Guinée. Amnesty International défend son rapport face aux critiques du gouvernement français

Déclaration publique

ÉFAI - 26 février 2010

Le 24 février, Amnesty International a rendu public un rapport détaillé consacré au massacre du « Lundi sanglant » perpétré le 28 septembre 2009 par des unités des forces armées, de la gendarmerie et de la police guinéennes à Conakry. Au cours du massacre et dans les jours qui ont suivi, plus de 150 civils non armés ont été tués et des dizaines d’autres violés, enlevés et torturés.

Entre autres questions, le rapport s’interroge sur la fourniture d’armes et d’équipements de sécurité interne aux forces de sécurité et à l’armée guinéennes par un grand nombre d’États, dont la France, armes et équipements utilisés ensuite pour perpétrer le massacre.

Le rapport s’inquiète également de l’absence de garanties rigoureuses, conformes aux normes internationales en matière de droits humains, dans l’assistance et les formations dispensées par la France, la Chine et d’autres États à des unités de l’armée et de la gendarmerie impliquées dans le massacre ; de telles garanties auraient pu empêcher ces unités de perpétrer des violations des droits humains. Ces préoccupations s’appuient essentiellement sur des informations fournies par le ministère français des Affaires étrangères et européennes.

Le gouvernement français a rejeté le rapport d’Amnesty International, affirmant qu’il présente sous un faux jour certains faits relatifs à la fourniture de matériel et à la formation des forces de sécurité guinéennes par la France. Ce faisant, toutefois, le gouvernement français a malheureusement présenté sous un faux jour le rapport d’Amnesty International et choisi d’ignorer une grande partie de nos préoccupations essentielles concernant la protection des droits humains en Guinée.

1) Le gouvernement français affirme que la France n’a fourni aucun « matériel de guerre » à la Guinée depuis 2006

Le rapport d’Amnesty International ne dit pas que la France a fourni des armes militaires à la Guinée depuis 2006. Amnesty International s’inquiète plutôt de la fourniture, par la France, de grenades lacrymogènes et d’équipements de sécurité pendant de nombreuses années. L’organisme de contrôle des exportations du gouvernement français ne classe pas ces armes dans la catégorie « matériel militaire » - à la différence de nombreux États européens et de la « Liste militaire commune » de l’Union européenne elle-même. Néanmoins, la réglementation française exige l’obtention d’une licence d’exportation pour toute exportation de systèmes propulseurs de grenades et de grenades lacrymogènes et une évaluation approfondie des risques pour les droits humains par les autorités françaises. Amnesty International craint que ces risques n’aient pas été correctement évalués.

2) Le gouvernement français accuse Amnesty International de faire un amalgame « tendancieux » [...]« entre la détention [par les forces de sécurité guinéennes] de systèmes propulseurs de grenades et de grenades lacrymogènes de fabrication française, et les exactions commises à l’aide d’armes à feu ou d’armes blanches. »

Les témoignages recueillis par Amnesty International montrent tous sans exception que l’usage totalement illégal de gaz lacrymogène par les forces de sécurité a joué un rôle important dans les exécutions extrajudiciaires et le recours excessif à la force le 28 septembre. Le gaz lacrymogène est conçu pour disperser une foule violente, pas une manifestation pacifique dans un espace confiné. Son usage légal et proportionné exige au minimum que les personnes contre lesquelles il est employé puissent s’éloigner de la zone dans laquelle le gaz a été dispersé. Or les forces de sécurité, filmées en possession de propulseurs de grenades lacrymogènes de fabrication française, ont lancé le gaz lacrymogène contre une foule pacifique qu’elles avaient repoussée dans le stade de Conakry, provoquant une bousculade au cours de laquelle de nombreuses personnes ont été blessées et sont mortes. Les forces de sécurité ont ensuite tiré à balles réelles sur la foule prise au piège et asphyxiée par les gaz lacrymogènes, faisant des centaines de morts et de blessés graves. Ce recours excessif et arbitraire à la force constitue une violation claire des normes internationales relatives aux droits humains pour l’application des lois et s’inscrit dans une politique bien établie et souvent dénoncée depuis 1999, de violations des droits humains par les forces de sécurité guinéennes.

3) Selon le gouvernement français, « Il est mensonger de suggérer que la France n’a pas respecté ses engagements en matière de contrôle des exportations sensibles, alors qu’elle a précisément suspendu très tôt toute livraison à destination de la Guinée. »

En consultant la liste des exportations françaises vers la Guinée – fournie à Amnesty International par le ministère français des Affaires étrangères et européennes lui-même le 18 décembre 2009 – on constate que ces engagements n’ont pas toujours été respectés. La France s’est engagée, au titre du Code de conduite de l’Union européenne sur les exportations d’armes (qui fait aujourd’hui l’objet d’une position commune de l’Union européenne), à « ne pas délivrer d’autorisation d’exportation s’il existe un risque clair que les exportations proposées puissent être utilisées à des fins de répression interne. » Selon la déclaration du ministère à Amnesty International, 13 autorisations ont néanmoins été délivrées entre 2004 et 2008 pour l’exportation de grenades lacrymogènes et matériels associés aux forces de police et de gendarmerie guinéennes ; des autorisations ont notamment été délivrées pour le type de propulseurs de grenades lacrymogènes qui ont utilisés illégalement le Lundi sanglant. La France a autorisé ces exportations en dépit du fait que, depuis 1999, les forces de sécurité guinéennes ont à de nombreuses reprises utilisé illégalement des grenades lacrymogènes contre des manifestants pacifiques et des passants et fait usage d’un recours excessif et disproportionné à la force, tirant à balles réelles jusque dans l’enceinte de l’hôpital principal de Conakry en 2007.

Ces faits ont été établis publiquement par Amnesty International et d’autres organisations crédibles de défense des droits humains depuis au moins 2002. La suspension par la France de la vente de ce type d’armes à la Guinée après 2008 est donc intervenue beaucoup trop tard, et après que des exportations aient été autorisées de manière répétée en dépit de preuves convaincantes que ces exportations seraient presque certainement utilisées pour perpétrer des violations des droits humains, en contradiction avec les engagements de la France au titre du Code de conduite de l’UE.

La déclaration du gouvernement français ne fait pas mention d’un autre motif d’inquiétude, qui concerne l’absence de transparence et de contrôle public de ces exportations vers la Guinée ; autorisées sous le régime AEPE (autorisation d’exportation de produits explosifs), elles n’ont donc pas été rendues publiques, ni portées à la connaissance de l’Assemblée nationale française, contrairement à la plupart des autres exportations françaises de matériel militaire et de sécurité.

4) La France affirme que « Contrairement à ce qu’affirme Amnesty International, la coopération militaire française n’a jamais eu pour objet d’assurer l’entraînement opérationnel au combat d’unités des forces de défense et de sécurité guinéennes. »

Le rapport d’Amnesty International n’affirme pas que la France a fourni un entraînement opérationnel à des « unités de combat » guinéennes. Cependant, la France participe depuis plusieurs années à l’entraînement opérationnel de la gendarmerie guinéenne - force de maintien de l’ordre, anciennement partie des forces armées guinéennes, qui sans être une « unité de combat » a été régulièrement déployée depuis 1999 contre des manifestants pacifiques. C’est précisément cette assistance à la gendarmerie qui est détaillée dans le rapport d’Amnesty International. Il faut noter que le chef d’une unité de la gendarmerie impliquée dans les attaques du 28 septembre a été récemment accusé par les Nations unies d’avoir une responsabilité pénale potentielle pour des actes constituant des crimes contre l’humanité.

Selon des informations fournies par le ministère français des Affaires étrangères à Amnesty International le 5 Janvier, la formation la plus récente fournie à la gendarmerie guinéenne depuis 2008 comprenait l’enseignement de techniques d’intervention professionnelle de maintien de l’ordre. Le ministère a également déclaré à Amnesty International qu’en ce qui concerne les gaz lacrymogènes, bien qu’ils n’aient pas été utilisés physiquement au cours de cette formation [la plus récente], leurs conditions d’utilisation ont été communiquées.

En outre, le gouvernement français a informé Amnesty International que des formateurs français avaient participé au programme de formation d’une nouvelle force de plusieurs milliers de jeunes recrues de la Gendarmerie, parmi lesquelles sept nouvelles unités de maintien de l’ordre rapidement mises en place par le Conseil national de la Démocratie et du développement (CNDD). Le rapport d’Amnesty International fait état des vives inquiétudes de l’organisation sur le recrutement expéditif de ces nouvelles unités, sans instruction adéquate, déployées presque immédiatement contre des manifestants à Labe et Marnous peu avant le Lundi sanglant.

* * *

Amnesty International salue les appels lancés par la France, aux côtés d’autres États, en faveur d’une transition pacifique et démocratique en Guinée. Nous saluons également le soutien de la France à la négociation d’un Traité international sur le commerce des armes, instrument susceptible d’aider à stopper les flux irresponsables d’armes et de matériel qui contribuent aux massacres et à d’autres graves violations des droits humains semblables à celles commises lors du Lundi sanglant.

Toutefois, nous restons préoccupés par la reprise rapide de la coopération militaire avant que les membres des forces de sécurité responsables de quelques-uns des crimes de droit international les plus graves n’aient été traduits en justice. Bien que comprenant une introduction au droit international humanitaire et relatif aux droits humains, l’assistance antérieure dispensée par la France aux forces de sécurité guinéennes n’a manifestement pas réussi à assurer un respect fonctionnel de ce droit. De même, la fourniture d’armes destinées au maintien de l’ordre a été officiellement approuvée par la France jusqu’en 2008 en dépit de preuves abondantes, à l’époque de ces exportations, que ces types d’armes étaient utilisés pour perpétrer de graves atteintes aux droits fondamentaux des citoyens guinéens, s’inscrivant dans une décennie d’homicides illégaux et de répression violente par les forces de sécurité guinéennes. La France et d’autres États ne doivent pas refaire les mêmes erreurs.

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