Le Premier ministre, Guiorgui Kvirikachvili, a démissionné le 13 juin, après plusieurs semaines de manifestations ayant rassemblé des milliers de personnes dans les rues de la capitale, Tbilissi. Son départ a entraîné celui de l’ensemble de son cabinet. Un nouveau gouvernement devrait être formé cette semaine.
Les manifestations avaient éclaté en réaction à un procès pour homicide controversé, traduisant le sentiment très répandu dans la population de l’inefficacité de la justice pénale en Géorgie.
Un récent procès pour homicide met en lumière la méfiance des Géorgiens vis-à-vis de leur justice pénale et provoque un mouvement de protestation
Tous deux âgés de 16 ans, Davit Saralidze et Levan Dadounachvili ont été tués lors d’une bagarre entre lycéens, en décembre 2017. Un adolescent a été reconnu coupable le 31 mai dernier d’homicide volontaire avec préméditation sur la personne de Levan Dadounachvili. Un autre adolescent a été reconnu coupable de tentative d’homicide volontaire sur la personne de Davit Saralidze. Personne n’a été condamné pour le meurtre de ce dernier.
Le père de Davit Saralidze, Zaza Saralidze, a publiquement critiqué les conclusions de l’enquête, estimant que d’autres personnes étaient responsables de la mort de son fils, et a pris la tête des manifestations à Tbilissi. Les manifestants qui l’ont rejoint considéraient eux aussi que l’instruction du dossier avait été mal faite et exigeaient que tous les individus ayant une responsabilité dans ces deux homicides soient traduits en justice. Ils demandaient également que toute personne ayant exercé des pressions indues sur l’enquête, y compris les fonctionnaires chargés du dossier, fasse l’objet de poursuites.
Le médiateur public de Géorgie a également estimé que l’enquête n’avait pas été satisfaisante. Le Parlement géorgien a mis en place le 31 mai une commission spéciale chargée de réexaminer le dossier concernant la mort de Davit Saralidze et de Levan Dadounachvili.
Ce n’est pas la première fois qu’une enquête suscite une large remise en cause du système de justice pénale en Géorgie. La présence de Malkhaz Matchalikachvili parmi les manifestants qui sont récemment descendus dans les rues de Tbilissi a notamment été remarquée. Malkhaz Matchalikachvili est le père de Temirlan Matchalikachvili, un jeune homme tué en décembre 2017 par les forces de sécurité géorgiennes, lors d’une opération anti-terroriste menée dans la vallée du Pankissi (tout près de la frontière avec la Tchétchénie, et donc de la Fédération de Russie).
Selon la version officielle, Temirlan Matchalikachvili aurait été abattu alors qu’il tentait de lancer une grenade sur des membres des forces de sécurité. Malkhaz Matchalikachvili affirme pour sa part que son fils a été tué alors qu’il était allongé sur son lit, avec à la main non pas une grenade, mais son téléphone portable.
Il dément tous liens entre Temirlan et d’éventuels terroristes. Les autorités géorgiennes ont mis du temps et ont fait preuve de mauvaise volonté pour ouvrir une enquête sur la mort du jeune homme, mais elles ont fini par s’y résoudre. À l’heure où nous écrivons ces lignes, cette enquête n’avait donné aucun résultat tangible.
Autres sujets de préoccupation plus anciens
L’inefficacité des investigations en matière pénale, conduisant notamment à l’impunité des auteurs de violations des droits humains commises par des responsables de l’application des lois, est un problème ancien en Géorgie. Le médiateur public a transmis au parquet 72 affaires portant sur des infractions qui auraient été commises par des responsables de l’application des lois entre 2013 et 2017. Bien que des enquêtes aient été ouvertes dans la plupart des cas, aucune de ces affaires n’a, à la connaissance du médiateur, donné lieu à des poursuites judiciaires.
Le 29 mai 2017, le journaliste d’investigation azerbaïdjanais Afghan Moukhtarli – qui vivait à l’époque en exil en Géorgie – a disparu de Tbilissi. Il est réapparu le lendemain dans un centre de détention en Azerbaïdjan, accusé à tort de franchissement illégal de la frontière et de trafic de devises. Il a confié à son avocat qu’il avait été enlevé par des hommes parlant géorgien, dont certains portaient un uniforme de la brigade criminelle géorgienne, et emmené clandestinement de l’autre côté de la frontière. Les autorités géorgiennes ont nié toute implication des forces de sécurité du pays et ont ouvert une enquête, qui n’a pour l’instant produit aucun résultat crédible. Afghan Moukhtarli est toujours en détention en Azerbaïdjan.
En juin 2017, deux membres du groupe de rap Birja Mafia ont été arrêtés pour possession de stupéfiants, ce qui a déclenché des manifestations de soutien en leur faveur. Les musiciens arrêtés ont déclaré que la police avait placé la drogue sur eux pour se venger d’une vidéo sur YouTube caricaturant un policier. Ils ont mentionné des menaces antérieures proférées par la police, qui avait exigé le retrait de la vidéo.
Les manifestations ont abouti à leur libération sous caution dans l’attente de leur procès. Une enquête a été ouverte sur les allégations de mauvais traitements policiers formulées par les musiciens. À la connaissance d’Amnesty International, celle-ci n’a donné aucun résultat tangible.
En juin, un tribunal de première instance de la ville de Koutaïssi, à l’ouest de la Géorgie, a relaxé un policier inculpé d’« abus de pouvoir ». La victime présumée, Demour Stouroua, un jeune homme de 22 ans vivant à Dapnari, un village de l’ouest de la Géorgie, s’était suicidée le 8 août 2016. Les éléments de preuve présentés par l’accusation comprenaient une note de Demour Stouroua qui rendait le policier responsable de son suicide, un rapport d’autopsie confirmant les traces de mauvais traitements, une vidéo montrant le policier aller chercher le jeune homme avec sa voiture le jour du suicide, et un relevé des appels téléphoniques. Plusieurs ONG géorgiennes ont critiqué la décision du tribunal, qu’elles ont jugée non fondée au vu du dossier. Le parquet a fait appel du jugement.
Mécanisme d’enquête indépendant : un chantier inachevé et un projet de loi contesté
Les autorités géorgiennes promettent depuis longtemps la mise en place d’un mécanisme indépendant chargé d’enquêter sur les violations des droits humains dont sont accusés des membres de la police ou d’autres services de l’État. Il a cependant fallu attendre 2018 pour qu’un projet de loi sur l’Inspection d’État (le mécanisme d’enquête indépendant envisagé) soit enfin soumis au Parlement, après plusieurs années d’atermoiement.
Or, ce projet de loi fait l’objet de nombreuses critiques. L’indépendance de l’organisme proposé apparaît notamment très compromise, puisque le texte prévoit que le parquet conserverait un « rôle de supervision ». Il est également à craindre que la future instance ne fonctionne en étroite association avec l’Inspection chargée de la protection des données personnelles, ce qui priverait l’une comme l’autre de toute efficacité et de toute indépendance réelles.
Les solutions existent
Le gouvernement géorgien doit veiller à ce qu’un mécanisme réellement indépendant chargé d’enquêter sur les violations commises par la police et les autres services de l’État soit mis en place sans délai, et à ce qu’une réponse soit apportée à toutes les questions concernant l’indépendance d’un tel mécanisme et l’efficacité de ses travaux.
Pour que les investigations portant sur des infractions perpétrées par des responsables de l’application des lois respectent les critères de la Cour européenne des droits de l’homme, ce mécanisme doit être conforme à cinq grands principes et être indépendant, pertinent, prompt, ouvert à la critique du public et favorisant la participation des victimes. Il doit être libre de tous liens hiérarchiques ou institutionnels avec la police ou l’État. Toute nouvelle loi destinée à porter création d’un tel organisme doit par conséquent comporter toutes les dispositions nécessaires, notamment en matière d’indépendance institutionnelle (entre autres vis-à-vis du parquet), d’obligation de rendre des comptes de façon publique et de moyens, lui permettant de réaliser dans les meilleurs délais des enquêtes effectives, indépendantes et impartiales sur les allégations d’infractions mettant en cause des responsables de l’application des lois.
Pour que les investigations portant sur des infractions perpétrées par des responsables de l’application des lois respectent les critères de la Cour européenne des droits de l’homme, ce mécanisme doit être conforme à cinq grands principes et être indépendant, pertinent, prompt, ouvert à la critique du public et favorisant la participation des victimes.
Le nouveau gouvernement géorgien doit également prendre toutes les mesures nécessaires pour apporter une réponse à la crise de confiance plus large dont souffre la justice pénale du pays. Ces mesures doivent renforcer l’impartialité, l’indépendance et l’intégrité de tous les enquêteurs travaillant au sein des services existant de la justice pénale, en leur permettant de se doter des compétences indispensables à la bonne conduite des investigations.
Pour finir, le nouveau gouvernement doit faire en sorte qu’une enquête impartiale et indépendante soit menée dans les meilleurs délais sur le meurtre de Davit Saralidze et de Temirlan Matchalikachvili. Les victimes et leurs avocats doivent être mis au courant sérieusement et sans retard de l’avancement des investigations. Les conclusions de ces dernières doivent en outre être rendues publiques.