Les recherches d’Amnesty International ont montré que depuis le 28 septembre 2024, la force d’intervention a envoyé des milliers de civil·e·s dans quatre camps de détention improvisés répartis dans la région Amhara.
« L’Éthiopie entre dans une nouvelle ère de mépris à l’égard de ses obligations nationales, régionales et internationales en matière de droits humains. Au cours des cinq dernières années, les détentions arbitraires massives ont été utilisées à des fins politiques pour réduire au silence la dissidence pacifique, souvent sous couvert de lois d’exception relatives à l’état d’urgence, a déclaré Tigere Chagutah, directeur régional pour l’Afrique de l’Est et l’Afrique australe à Amnesty International.
« Ce qui se passe actuellement dans la région Amhara montre que les détentions arbitraires massives sont devenues une méthode courante. »
Amnesty International s’est entretenue avec deux personnes récemment libérées de ces camps de fortune, cinq membres des familles de détenus et neuf sources faisant autorité qui connaissent bien les situations de détention massive.
Les autorités construisent de nouvelles cellules en tôles dans le camp de Dangla en raison de la surpopulation dans les espaces existants
Huit personnes ayant examiné différents cas d’arrestations massives ont indiqué avec cohérence que des milliers de personnes sont actuellement détenues dans quatre grands camps improvisés situés dans les villes de Dangla, Seraba (Chilga), Chorisa (Kombolcha) et Shewa Robit.
« Les " clusters " [les différents camps] servent à détenir des personnes habitant des zones spécifiques à proximité », a déclaré une source, qui a préféré s’exprimer sous couvert d’anonymat pour sa sécurité.
Selon un homme récemment libéré du camp de fortune de Dangla, ce camp accueillait environ 1 610 détenu·e·s, et d’autres personnes sont arrivées au moment de sa libération. Il a ajouté que les autorités construisent de nouvelles cellules en tôles dans le camp de Dangla en raison de la surpopulation dans les espaces existants. Amnesty International a pu confirmer que de nouvelles structures ont été installées au mois d’octobre. Un autre témoin qui a rendu visite à des personnes arrêtées dans le camp militaire de Chorisa a déclaré avoir vu des centaines au moins de détenus.
Des magistrats et des universitaires pris pour cibles
Des magistrats et des procureurs ont aussi été arrêtés, notamment ceux qui contestent l’ingérence de l’exécutif dans des affaires politiques, d’après quatre personnes interrogées.
Un juge qui s’est entretenu avec Amnesty International sous couvert d’anonymat a confirmé que neuf juges et membres du personnel judiciaire de la région sont maintenus en détention, tandis que quatre autres ont été libérés le 20 octobre.
« La majorité des personnes détenues [juges et personnel judiciaire] ont été interpellées au tribunal, tandis que quelques-unes ont été arrêtées à leur domicile, a déclaré une source au sein de l’appareil judiciaire. Toutes les arrestations sont directement liées à leurs fonctions professionnelles, la plupart occupant les fonctions de juge dans des juridictions pénales. »
De même, un haut magistrat a déclaré qu’au moins 13 procureurs ont été arrêtés dans la région Amhara. Dans les deux cas, les détenus n’ont pas été traduits en justice et sont maintenus en détention depuis deux semaines à un mois en dehors de toute procédure légale.
Une personne qui travaille au sein du système judiciaire depuis des décennies a déclaré : « Je n’ai jamais connu ni été témoin d’un tel niveau d’illégalité en près de 30 ans de service dans le système judiciaire. »
« Cette vague d’arrestations arbitraires massives cible ceux qui contestent l’ingérence du pouvoir exécutif dans le système judiciaire »
Ils ont ajouté : « Auparavant, même en cas de détention illégale, les personnes concernées étaient traduites devant un tribunal le jour même ou le lendemain. On leur disait au minimum pourquoi elles étaient détenues et par qui, même si les raisons étaient fabriquées de toutes pièces.
Aujourd’hui, personne ne sait qui a ordonné l’arrestation ni la remise en liberté. »
Parmi les personnes arrêtées arbitrairement figurent également des membres de la communauté universitaire de la région. Amnesty International a reçu une liste de 11 membres du personnel de l’Université de Wollo. Selon une source crédible, après plus d’un mois de détention arbitraire dans le camp de fortune de Chorisa, ils ont finalement été déférés devant un tribunal cette semaine.
« Cette vague d’arrestations arbitraires massives cible ceux qui contestent l’ingérence du pouvoir exécutif dans le système judiciaire, ainsi qu’un grand nombre d’universitaires. Ces méthodes, qui s’ajoutent à la récente recrudescence du harcèlement des défenseur·e·s des droits humains et des journalistes, sont très inquiétantes, a déclaré Tigere Chagutah.
« Cette dangereuse politique compromet encore davantage les initiatives visant à documenter les répercussions du conflit sur la population civile dans la région Amhara, en instillant la peur chez tous ceux qui osent faire respecter la loi. Les organismes africains et internationaux de défense des droits humains, ainsi que les partenaires du développement de l’Éthiopie, doivent condamner publiquement ces actes et coopérer avec les autorités éthiopiennes en vue de mettre fin à cette offensive contre l’état de droit. L’inaction ne fera qu’enhardir les autorités, alimentant des cycles de violations des droits humains dans la région, mais aussi à travers toute l’Éthiopie. »
Arrêtés sans mandat ni explication
Deux anciens détenus enfermés dans des centres différents ont raconté qu’ils avaient été arrêtés par la police locale de l’administration de leur ville sans mandat ni explication.
L’un d’entre eux a expliqué : « Ils ont fait irruption chez moi avec un fusil, m’ont arrêté devant mes enfants et ne m’ont donné aucune explication. J’étais impuissant. »
Le second a rapporté que les policiers ont fait part de leur frustration, disant aux personnes qu’ils interpellaient qu’on leur avait simplement remis une liste et qu’ils ignoraient de qui provenait ces ordres.
Les prisonniers ont été informés qu’ils seraient libérés après avoir suivi la « formation de réinsertion »
« Des policiers qui avaient procédé à des arrestations dans la matinée se sont eux-mêmes retrouvés détenus dans l’après-midi. J’étais enfermé avec plusieurs d’entre eux, y compris leur commandant », a-t-il raconté.
Par ailleurs, plusieurs sources ont indiqué que les autorités organisent dans ces camps ce qu’elles appellent des « formations de réinsertion ».
Un témoin a déclaré : « J’ai vu les dirigeants du Parti de la Prospérité, au pouvoir, se préparer à dispenser la formation dans le camp. » Selon un membre de la famille d’un détenu, les prisonniers ont été informés qu’ils seraient libérés après avoir suivi la « formation de réinsertion ».
Complément d’information
En août 2023, un conflit armé a éclaté dans la région Amhara entre les Forces de défense nationale éthiopiennes et les milices Fano.
Depuis le 28 septembre, les Forces de défense nationale éthiopiennes et les forces de sécurité régionales amharas ont lancé des arrestations massives à l’échelle de la région. Le 1er octobre, lors d’une conférence de presse conjointe [1] donnée par les Forces de défense nationale éthiopiennes et le gouvernement régional amhara, la campagne de détention massive a été qualifiée d’« opération de maintien de l’ordre, destinée à stabiliser la région amhara et à assurer la paix. »
Les juges de la région Amhara ne bénéficient pas de l’immunité en matière de responsabilité liée à leur comportement judiciaire. Le 17 octobre 2024, l’Association des juges de la région Amhara a publié une déclaration contenant une liste de juges arrêtés arbitrairement dans le cadre de cette campagne d’arrestations massives.
Voici un extrait de cette déclaration : « Au cours de l’année écoulée, le harcèlement des juges s’est durci au point de causer des pertes en vies humaines et nous avons recensé l’arrestation arbitraire de 35 juges, principalement en raison de leur conduite judiciaire. »