Index AI : EUR 41/016/2005
« Vous n’êtes que des Noirs. Vous n’avez pas à poser de questions. »
C.M., originaire du Mali, a affirmé à Amnesty International qu’un responsable de l’application des lois s’était adressé à lui en ces termes, dans un commissariat de police de Melilla (Espagne).
« C’est une prison, pas un centre. Ils ne nous laissent pas sortir et c’est sale. Ce n’est pas nettoyé. Nous sommes 17 et nous n’avons qu’un seul morceau de savon. Le soir, on nous donne uniquement un petit bol de lait et quelques dates. D’habitude, nous n’avons que deux repas, l’un à 13 heures, l’autre à 18 heures. C’est parce que vous [Amnesty International] êtes là qu’ils nous donnent à manger à cette heure-ci. »
A.L., originaire du Mali, retenu dans un centre de détention de Tanger (Maroc).
Madrid (Espagne). Lors d’une mission de dix jours en Espagne et au Maroc, au cours de laquelle ils se sont rendus dans les villes de Ceuta, Melilla, Oujda, Nador et Tanger, des délégués d’Amnesty International ont relevé de nombreuses irrégularités dans la manière dont étaient traités certains immigrés, et parmi eux d’éventuels demandeurs d’asile. Ils ont recueilli les témoignages de personnes cherchant à échapper à la misère et à la répression, originaires, pour la plupart, du centre et de l’ouest de l’Afrique, et qui tentaient de pénétrer à Ceuta ou à Melilla, soit par la mer, soit en escaladant les clôture de barbelé et de fil tranchant qui entourent les deux enclaves.
Au vu des violations des droits humains graves et répétées constatées par Amnesty International dans ces deux villes espagnoles, ainsi qu’au Maroc même, l’organisation prie instamment les gouvernements de ces deux pays de mettre immédiatement un terme à toutes les expulsions et à tous les refoulements d’immigrés et de demandeurs d’asile en provenance d’Afrique sub-saharienne.
Les autorités, tant espagnoles que marocaines, reconnaissent elles-mêmes que, ces dernières semaines, de nombreuses personnes ont été blessées et que 11 au moins sont mortes, en se heurtant aux forces de sécurité des deux pays, alors qu’elles essayaient de pénétrer dans les enclaves de Ceuta et de Melilla. Amnesty International enquête actuellement sur un certain nombre d’autres cas contestés. Des centaines d’autres personnes, parmi lesquelles d’éventuels demandeurs d’asile, ont été arrêtées par les autorités marocaines, puis placées en détention ou expulsées par la force.
« Nous avons pu constater que les responsables de l’application des lois faisait un usage de la force illégal et disproportionné, n’hésitant pas à se servir d’armes meurtrières », a déclaré Javier Zúñiga, conseiller auprès des Programmes régionaux du Secrétariat international d’Amnesty International (Londres), qui conduisait la délégation de l’organisation. « Ils ont tué ou blessé un certain nombre de personnes qui tentaient de passer la clôture. Nombre de blessés graves se trouvant en territoire espagnol ont été refoulés par les portes aménagées dans cette clôture, sans aucune formalité et sans recevoir la moindre assistance médicale. »
Les droits des immigrés et des demandeurs d’asile, garantis par la législation espagnole, ne sont pas respectés entre les deux clôtures, même lorsque ces personnes se trouvent, de fait, entre les mains des autorités espagnoles.
Un médecin légiste, le Dr Francisco Etxebarria, membre de la délégation d’Amnesty International, a pu examiner plusieurs blessés, ainsi que des photos et d’autres éléments qui, selon lui , indiquaient, selon toute vraisemblance, que les forces de sécurité avaient eu recours à des méthodes inadéquates. Il a estimé que les responsables de l’application des lois ne disposaient manifestement pas de la formation nécessaire pour faire face à une tentative de passage en masse dans les enclaves de Ceuta et de Melilla.
Étant donné le nombre de blessés et la gravité des lésions dont ils souffrent, Amnesty International prie instamment les autorités des deux pays d’adopter un protocole spécifique réglementant l’usage de la force par les responsables de l’application des lois dans le secteur. Les dispositions de ce protocole doivent être rendues publiques.
Amnesty International demande également aux autorités espagnoles et marocaines de veiller à ce que les enquêtes menées sur les événements évoqués plus haut soient approfondies et se déroulent dans les meilleurs délais, en toute indépendance et en toute impartialité. Les conclusions de ces enquêtes devront également être rendues publiques. Conformément aux normes internationales, il appartient aux autorités des deux pays, et non aux victimes ni aux organisations non gouvernementales qui les défendent, d’apporter la preuve de ce qu’elles avancent.
Les deux gouvernements, aussi bien espagnol que marocain, ont assuré Amnesty International que leurs services judiciaires respectifs avaient ouvert une enquête sur la mort des personnes dont les corps avaient été retrouvés de leur côté de la frontière. Amnesty International a cependant pu constater que les deux pays cherchaient à se défausser de leur responsabilité l’un sur l’autre, ou, en tout cas, de nier toute responsabilité pénale de leurs forces de sécurité dans ces affaires. Ainsi, interrogés par l’organisation sur le cas de quatre personnes ayant trouvé la mort le 29 septembre dernier, à la frontière entre Ceuta et le Maroc, les deux gouvernements s’en sont mutuellement rejeté la faute.
« L’Espagne et le Maroc doivent enquêter de manière indépendante sur les circonstances, dans lesquelles plusieurs personnes sont mortes et de nombreuses autres ont été blessées, notamment sur les clôtures qui entourent Ceuta et Melilla, ou à proximité, ainsi que sur le sort des immigrés et des demandeurs d’asile qui auraient pu être maltraités lors de leur expulsion de la zone par les forces marocaines », a déclaré Javier Zúñiga. « Les conclusions des enquêtes doivent être intégralement publiées et tout représentant de l’État soupçonné d’avoir eu recours à une force excessive ou superflue doit rendre compte de ses actes. »
« Tant que régnera l’impunité et que les autorités refuseront de reconnaître leurs torts, il faut s’attendre à ce que d’autres personnes soient gravement blessées, tuées ou expulsées illégalement et clandestinement. »
Pour éviter que de nouvelles violations des droits humains ne se produisent, toutes les caméras de surveillance disposées sur les clôtures doivent être placées sous contrôle judiciaire et les images filmées doivent être systématiquement visionnées, dans le souci de détecter les éventuels manquements. Toute personne raisonnablement soupçonnée d’être responsable d’une violation doit être traduite en justice, conformément aux normes internationales.
Amnesty International a également recueilli des témoignages, faisant état de l’arrestation par les forces de sécurité marocaines, ces derniers jours et ces dernières semaines, de centaines d’immigrés, parmi lesquels figuraient apparemment des dizaines de demandeurs d’asile, originaires de l’ouest et du centre de l’Afrique, qui auraient été placés en détention, dans un premier temps dans des commissariats de police et des casernes de gendarmerie, puis sur des bases militaires. De nombreuses sources indiquent que les personnes arrêtées n’ont pas été informées de la durée prévue de leur détention et qu’elles n’ont pas eu le droit de disposer d’un avocat ni de faire appel de la mesure dont elles faisaient l’objet.
Les délégués d’Amnesty International ont recueilli des informations, selon lesquelles des centaines d’immigrés, dont d’éventuels demandeurs d’asile, ont été embarqués à bord d’autocars, de camions et de véhicules divers, qui les ont conduits dans des régions désertiques voisines de la frontière algérienne. Là, ces personnes auraient reçu l’ordre de passer la frontière à pied et de rejoindre des localités situées en territoire algérien. Des personnes originaires de pays d’Afrique centrale ou occidentale ont indiqué à Amnesty International qu’elles avaient été ainsi abandonnées, pratiquement sans vivres et sans eau. L’une d’elles a raconté qu’un homme qui faisait partie de son groupe était mort d’épuisement en tentant de retraverser le désert pour regagner le Maroc.
Lors de la rencontre qu’elle a eue avec les autorités marocaines, Amnesty International a exprimé sa profonde inquiétude, devant les informations qu’elle avait reçues et qui faisaient état de mauvais traitements administrés à des immigrés et à des demandeurs d’asile au moment de leur arrestation. Certains auraient été frappés par les forces de sécurité et les papiers que leur avait remis le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) auraient été confisqués ou détruits. La mission technique récemment envoyée au Maroc par la Commission européenne a estimé, en substance, que l’on pouvait s’interroger sur la capacité du Maroc à garantir concrètement une véritable protection à tous ceux qui cherchent à se réfugier sur son territoire.
« Les réfugiés ont des droits clairs et bien définis », a rappelé Javier Zúñiga. « L’Espagne comme le Maroc doivent respecter les obligations qui sont les leurs en vertu des normes internationales relatives à la protection des réfugiés, des demandeurs d’asile et des immigrés. Ces deux pays doivent informer ces personnes de leurs droits, notamment de leur droit à bénéficier de l’assistance d’un avocat, de leur droit à déposer une demande d’asile et de leur droit à faire appel d’un rejet en première instance de cette demande, ainsi que des procédures et garanties administratives et judiciaires les concernant. »
« Les autorités espagnoles et marocaines doivent en particulier permettre au HCR de jouer pleinement son rôle en matière de protection des demandeurs d’asile. Elles doivent en outre respecter les documents d’identité émis par cet organisme. »
Dans sa réaction face à cette crise, l’Union européenne paraît presque exclusivement préoccupée par la lutte contre l’immigration clandestine. Le rapport de la récente mission technique de l’Union reconnaît cependant les carences de la protection des réfugiés au Maroc. Les recommandations de l’UE sont pourtant totalement insuffisantes et ne permettent aucunement d’assurer la protection des réfugiés dans des conditions compatibles avec les obligations des pays membres de l’UE, au titre du droit international, de mettre fin à l’exploitation des travailleurs sans papiers et d’aider les pays pauvres à s’attaquer aux causes profondes de l’immigration clandestine. Certaines mesures préconisées par l’UE, visant à renforcer les contrôles aux frontières dans des pays comme la République démocratique du Congo ou la Côte d’Ivoire, où sont commises des atteintes massives aux droits humains, inquiètent tout particulièrement Amnesty International.
En outre, l’UE entend manifestement, par sa démarche, ne pas garantir la sécurité ni la dignité des immigrés qui pourraient ne pas bénéficier du statut de réfugié en vertu des critères définis dans les Conventions de Genève, mais dont les droits fondamentaux doivent néanmoins être respectés.
« L’Europe doit trouver des solutions collectives à un problème dont elle est partiellement responsable, des solutions qui garantissent que personne ne sera plus tué ou blessé à ses frontières et qui permettent à ceux qui veulent demander l’asile de le faire librement », a déclaré Javier Zúñiga.
Quelques cas individuels
– J.P. n’a pas trente ans. Originaire du Cameroun, il a quitté son pays il y a plus d’un an, pour tenter d’échapper à la misère. Il a gagné le Maroc en passant par le Nigéria, le Niger et l’Algérie, puis s’est rendu jusqu’à Melilla. La première fois qu’il a réussi à pénétrer dans l’enclave espagnole, il s’est présenté au commissariat où les immigrés peuvent se faire enregistrer et obtenir une aide juridique. Toutefois, il a immédiatement été refoulé vers le Maroc. La deuxième fois, il a été frappé par des hommes de la Guardia Civil espagnole, qui lui ont tiré dessus avec des balles de caoutchouc, à deux mètres de distance, avant de le renvoyer au Maroc. La troisième fois, il a pris d’assaut la clôture en compagnie d’autres candidats à l’immigration, mais il a une nouvelle fois été refoulé. Les autorités marocaines l’ont alors conduit dans une zone située à la frontière algérienne, près de la ville d’Oujda. Lorsqu’ils sont ainsi dans le désert, les immigrés sont souvent roués de coups et détroussés par les hommes des Forces auxiliaires marocaines. J.P. se cache actuellement à Oujda. Il envisage de retourner à Melilla, pour tenter une nouvelle fois d’entrer dans l’enclave.
– X et Y font partie de quelque 500 immigrés originaires de l’ouest de l’Afrique, détenus sur une base militaire du nord du Maroc. Les détenus sont six ou sept par tente et de nouveaux prisonniers arrivent chaque jour. Ils reçoivent à boire et à manger, mais aucun médicament. X et Y affirment ne pas avoir eu droit à un avocat et ne pas avoir été informés des raisons ni de la durée de leur détention. Ils disent qu’ils veulent bien être rapatriés, mais exigent d’être libérés immédiatement.
– T.S., vingt-trois ans, a quitté son pays natal, la Côte d’Ivoire, en 2003, après que son père et son frère eurent été tués chez eux par des hommes armés. Le statut de réfugié lui a été accordé en juin 2004 au Mali. Après avoir passé plusieurs mois dans ce pays, il s’est rendu par voie terrestre en Algérie, puis au Maroc, où il a gagné Rabat, la capitale. Une semaine plus tard, il a été arrêté lors d’une descente de police contre l’immeuble dans lequel il louait une chambre. Il a été emmené jusqu’à la frontière, avec plusieurs dizaines d’autres personnes originaires de l’ouest de l’Afrique, et a reçu l’ordre de regagner à pied le territoire algérien. Les policiers ont refusé de prendre en compte son statut de réfugié. De l’autre côte de la frontière, T.S. et ses compagnons ont été interceptés par des militaires algériens, qui les ont fouillés, puis leur ont intimé l’ordre de repartir au Maroc. Le statut de réfugié de T.S. a été confirmé en novembre 2004 par les services du HCR à Casablanca. Le 9 septembre 2005, ne trouvant pas de travail, le jeune homme a tenté d’escalader la clôture de Melilla, en compagnie d’une trentaine d’autres personnes. Selon son témoignage, il aurait été le seul à parvenir à passer. Il a déposé une demande d’asile le 19 septembre dernier. Il se trouve actuellement dans un centre pour immigrés et demandeurs d’asile administré par les autorités espagnoles.