Éthiopie, Les homicides de Merawi doivent faire l’objet d’une enquête indépendante

Carte Merawi

Il faut que des organes africains et internationaux de défense des droits humains ouvrent de toute urgence des enquêtes sur les homicides de civil·e·s, susceptibles de constituer des meurtres et exécutions extrajudiciaires, attribués aux Forces de défense nationales éthiopiennes (ENDF) dans la ville de Merawi (région Amhara), après des combats avec des miliciens Fano le 29 janvier, a déclaré Amnesty International vendredi 12 avril.

Des habitant·e·s ont expliqué à Amnesty International que la veille de la fête annuelle de Sainte-Marie, célébrée le 30 janvier, des soldats des ENDF ont rassemblé des résident·e·s chez eux, dans des magasins et dans la rue, et en ont abattu un grand nombre. Quatre personnes ayant enterré des victimes et une source fiable ont fourni des témoignages concordants selon lesquels plus de 50 personnes ont été tuées, bien qu’Amnesty International n’ait pas été en mesure de confirmer de manière indépendante le chiffre exact.

« Il est choquant de constater que les massacres sont de plus en plus fréquents en Éthiopie. L’année dernière, des enquêteurs des Nations unies ont signalé que plus de 48 « tueries de grande ampleur » ont été commises depuis 2020 dans la seule région du Tigré. Pour couronner le tout, le gouvernement éthiopien n’a pris aucune mesure crédible pour que justice soit rendue aux familles des personnes tuées, ni pour prévenir de telles atrocités », a déclaré Tigere Chagutah, directeur régional pour l’Afrique de l’Est et l’Afrique australe à Amnesty International.


Légende photo : Des images vérifiées par le Laboratoire de preuves d’Amnesty International montrent 22 corps alignés à divers endroits de la route (marqués en rouge) et des véhicules brûlés (marqués par des carrés jaunes) sur l’image satellite du 6 février 2024. Des traces laissées par des véhicules incendiés sont également visibles sur la route, sur les images satellite.

Amnesty International a recueilli les propos de 13 personnes, dont quatre proches de victimes et cinq personnes ayant récupéré plusieurs corps sans vie dans les rues, ainsi que des responsables locaux et un professionnel de la santé. Le Laboratoire de preuves du programme Réaction aux crises d’Amnesty International a analysé des séquences vidéo et des images satellite pour établir où les ENDF étaient postées, la présence de cadavres et de véhicules brûlés dans les rues, et la chronologie de ces événements, qui concordent avec les témoignages. Amnesty International a fait part de ses conclusions préliminaires au gouvernement éthiopien le 21 mars, mais n’a pas encore reçu de réponse.

Tous les habitant·e·s interrogés par Amnesty International ont déclaré avoir été réveillés par des coups de feu et ce qu’ils ont décrit comme des « explosions d’armes lourdes » le 29 janvier vers 5 h 40 du matin. En raison de l’état d’urgence en vigueur et du couvre-feu imposé sur les déplacements entre 18 heures et 6 heures du matin, la plupart des habitant·e·s de Merawi se trouvaient encore chez eux, à l’exception des ouvriers qui étaient sortis avant le début des combats entre des membres de la milice Fano et des soldats des ENDF.

Les affrontements ont cessé vers 10 heures, après que les miliciens Fano ont quitté la ville, selon les habitant·e·s. Les soldats des ENDF ont ensuite commencé à fouiller maison après maison, et sont entrés dans des commerces locaux servant le petit-déjeuner, où des travailleurs journaliers étaient bloqués.

Un témoin oculaire, des familles de victimes et des personnes ayant enterré des victimes ont déclaré à Amnesty International qu’ils avaient vu que certaines de celles-ci présentaient des blessures par balle à la tête. Une vidéo partagée sur les réseaux sociaux et dont l’authenticité a été confirmée par le Laboratoire de preuves d’Amnesty International montre au moins 22 cadavres le long de la route principale de la ville. Cette séquence, filmée depuis l’intérieur d’un véhicule en mouvement, montre des corps regroupés en trois points différents le long de la route.

Un témoin oculaire qui s’était rendu à Merawi pour célébrer la fête annuelle de Sainte-Marie a déclaré à Amnesty International qu’il avait vu des soldats tirer sur plusieurs habitant·e·s dans la rue.

« Quand je suis arrivé, je suis resté bloqué sur la route à cause des combats, près de l’endroit où des gens ont été tués. Le bruit des tirs s’est calmé vers 10 heures, et des soldats des ENDF ont commencé à patrouiller dans la zone. Je les ai d’abord vus tuer Ayana, un vieil homme que j’ai connu enfant, qui vendait de gros pains aimés de tous, connus localement sous le nom d’anbasha. Ils l’ont amené dans la rue et lui ont tiré une balle dans la tête », a expliqué ce témoin oculaire à Amnesty International.

Assefa*, qui vivait à Merawi, a déclaré à Amnesty International : « Lorsque je suis sorti de chez moi le lendemain [30 janvier], j’ai vu des gens qui hurlaient et pleuraient dans la rue, et j’ai vu de nombreux corps. Des soldats des ENDF étaient assis ici et là. Nous nous sommes approchés d’eux et leur avons demandé la permission d’inhumer les corps. L’un des soldats a parlé sur sa radio et nous a donné l’autorisation. »

« Je les ai entendus [les ENDF] ordonner à la mère [de la victime] d’arrêter de les supplier de ne pas emmener son fils. Nous avons entendu des soldats lui dire : "On va te tirer dessus aussi ; rentre chez toi." »

Abere*, un autre habitant de la ville de Merawi, a dit à Amnesty International qu’il avait entendu l’un de ses voisins être emmené hors de chez lui, et qu’après ces événements, il avait compté 32 corps dans les rues.

« Une fois les combats terminés, les soldats [des ENDF] sont allés de maison en maison à la recherche de combattants de la milice Fano. Mon voisin fait partie des personnes qui ont été tuées. Je les ai entendus [les ENDF] ordonner à la mère [de la victime] d’arrêter de les supplier de ne pas emmener son fils. Nous avons entendu des soldats lui dire : "On va te tirer dessus aussi ; rentre chez toi." »

Un autre habitant, Dereje*, a déclaré que son frère faisait partie des ouvriers sortis de chez eux avant que les combats n’éclatent : « Ma famille et moi ne sommes pas sortis de la maison ce jour-là [29 janvier]. Vers 13 h 30, ma belle-sœur et son enfant m’ont téléphoné pour me demander s’il [mon frère] était chez moi. Mon frère leur a dit qu’il était chez moi pour s’assurer qu’ils ne partent pas à sa recherche. Un membre de la famille a alors appelé son téléphone et une autre personne a décroché. J’ai commencé à passer des appels et j’ai appris par des personnes qui étaient avec lui que des soldats des ENDF l’avaient tué, ainsi que la personne chez qui il s’était réfugié. Mon frère avait quitté son domicile avant le début des combats, emportant son déjeuner et ses outils de travail », a-t-il déclaré.

Derebew*, membre de la famille d’un homme de 70 ans qui a été tué, a dit que ce dernier rentrait chez lui après avoir travaillé comme gardien de nuit. « Nous étions chez nous et ne pouvions pas partir. Nos voisins nous ont dit qu’il était en train de montrer sa maison aux soldats [ENDF] et leur expliquait qu’il revenait du travail. Ils lui ont tiré dessus et l’ont tué. J’ai trouvé son corps dans la rue le lendemain. »


Légende : Une carte générale de Merawi montre l’église et la zone où des éléments prouvant la tenue de combats ont été trouvés.

Véhicules incendiés par les soldats des ENDF

Les soldats des ENDF ont brûlé 11 véhicules à trois roues, connus localement sous le nom de Bajajs, et une moto à Merawi, selon trois personnes ayant perdu leur véhicule dont Amnesty International a recueilli les propos, notamment une qui a été témoin de l’incendie. Le Laboratoire de preuves d’Amnesty International a par ailleurs analysé des images satellite de Merawi, qui montrent des dégâts causés par le feu sur des véhicules détruits entre le 28 janvier et le 6 février. Des images confirmées par Amnesty International montrent au moins cinq véhicules brûlés sur la route principale de la ville, près de l’endroit où certains des corps ont été vus.

"Aujourd’hui, je n’ai plus rien ; je n’ai même plus d’argent pour acheter à manger. Je suis en vie grâce au soutien de mes amis. J’ai tout perdu"

Tefera* a déclaré que son Bajaj avait été incendié le 29 janvier, vers midi. Il a dit qu’il avait vu un soldat des ENDF tenant un briquet tandis que les Bajajs brûlaient et que, le lendemain, un soldat des ENDF lui a avoué ce qu’ils avaient fait.

« J’ai acheté ce Bajaj il y a quelques mois et je n’ai pas fini de rembourser le prêt que j’ai contracté pour me le payer. J’ai travaillé dur toute ma vie pour acheter ce Bajaj. J’ai commencé comme cireur de chaussures. Aujourd’hui, je n’ai plus rien ; je n’ai même plus d’argent pour acheter à manger. Je suis en vie grâce au soutien de mes amis. J’ai tout perdu », a déclaré Tefera à Amnesty International.

Manquements au devoir de mettre fin aux atrocités et de traduire les auteurs présumés en justice

Dereje*, dont le frère a été tué, a déclaré à Amnesty International qu’il exigeait que justice soit faite.

« Nous aspirons à la paix. Le gouvernement devrait enquêter sur les criminels au lieu de commettre des massacres. La loi doit guider tous les actes. Pourquoi massacrent-ils les innocents ? Mon frère ne sait rien. Il ne sait que travailler. Même pendant les vacances, il emmène ses moutons au champ, au lieu de ne rien faire à la maison. Comment un gouvernement peut-il justifier le massacre de personnes au motif qu’il pourrait y avoir des criminels parmi elles ? Nous vivons dans la peur », a-t-il déclaré à Amnesty International.

Derebew*, qui a perdu un proche, a déclaré : « Les combats opposent ceux qui sont armés. Beaucoup d’entre nous ont perdu leurs parents et leur famille. Au moins, ne vous en prenez pas aux civil·e·s. »

Malgré les demandes de justice pour les crimes passés et la fin des violations en cours, émanant entre autres des rescapé·e·s et des familles de victimes, le gouvernement éthiopien n’a pas encore pris de mesures concrètes pour mettre fin au cycle de l’impunité en Éthiopie.

Les autorités fédérales ont déclaré le 1er février 2024 qu’« en ce qui concerne les crimes commis pendant la guerre dans le nord de l’Éthiopie, le gouvernement fédéral a déjà pris toutes les mesures nécessaires. Il [le gouvernement fédéral] a également veillé à établir les responsabilités des personnes devant répondre de leurs actes. » Alors que le gouvernement fédéral promet un processus de justice transitionnelle crédible, cette déclaration semble fermer la porte à tout effort national d’obligation de rendre des comptes.

« Les affirmations du gouvernement éthiopien selon lesquelles des comptes ont déjà été rendus pour les crimes commis pendant la guerre dans le nord de l’Éthiopie témoignent d’un manque d’engagement politique en faveur d’une véritable justice et de l’obligation de rendre des comptes », a déclaré Tigere Chagutah.

L’absence d’efforts nationaux crédibles en matière de responsabilisation a conduit à la création de la Commission internationale d’experts en droits humains pour l’Éthiopie (ICHREE) en décembre 2021 par le Conseil des droits de l’homme des Nations unies, dans le cadre d’une initiative menée par l’Union européenne. L’ICHREE a un rôle clé à jouer en matière de suivi international, d’alerte précoce et de prévention. En octobre 2023, le suivi de l’Éthiopie par le Conseil des droits de l’homme a pris fin avec l’expiration du mandat de l’ICHREE, quand aucun État membre du Conseil ne s’est manifesté pour présenter une initiative visant à proroger le mandat de l’organe. Les déclarations du gouvernement éthiopien en février 2024 montrent que l’absence de suivi international a enhardi le gouvernement encore davantage.

Amnesty International demande au rapporteur spécial des Nations unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires et au Groupe de travail de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples sur la peine de mort, les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires et les disparitions forcées en Afrique de prendre des mesures urgentes pour enquêter sur les crimes présumés décrits dans le présent document. Amnesty International exhorte par ailleurs le gouvernement éthiopien à favoriser les visites de ces mécanismes dans le pays.

« Les membres du Conseil des droits humains, en particulier ceux de l’Union européenne, ont ignoré l’appel d’Amnesty International et d’autres organisations à reconduire le mandat de l’ICHREE, compte tenu du "risque aigu d’atrocités criminelles en Éthiopie, notamment dans la région Amhara" »

Enfin, Amnesty International demande au Conseil des droits de l’homme de recommencer à examiner la situation de l’Éthiopie et de prendre des mesures en faveur d’un véritable processus de justice et d’obligation de rendre des comptes qui réponde aux attentes des victimes en Éthiopie.

« Les membres du Conseil des droits humains, en particulier ceux de l’Union européenne, ont ignoré l’appel d’Amnesty International et d’autres organisations à reconduire le mandat de l’ICHREE, compte tenu du "risque aigu d’atrocités criminelles en Éthiopie, notamment dans la région Amhara", comme l’a indiqué l’ICHREE elle-même. Il n’est pas possible pour les Éthiopien·ne·s de continuer à attendre que justice soit rendue. Compte tenu des violations persistantes dans la région Amhara et du manque d’engagement en faveur de la justice au niveau national, les États membres de l’ONU devraient agir pour rétablir l’examen de la situation en Éthiopie par le Conseil des droits de l’homme », a déclaré Tigere Chagutah.

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