Déclaration écrite d’Amnesty International qui sera présentée lors de la 34e session du Conseil des droits de l’homme des Nations unies (du 27 février au 24 mars 2017).
Au cours de cinq missions sur le terrain au Yémen entre mai 2015 et novembre 2016, Amnesty International a recueilli des informations indiquant que toutes les parties au conflit, y compris la coalition menée par l’Arabie saoudite et les Houthis et leurs alliés, avaient commis de graves violations du droit international humanitaire, ainsi que des violations du droit relatif aux droits humains et des atteintes à ce droit, lors d’attaques terrestres et aériennes, dont certaines devraient faire l’objet d’enquêtes pour crimes de guerre. En outre, les Houthis et leurs alliés, dont des unités de l’armée loyales à l’ancien président Ali Abdullah Saleh, ont arrêté et placé en détention de manière arbitraire des personnes qui les critiquaient ou qu’ils considéraient comme leurs opposants, ainsi que des journalistes, des défenseurs des droits humains et des membres de la communauté baha’ie ; beaucoup ont été victimes de disparition forcée. Amnesty International a également constaté que les forces hostiles aux Houthis (également connues sous le nom de Comités de résistance populaire), alliées au président yéménite Abd Rabbu Mansour Hadi et à la coalition dirigée par l’Arabie saoudite, menaient dans la ville méridionale de Taizz, au Yémen, une campagne de harcèlement et d’intimidation contre le personnel hospitalier et mettaient en danger les civils en postant des combattants et établissant des positions militaires à proximité de centres médicaux.
À ce jour, bien que les graves violations des droits humains et atteintes à ces droits commises au Yémen, dont des crimes de guerre présumés, aient fait l’objet de nombreux rapports, aucun système de reddition de comptes n’a été mis en œuvre.
Dans ce contexte de non-droit, d’impunité et d’atteintes aux libertés fondamentales, il est urgent que l’obligation de rendre des comptes soit respectée, le but étant que des enquêtes soient menées sur les violations, que les auteurs présumés soient traduits en justice et que les victimes et leurs familles reçoivent une réparation complète et efficace.
L’Équipe commune d’évaluation des incidents (JIAT), mécanisme d’enquête de la coalition menée par l’Arabie saoudite, a publié une série de conclusions juridiques en août, octobre et décembre 2016 au sujet de certaines frappes aériennes donnant à penser que des violations du droit international humanitaire pouvaient avoir été commises. Ayant étudié toutes les conclusions juridiques et factuelles mises à la disposition du public par la JIAT à ce jour, Amnesty International est préoccupée par le fait que les enquêtes menées par ce mécanisme ne semblent pas conformes aux normes internationales en matière de transparence, d’indépendance, d’impartialité et d’efficacité.
• Mandat : Le mandat de la JIAT reste peu clair : on ne sait pas ce qu’elle fera de ses conclusions, si elle identifiera les auteurs présumés, comment elle fera en sorte que les personnes soupçonnées de responsabilité pénale dans des crimes de droit international soient poursuivies, et si elle est habilitée à identifier des violations relevant de pratiques systématiques.
• Pouvoirs : On ignore de quels pouvoirs dispose la JIAT pour convoquer des témoins, obtenir des documents et d’autres éléments de preuve pertinents, s’assurer la coopération des représentants de l’État et des forces armées des membres de la coalition ; si elle a le droit de demander aux membres de la coalition de suspendre de leurs fonctions les personnes impliquées dans les affaires sur lesquelles elle enquête ; si ses recommandations sont contraignantes pour les membres de la coalition et s’il existe un mécanisme chargé de contrôler la mise en œuvre de ces recommandations. Si elle ne disposait pas de tels pouvoirs, il s’agirait d’une grave lacune, qui compromettrait la possibilité pour la JIAT d’aider les victimes et les familles de victimes à obtenir vérité, justice et réparation.
• Transparence : Les informations sur la JIAT ne sont pas facilement accessibles pour le public et sa méthodologie n’est pas bien définie. Amnesty International regrette que les informations suivantes ne soient pas rendues publiques : les qualifications des membres de la JIAT, les termes précis de son mandat et un historique détaillé de ses travaux (publiés et non publiés) réalisés jusqu’à présent ou un programme de travail. L’organisation n’a pas pu trouver d’explications détaillées sur les règles appliquées par la JIAT pour suivre, signaler et vérifier les allégations faisant état de violations.
• Impartialité : Pour l’heure, la JIAT ne précise pas les critères de sélection des cas sur lesquels elle enquête. En conséquence, Amnesty International craint que les conclusions juridiques et factuelles publiées jusqu’ici par la JIAT ne traduisent une propension à dégager les membres de la coalition de toute responsabilité dans les violations. La JIAT ne cite pas ses sources, n’indique pas comment elle vérifie les informations factuelles ni si elle a interrogé des victimes, des témoins et du personnel médical. À la connaissance d’Amnesty International, elle n’a enquêté à ce jour sur aucune attaque commise avec des bombes à sous-munitions.
Amnesty International a également exprimé des inquiétudes au sujet de la Commission nationale d’enquête yéménite, qui a été mise en place par le gouvernement yéménite reconnu internationalement et soutenu par l’Arabie saoudite. Amnesty International reconnaît l’expérience et l’engagement que les commissaires ont apportés à l’enquête et mesure les difficultés auxquelles la Commission doit faire face compte tenu du conflit en cours au Yémen. Toutefois, après avoir étudié le rapport préliminaire de la Commission et d’autres informations accessibles au public, Amnesty International estime que, dans des domaines clés, le mandat et le travail de la Commission ne satisfont pas à des critères essentiels énoncés dans les normes internationales, notamment les critères d’indépendance, d’impartialité et d’efficacité.
Enfin, si Amnesty International considère que l’adoption par le Conseil des droits de l’homme de la résolution 33/16 est un pas dans la bonne direction, et salue le fait que ce texte évoque l’affectation d’experts internationaux en droits humains supplémentaires pour épauler le bureau du Haut Commissariat aux droits de l’homme au Yémen dans son travail de suivi et d’enquête, la résolution ne confère pas aux experts de mandat ni de pouvoirs leur permettant de faire en sorte que la justice soit rendue, l’obligation de rendre des comptes respectée et des réparations accordées pour les violations ou atteintes sur lesquelles des renseignements auraient été réunis.
Selon les informations publiques disponibles à ce jour, la seule façon de garantir une enquête fiable, c’est-à-dire indépendante, efficace et transparente, est manifestement de passer par l’ouverture d’une enquête internationale indépendante, mise en place par les Nations unies. Cette enquête devrait porter sur les allégations faisant état de violations commises par toutes les parties au conflit au Yémen, et les pouvoirs nécessaires devraient être accordés pour garantir que les auteurs présumés seront traduits en justice dans le cadre de procédures équitables et que les victimes et familles de victimes recevront pleinement réparation.
En conséquence, Amnesty International exhorte le Conseil des droits de l’homme à :
• soutenir la recommandation du Haut Commmissaire et mettre en place dans les meilleurs délais un mécanisme international d’enquête capable de mener des investigations sur les allégations faisant état de violations commises par toutes les parties au conflit au Yémen, d’établir les faits et d’identifier les auteurs présumés, afin que ceux-ci soient traduits en justice dans le cadre de procédures équitables et que les victimes et leurs familles reçoivent pleinement réparation ;
• appeler toutes les parties au conflit à :
• respecter pleinement les dispositions pertinentes du droit international humanitaire lors de la planification et de l’exécution de toute opération militaire. Elles doivent en particulier veiller à ce que les civils et les biens de caractère civil ne soient pas pris pour cible, prendre les précautions nécessaires pour faire la distinction entre les civils et les combattants et entre les biens de caractère civil et les objectifs militaires, et mettre fin aux attaques menées de façon aveugle et disproportionnée ;
• veiller à ce que tous les travailleurs humanitaires soient autorisés à se déplacer librement, et à ce qu’une aide humanitaire impartiale soit apportée rapidement et sans entrave aux civils qui en ont besoin. Le processus de désescalade du conflit mené par la coalition dirigée par l’Arabie saoudite devrait notamment être rationalisé afin de faciliter la circulation des secours humanitaires, ce qui suppose qu’ils informent la coalition à l’avance de tous leurs mouvements et qu’ils fournissent les coordonnées de leurs opérations afin de ne pas être pris pour cibles ;
• veiller à ce qu’une pleine réparation soit accordée sans délai aux victimes et aux familles de victimes d’attaques illégales ayant causé des pertes humaines et matérielles, notamment des mesures d’indemnisation, de restitution, de réadaptation et de réhabilitation et des garanties de non-répétition.
• appeler la coalition dirigée par l’Arabie saoudite à cesser immédiatement d’utiliser des armes à sous-munitions, qui sont interdites par le droit international ;
• exhorter tous les pays qui fournissent des armes ou envisagent de fournir des armes à l’une quelconque des parties au conflit à suspendre immédiatement ces transferts d’armes jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de risque sérieux qu’elles soient utilisées pour commettre ou faciliter des violations graves du droit international humanitaire ou relatif aux droits humains au Yémen. Les transferts d’armes à toute partie au conflit au Yémen doivent être assortis d’une garantie stricte et juridiquement contraignante, à savoir que l’utilisation finale sera conforme au droit international humanitaire et relatif aux droits humains, et que les armes transférées ne seront pas utilisées au Yémen.