Communiqué de presse

Éthiopie. L’État continue de prendre pour cible les musulmans qui manifestent pacifiquement

Les autorités éthiopiennes commettent des violations des droits humains en réaction au mouvement de protestation de la communauté musulmane actif en ce moment dans le pays. Un grand nombre de manifestants ont été arrêtés et beaucoup sont toujours en détention. De nombreuses informations indiquent que la police a eu fréquemment recours à une force excessive à l’encontre de manifestants pacifiques. Des chefs de file du mouvement ont été inculpés d’infractions liées au terrorisme. La plupart des personnes arrêtées et inculpées semblent n’avoir été prises pour cible qu’en raison de leur participation à ces actions pacifiques.

Des dizaines de milliers de musulmans ont participé aux manifestations pacifiques organisées régulièrement pendant toute l’année 2012 pour dénoncer ce qu’ils considèrent comme l’ingérence du gouvernement dans les questions islamiques. Ils accusent l’État de tenter d’imposer les préceptes du courant islamique ahbache à l’ensemble de la communauté musulmane et d’avoir influencé les élections au Conseil suprême des affaires islamiques.

La Constitution éthiopienne interdit pourtant à l’État de s’immiscer dans les questions religieuses. Elle contient également une disposition étendue sur le droit de manifester pacifiquement, qui est régulièrement bafoué par les autorités.

Allégations de recours à une force excessive par la police

Dimanche 21 octobre, à Gerba, une ville de la zone Sud Wollo (région Amhara), des policiers ont ouvert le feu sur des civils, tuant au moins trois personnes et en blessant plusieurs autres. Cet événement suscite de vives inquiétudes quant au recours à la force meurtrière contre des manifestants. Face aux médias, les pouvoirs publics ont confirmé les trois décès tout en soutenant que des manifestants armés de machettes et de pistolets avaient attaqué un poste de police pour essayer de faire libérer un autre manifestant, arrêté le jour même. Ils ont aussi affirmé qu’un policier avait été tué dans l’attaque présumée. Pourtant, les manifestants assurent qu’ils avaient demandé et obtenu sans violence la libération de la personne concernée le 21 octobre dans la matinée et qu’ils s’étaient ensuite dispersés. Plus tard dans la journée, la police fédérale, appelée en renfort, est arrivée à la mosquée de Gerba et a ouvert le feu sur les personnes qui en sortaient ou se trouvaient à proximité. Selon un témoin, un policier a été tué lors des violences qui ont éclaté ensuite. D’autres ont expliqué qu’ils n’étaient pas en mesure de le confirmer. Selon certaines informations, des arrestations auraient eu lieu, sur place le 21 octobre et par la suite, notamment parmi les personnes qui se sont confiées aux médias. On ignore cependant le nombre de personnes interpellées.

Amnesty International a déjà fait état de cas similaires dans lesquels la police aurait eu recours à une force excessive. En juillet, l’organisation a demandé l’ouverture d’une enquête sur deux affaires : l’une survenue à la mosquée d’Awalia et l’autre à celle d’Anwar, à Addis-Abeba. Selon de nombreuses allégations, la police aurait eu recours à une force excessive, notamment en tirant à balles réelles et en battant des manifestants dans la rue et en détention, provoquant un nombre considérable de blessés. À la connaissance d’Amnesty International, aucune investigation n’a eu lieu.

L’organisation appelle aussi à l’ouverture d’une enquête indépendante sur des faits qui se sont déroulés en avril à Asasa, une ville de la zone Arsi, dans la région Oromia, où la police aurait abattu au moins quatre personnes. Les témoignages des protagonistes diffèrent radicalement des informations livrées par le gouvernement. Selon les premiers, les violences ont éclaté lorsque la police a tenté d’arrêter un imam de la mosquée. D’après les déclarations des pouvoirs publics dans la presse, au contraire, ce sont des sympathisants de l’imam qui auraient attaqué le poste de police pour essayer de le faire libérer. Cependant, des sources locales ont informé les médias que la police aurait fait feu lorsque des personnes ont voulu s’opposer à l’arrestation. Le gouvernement soutient que cet imam prêchait une idéologie extrémiste. Pour les manifestants, en revanche, les autorités ont tenté de l’interpeller parce qu’il refusait de se « former » à l’idéologie ahbache, que l’État a rendue obligatoire pour les prédicateurs musulmans.

Utilisation de la législation antiterroriste contre les chefs de file du mouvement de protestation pacifique

Le 29 octobre, 28 hommes et une femme ont été inculpés d’« actes terroristes » et de « planification […] et tentative d’actes terroristes et incitation à des actes terroristes » au titre de la Loi relative à la lutte contre le terrorisme (2009) pour leur participation au mouvement de protestation. Deux organisations musulmanes ont aussi été inculpées de « soutien au terrorisme » aux termes de la même législation. Parmi les personnes inculpées figurent neuf membres du comité choisi par la communauté musulmane pour présenter ses doléances au gouvernement, ainsi que Yusuf Getachew, journaliste au magazine Ye’Muslimoch Guday (« Questions musulmanes »).

Ces personnes semblent avoir été arrêtées et inculpées uniquement pour avoir exercé leurs droits fondamentaux de s’exprimer librement et de participer à un mouvement de protestation pacifique. Depuis son entrée en vigueur en 2009, la Loi relative à la lutte contre le terrorisme, dont le champ d’application est excessivement large, a servi essentiellement à poursuivre des dissidents et des détracteurs du régime, notamment des journalistes et des membres de partis politiques de l’opposition.

Au moins 24 des personnes inculpées le 29 octobre avaient été arrêtées mi-juillet et placées en détention provisoire aux termes de ce texte, qui permet de détenir une personne sans inculpation à des fins d’enquête pendant quatre mois au maximum. Les prévenus ont été illégalement maintenus en détention pendant les cinq derniers jours qui ont précédé leur inculpation. En effet, le 24 octobre, aucun policier ni procureur ne s’étant rendu à l’audience lors de laquelle ils devaient présenter les chefs d’inculpation et les éléments de preuve, le juge a classé l’affaire, selon l’un des avocats de la défense. Il n’a cependant pas ordonné la remise en liberté des intéressés, qui ont été déférés à la justice et inculpés le 29 octobre.

Un haut représentant du gouvernement a expliqué à Amnesty International que les personnes arrêtées avaient été les instigateurs de violences et tentaient d’ébranler la Constitution sous couvert de religion. D’autres ont fait des déclarations similaires, qui ont été relayées par les médias. Amnesty International craint que, dans un pays où le gouvernement exerce une influence considérable sur les tribunaux, de tels propos ne compromettent le droit des prévenus à la présomption d’innocence.

Dans des déclarations aux médias et devant le Parlement, les autorités s’évertuent à dépeindre le mouvement de protestation comme violent et lié au terrorisme. Pourtant, la grande majorité des rassemblements semblent s’être déroulés sans violence et les protestataires ont sans cesse eu recours à des méthodes pacifiques, notamment en organisant des manifestations silencieuses et en tenant du tissu, du papier et du ruban blancs pour attester leurs intentions pacifiques. Bien que quelques épisodes de violence isolés soient à déplorer, ils coïncident, semble-t-il, avec des cas où la police aurait fait usage d’une force excessive. Selon les récits des manifestants, ce sont les actions de la police qui ont engendré ces réactions violentes. Des enquêtes indépendantes sont nécessaires pour établir le déroulement des événements.

Poursuite des arrestations et des placements en détention de manifestants pacifiques

En juillet, les forces de sécurité ont procédé à des arrestations en grand nombre et des violences ont éclaté aux abords des mosquées d’Awalia et d’Anwar, à Addis-Abeba. Depuis lors, les manifestations se sont poursuivies dans plusieurs régions, notamment dans les villes de Dessié, Djimma, Harar, Shashamané, Adama, Bati, Kemisé et Robe. Outre leurs revendications initiales, les manifestants ont dénoncé la détention prolongée de membres du comité désigné pour présenter au gouvernement les doléances de la communauté musulmane. Des arrestations, des placements en détention arbitraires et des actes de harcèlement visant des manifestants auraient eu lieu à plusieurs endroits . De nombreuses allégations indiquent que des policiers auraient battu des manifestants, et l’utilisation de gaz lacrymogène dans le cadre de manifestations pacifiques a été signalée à deux endroits au moins.

Nombre de rassemblements ont été organisés à l’approche des élections au Conseil suprême des affaires islamiques, qui se sont déroulées le 7 octobre. Outre le fait que ces élections ont été longtemps retardées, ce qui était l’un de leurs principaux griefs, les protestataires ont soulevé d’autres problèmes graves au sujet du scrutin, tels que le niveau de contrôle du gouvernement sur le vote, le fait que les élections ont eu lieu alors que les représentants qu’ils avaient choisis étaient toujours détenus, ainsi que le refus des autorités d’accepter que les élections se tiennent dans des mosquées et non des bureaux de l’administration locale, comme ils le demandent pourtant depuis longtemps. Par ailleurs, ils affirment que le gouvernement a exercé des pressions sur les votants avant les élections en les menaçant de les priver de ressources publiques et d’autres représailles s’ils ne participaient pas. Des participants au mouvement de protestation ont indiqué à Amnesty International et aux médias qu’une grande partie de la communauté musulmane avait boycotté le scrutin, alors que les autorités se sont félicitées de la réussite du processus électoral.

On ignore combien de manifestants sont détenus actuellement. Ces derniers mois, des centaines d’arrestations ont eu lieu. Parmi les nombreuses personnes arrêtées dans le cadre des deux événements de juillet, comme indiqué par Amnesty International le 25 juillet, beaucoup n’ont été maintenues en détention que quelques jours. Cependant, un nombre indéterminé de personnes sont encore détenues à Maikelawi, à Ziway et dans d’autres centres de détention.

Obstruction à la couverture médiatique des actions gouvernementales face aux manifestations

Les autorités tentent d’empêcher les médias de se pencher sur le mouvement de protestation. Deux collègues de Yusuf Getachew ont fui le pays après l’arrestation de celui-ci et les perquisitions effectuées à leurs domiciles. Ye’Muslimoch Guday – tout comme Selefiah et Sewtul Islam, deux autres publications musulmanes – n’a plus paru depuis les événements de juillet. Le 5 octobre, une correspondante de Voice of America a été placée en détention pour une courte période à Addis-Abeba alors qu’elle couvrait les manifestations liées aux élections au Conseil suprême. Elle a été contrainte à effacer toutes les interviews de manifestants qu’elle avait enregistrées.

La réaction du gouvernement face au mouvement de protestation a donné lieu à de nombreuses violations des droits humains. Les autorités n’ont pratiquement rien fait pour prendre en compte les revendications des manifestants ni pour mettre en place des mécanismes de dialogue.

Amnesty International considère que la majorité, si ce n’est la totalité, des personnes arrêtées ont été détenues uniquement pour avoir exercé leur droit de manifester pacifiquement, pourtant protégé par la Constitution éthiopienne et le droit international. L’organisation appelle les autorités éthiopiennes à libérer immédiatement et sans condition toutes les personnes placées en détention du fait de leur participation à des actions de protestation. Toutes les personnes encore détenues sans inculpation doivent être déférées rapidement à la justice. Lorsque des éléments crédibles indiquent qu’une personne se serait rendue coupable d’une infraction pénale, l’auteur présumé de cette infraction doit être inculpé sans délai. Dans le cas contraire, les détenus doivent être libérés immédiatement et sans condition. Tous les détenus doivent pouvoir jouir de leurs droits, notamment consulter un avocat, bénéficier de soins médicaux si nécessaire et avoir des contacts avec leurs familles.

Une véritable enquête doit être ouverte sur le recours présumé à une force excessive par la police contre des manifestants à Gerba le 21 octobre, à Addis-Abeba en juillet et à Asasa en avril. Elle doit être conforme aux normes internationales en termes d’impartialité et de crédibilité. Si elle permet de mettre au jour suffisamment d’éléments recevables prouvant que des infractions ont été commises, les auteurs présumés de ces faits doivent être poursuivis et jugés dans le cadre de procédures efficaces qui respectent les normes internationales.

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