Géorgie, un projet de loi piétine les droits à la liberté d’expression et d’association

Géorgie, un projet de loi piétine les droits à la liberté d'expression et d'association

Le Parlement géorgien doit rejeter fermement les deux projets de loi dont il débat actuellement, qui obligeraient les particuliers, les organisations de la société civile et les médias à s’enregistrer auprès du ministère de la Justice en tant qu’« agents d’influence étrangère » s’ils reçoivent au moins 20 % de leurs fonds de l’étranger. Une fois adoptés, ces textes de loi imposeraient également des critères supplémentaires contraignants en termes de rapports, d’inspections et de responsabilité administrative et pénale, prévoyant jusqu’à cinq ans d’emprisonnement en cas d’infraction.

Ils ne sont pas compatibles avec le droit international relatif aux droits humains et les normes en la matière, qui protègent les droits à la liberté d’expression et d’association.

« Les projets de loi sur les " agents de l’étranger " cherchent à marginaliser et discréditer les organisations et les médias indépendants financés par l’étranger qui sont au service de l’intérêt général en Géorgie, a déclaré Hugh Williamson, directeur pour l’Europe et l’Asie centrale à Human Rights Watch.

« Ils visent clairement à limiter des organisations cruciales et des médias essentiels, bafouent les obligations internationales de la Géorgie et auraient un effet dissuasif grave sur tous ceux qui œuvrent à la protection des droits humains, de la démocratie et de l’état de droit. »

Lors d’une session conjointe des comités parlementaires chargés de réviser les projets de loi le 2 mars 2023, on a assisté à des confrontations verbales et physiques entre des député·e·s du parti au pouvoir et des partis de l’opposition. Des manifestations pacifiques contre ces textes ont eu lieu devant le bâtiment du Parlement, débouchant sur l’arrestation de 36 personnes [1]. Elles ont été inculpées des infractions administratives de houliganisme et de désobéissance à la police, avant d’être relâchées. Vingt-deux personnes vont comparaître devant les tribunaux pour répondre d’infractions administratives.

Le 14 février, une faction au sein du Parlement, composée de membres qui ont quitté le parti au pouvoir Rêve géorgien mais sont restés dans la majorité parlementaire, a présenté un projet de loi sur la « transparence de l’influence étrangère », qui exige que les organisations non-gouvernementales, ainsi que la presse écrite, les médias en ligne et de radiodiffusion qui reçoivent 20 % ou plus de leurs revenus annuels – sous forme d’aide financière ou de contributions en nature – d’une « puissance étrangère » s’enregistrent en tant qu’« agents d’influence étrangère » auprès du ministère de la Justice. Les « puissances étrangères » sont définies comme des agences gouvernementales étrangères, des citoyens étrangers, des entités juridiques non établies en vertu de la législation géorgienne, et des fondations, associations, entreprises, syndicats et autres organisations ou associations en vertu du droit international.

Les organisations et médias enregistrés en tant qu’« agents d’influence étrangère » seraient tenus de soumettre une déclaration financière électronique, notamment des données complètes sur la source, le montant et l’objectif de toute somme d’argent et autres bénéfices matériels reçus et dépensés. Cette disposition fait double emploi avec certaines obligations de déclaration aux organismes notamment fiscaux et mettrait en danger la vie privée des personnes liées à l’association concernée. Le ministère de la Justice pourrait enquêter et demander et étudier des informations supplémentaires, y compris des données personnelles. Les partisans du projet de loi n’ont pas expliqué en quoi ces rapports redondants et contraignants permettent de renforcer la transparence ou l’obligation de rendre des comptes ; ils semblent plutôt s’inscrire dans une volonté de restreindre la capacité des associations et des médias à fonctionner librement et de manière indépendante, et de stigmatiser les groupes indépendants, ont déclaré Human Rights Watch et Amnesty International.

Le projet de loi prévoit une amende de 25 000 laris géorgiens (9 100 euros) pour défaut d’enregistrement ou non-présentation de la déclaration financière complète.

Le 22 février, les mêmes membres du Parlement ont présenté une autre version du projet de loi, qui étend la définition des « agents d’influence étrangère » pour y inclure des particuliers et durcit les sanctions en cas d’infraction – les amendes deviennent des peines de prison allant jusqu’à cinq ans. Le texte dispose qu’une personne physique ou morale, sur la base des « intérêts d’une force étrangère », serait considérée comme un « agent » d’une « puissance étrangère » si elle participe à des activités politiques en cours en Géorgie, agit en tant que conseiller en relations publiques, agent publicitaire, employé d’un service de presse ou conseiller politique, ou finance diverses organisations en Géorgie, prête de l’argent ou d’autres biens, et représente les intérêts d’une puissance étrangère en Géorgie dans ses relations avec les organes de l’État. Nombre de ces concepts vagues, notamment les « activités politiques », ne sont pas clairement définis dans la loi et pourraient restreindre davantage le droit à la liberté d’association.

Le 27 février, le bureau parlementaire a décidé [2] de transmettre les deux textes aux comités compétents pour examen. Le parti du Rêve géorgien au pouvoir a exprimé publiquement son soutien.

Ces textes ont suscité de vives critiques de la part de groupes de la société civile géorgienne, d’organisations multilatérales et de partenaires bilatéraux. Dans une déclaration conjointe, 400 ONG et médias géorgiens ont fait savoir que l’adoption de ce projet de loi constituerait « une attaque contre les valeurs géorgiennes fondamentales de dignité, d’indépendance et de solidarité » et porterait atteinte au peuple géorgien.

Le 26 février, Les Nations unies en Géorgie ont fait part [3] de leur « profonde inquiétude » notant que, si elle est adoptée, la loi risque « d’entraver le travail de l’ONU s’agissant de mettre en œuvre » son programme de développement durable. Les ambassadeurs des États-Unis et de l’Union européenne, les porte-parole du haut représentant de l’UE [4], Josep Borrell, et le ministère américain des Affaires étrangères ont également fait part de critiques [5], affirmant que ce projet de loi était incompatible avec les aspirations euro-atlantiques de la Géorgie. Dans une lettre ouverte du 28 février, la commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Dunja Mijatović, indiquait [6] que la loi pourrait avoir un effet paralysant sur le travail des organisations de la société civile en Géorgie.

Salome Zurabishvili, présidente de la Géorgie, a déclaré [7] qu’elle opposerait son veto au projet de loi, car elle ne souhaite pas soutenir cette législation et la persécution de nouveaux agents.

Le parti au pouvoir, qui dispose de la majorité parlementaire pour passer outre ce veto, assure qu’il vise simplement à garantir la transparence des ONG et des médias. Ses partisans invoquent [8] les similitudes de ce texte avec la législation américaine sur les agents de l’étranger, le Foreign Agent Registration Act (FARA), et ses auteurs assurent [9] que la deuxième version du projet de loi est une traduction directe du FARA.

Les organisations de la société civile dénoncent cette comparaison qu’elles jugent fallacieuse et trompeuse, car la loi américaine réglemente principalement les lobbyistes et ne sert pas de mécanisme pour affaiblir les organisations de la société civile et les médias. Elle n’assimile pas non plus le fait de recevoir des fonds étrangers, en partie ou en totalité, au fait d’être sous la direction et le contrôle de l’étranger. Plusieurs déclarations des initiateurs du texte de loi et des dirigeant·e·s du parti au pouvoir, qui critiquent de plus en plus les organisations de la société civile et les médias soutenant l’opposition dans le pays, laissent à penser que, s’il est adopté, ce texte servira à stigmatiser et pénaliser davantage les organisations indépendantes et les médias qui se montrent critiques à l’égard du gouvernement.

Le leader du Rêve géorgien, à la tête de la coalition parlementaire au pouvoir, a fait savoir dans une interview accordée le 2 mars à la chaîne progouvernementale TV Imedi que le projet de loi aurait un « effet préventif » s’agissant de gérer l’« opposition radicale et les organisations de la société civile qui lui sont affiliées » et que, par conséquent, les « donateurs s’abstiendraient de financer la polarisation ».

La coalition au pouvoir considère les groupes qui contestent les décisions du gouvernement comme « radicaux » et les accuse d’alimenter unilatéralement les clivages dans le pays. Ces déclarations envoient un message effrayant aux détracteurs de l’État, susceptibles de s’abstenir d’exprimer librement leurs opinions par crainte de représailles.

Ce projet de loi entre en contradiction avec les obligations de la Géorgie au titre de la Convention européenne des droits de l’homme et du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), auxquels la Géorgie est partie. Si le droit international autorise certaines limitations des droits à la liberté d’expression et d’association, elles doivent être prévues par une loi claire et accessible, et être nécessaires et proportionnées à un but légitime. Les textes dans leur version actuelle ne remplissent pas ces conditions et imposeraient des restrictions injustifiées à ces droits.

Le droit de rechercher, de recevoir et d’utiliser des ressources provenant de sources nationales, internationales et étrangères fait partie intégrante du droit à la liberté d’association. C’est ce qu’ont établi de nombreux mécanismes internationaux et régionaux relatifs aux droits humains, notamment le Comité des ministres du Conseil de l’Europe dans sa recommandation [10] de 2007 sur « le statut juridique des organisations non gouvernementales en Europe ».

En 2022, la Cour européenne des droits de l’homme a conclu [11] que la loi russe sur les « agents de l’étranger », semblable aux projets de loi géorgiens, bafouait l’article 11 de la Convention européenne qui protège le droit à la liberté d’association. Elle a statué que créer un statut et un régime juridique spéciaux pour les organisations recevant des fonds de sources internationales et étrangères n’était pas justifié, et que les restrictions interféraient avec leurs fonctions légitimes.

« Les projets de loi présentés bafouent les droits à la liberté d’expression et d’association et vont à l’encontre des obligations de la Géorgie en matière de droits humains. Il convient donc de les rejeter, a déclaré Marie Struthers, directrice pour l’Europe de l’Est et l’Asie centrale à Amnesty International.

« Au lieu d’adopter des projets de loi qui entraveraient clairement le travail des voix indépendantes que le gouvernement n’apprécie pas, les autorités devraient discuter des moyens de garantir un environnement sûr et porteur pour la société civile. »

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