tout en recevant l’ordre de ne pas regarder les policiers présents. Daniel Díaz et un autre détenu ont plus tard été emmenés dans une clinique pour passer un examen médical et ont de nouveau enduré les coups des policiers. Le 14 janvier 2002, s’appuyant sur des rapports médicaux, Daniel Díaz a porté plainte auprès du tribunal d’investigation n° 2 de Madrid pour détention illégale, torture et mauvais traitements, menaces, traitement dégradant et atteinte à son intégrité physique. Le 24 juin 2003, le tribunal a acquitté les deux policiers inculpés au motif que leur responsabilité dans les mauvais traitements ne pouvait être démontrée, mais a confirmé que Daniel Díaz avait bien subi des blessures physiques. Marcos V, Manuel Matilla et Israel Sánchez ont eux aussi porté plainte pour des mauvais traitements analogues à ceux décrits par Daniel Díaz. Ils ont tous été déboutés faute de preuve. Le 27 octobre 2005, les trois victimes présumées de torture et d’autres mauvais traitements ont toutes été reconnues coupables d’agression sur un agent de la force publique.

L’INTIMIDATION DES PLAIGNANTS

Daniel Guilló Cruz, sa compagne Tamara Blanco Ovalles et une amie ont été arrêtés dans la rue par deux policiers nationaux en civil, le 12 janvier 2007 juste après minuit, à Ciudad de los Poetas, à Madrid. Les policiers ont enjoint à Daniel Guilló de leur remettre la cigarette de marijuana qu’il tenait dans la main et tout autre stupéfiant en sa possession. Le premier a alors commencé à le frapper, tandis que le second le poussait contre une voiture, en le tenant par le cou. Daniel Guilló et les deux femmes qui l’accompagnaient ont cru que ces hommes les agressaient, car ils ne s’étaient pas présentés comme policiers. Les femmes ayant utilisé leur portable pour alerter la police, des agents en uniforme sont arrivés en renfort et ont rejoint ceux qui frappaient Daniel Guilló. Ce n’est qu’à ce moment-là que les victimes ont réalisé que les deux hommes qui les avaient abordés étaient des policiers. Menotté, Daniel Guilló a été averti qu’il était en état d’arrestation pour avoir agressé un agent de la force publique. L’un des policiers en civil lui a alors asséné plusieurs coups de poing au visage, lui fracturant le nez. Ses deux amies ont été arrêtées pour menaces et agression d’un agent de la force publique. Le lendemain, Daniel Guilló apprenait qu’il était inculpé de tentative d’homicide.

L’ABSENCE D’ENQUÊTES IMPARTIALES ET APPROFONDIES MENÉES DANS LES MEILLEURS DÉLAIS

Juan Daniel Pintos Garrido, Alex Cisterna Amestica et Rodrigo Lanza Huidobro ont été appréhendés le 4 février 2006 alors qu’un policier local avait été gravement blessé dans des circonstances controversées à Barcelone, devant une maison où se déroulait une soirée. Niant toute implication dans ces événements, les trois hommes ont affirmé qu’on leur avait infligé de graves mauvais traitements lors de leur arrestation et de leur garde à vue. En septembre 2007, ils étaient toujours maintenus en détention provisoire dans l’attente d’être jugés pour agression d’un agent de la force publique et tentative d’homicide. Tous trois ont porté plainte contre la police pour mauvais traitements. Leurs familles et leurs avocats affirment que la juge d’instruction (chargée d’instruire les inculpations retenues contre Juan Pintos, Alex Cisterna et Rodrigo Lanza, mais aussi leurs plaintes contre la police pour mauvais traitements) a fait des déclarations dénotant une certaine partialité en faveur des policiers concernés. Si les trois hommes ont porté plainte pour mauvais traitements en même temps que les charges étaient retenues contre eux concernant le policier blessé, auprès du même tribunal d’investigation et sous le contrôle du même juge, ces deux affaires ne bénéficient pas de la même rapidité de traitement. En ce qui concerne la tentative d’homicide, la phase d’instruction s’est achevée en juin 2006 et l’affaire devait être jugée en septembre 2007. En revanche, aucun témoin n’a été entendu sur les allégations de mauvais traitements avant janvier 2007. Fin juillet, la juge d’instruction a annulé à titre provisoire les trois plaintes pour mauvais traitements. Les plaignants ont interjeté appel. En outre, leurs familles ont fait part à Amnesty International de leurs doutes quant à l’impartialité de la juge et de leurs craintes quant à l’équité du procès.

Javier S. a été arrêté par deux policiers nationaux à Plaza Universitat, à Barcelone, dans la soirée du 3 juin 2005, alors qu’il était assis avec un petit groupe d’amis qui venaient juste de manifester en faveur de la fierté homosexuelle. Les policiers l’ont attrapé, frappé et menotté avant de le jeter dans leur véhicule. Sans être informé du motif de son arrestation, il a été conduit au poste de Via Augusta, tout comme plusieurs autres personnes également interpellées. À leur arrivée, ces neuf personnes ont essuyé des insultes, notamment à caractère homophobe. Elles n’ont pas été autorisées à utiliser les toilettes, à boire quelque chose ni à être examinées par un médecin. Le 7 juin 2005, immédiatement après leur libération, Javier S. et quatre autres personnes ont porté plainte pour mauvais traitements auprès du tribunal d’investigation n° 22. Le juge les a déboutés le 2 septembre, concluant que les policiers avaient fait un usage minimal de la force lors de l’interpellation. Il n’a fait aucun commentaire sur les allégations de mauvais traitements à l’intérieur du poste de police. Javier S. a fait appel auprès du tribunal provincial de Barcelone, qui a ordonné le 7 décembre au tribunal de première instance d’enquêter sur ces allégations. Le 8 mars 2006, le juge d’instruction a une nouvelle fois classé l’affaire sans suite, faisant valoir que les témoignages des policiers ayant comparu devant le tribunal (et qui, selon les plaignants, n’étaient pas ceux qui se trouvaient au poste au moment des faits) ne laissaient pas supposer qu’ils avaient commis une faute dans l’exercice de leurs fonctions. Le dernier recours des plaignants consiste à adresser une requête à la Cour constitutionnelle pour non-respect des procédures légales – mais il s’agit d’une procédure longue et coûteuse.

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