Les autorités et la police locale jamaïcaines alimentent une culture de la peur au sein de familles appartenant à des couches marginalisées de la société, dans le but d’étouffer des milliers d’homicides illégaux qu’auraient perpétrés des policiers, sur fond d’injustices systématiques, écrit Amnesty International dans un nouveau rapport rendu public mercredi 23 novembre.
Ce document, intitulé Waiting in vain : Unlawful police killings and relatives’ long struggle for justice, examine l’éventail des tactiques illégales utilisées par la police à travers la Jamaïque afin de garantir que les parents de victimes d’homicides illégaux perpétrés par des policiers ne cherchent pas à obtenir justice, vérité et réparations pour leur proche. Cela inclut des actes d’intimidation, des manœuvres de harcèlement et des menaces systématiques contre des membres de la famille de victimes à leur domicile, au travail, à l’hôpital et même durant des funérailles.
« La culture de la peur et de la violence en Jamaïque permet à des policiers de se soustraire à l’obligation de rendre des comptes pour des centaines d’homicides illégaux chaque année. L’injustice est la norme », a déclaré Erika Guevara-Rosas, directrice pour les Amériques à Amnesty International.
« Exécuter illégalement des jeunes gens et réduire leur famille au silence par la terreur semble remplacer les enquêtes en bonne et due forme sur la délinquance. Ces deux dernières décennies, non seulement l’approche consistant à "combattre la violence par la violence" en Jamaïque a trahi une vision à court terme, mais elle s’est également avérée inefficace dans le cadre de la lutte contre les causes de la violence. »
La Jamaïque a depuis longtemps l’un des taux d’homicide les plus élevés au monde. Pour la seule année 2015, il était de 43 meurtres pour 100 000 habitants. Quelque 8 % de ces homicides avaient été commis par des policiers.
Depuis 2000, des responsables de l’application des lois en Jamaïque auraient tué plus de 3 000 personnes - pour la plupart des hommes jeunes vivant au sein de communautés marginalisées. En dépit d’éléments accablants prouvant l’implication de la police dans ces crimes, à la connaissance d’Amnesty International, seuls quelques policiers ont été reconnus coupables de meurtre depuis lors.
Des tactiques policières illégales
Après des tirs meurtriers, la police jamaïcaine continue à recourir à des pratiques illégales établies de longue date. Elles consistent notamment à modifier des scènes de crime, à placer des armes sur les victimes, et à menacer les familles de victimes afin de les dissuader de signaler les violations aux autorités.
De nombreux parents de personnes tuées par la police ont été harcelés chez eux, au tribunal, à l’hôpital et même aux funérailles de leur proche.
Certaines familles ont déclaré que des parents de sexe masculin de victimes ont été arrêtés illégalement et frappés en détention. Dans plusieurs cas, des proches ont affirmé que des policiers avaient tué des témoins lors de possibles exécutions extrajudiciaires. D’autres ont évoqué des femmes de la famille de victimes, qui ont quitté leur quartier, voire le pays afin d’échapper aux manœuvres d’intimidation et de harcèlement forcenées de la police. Les familles modestes n’ont pas beaucoup d’autres solutions que de rester dans leur quartier, terrorisées par la perspective de représailles.
des femmes de la famille de victimes, qui ont quitté leur quartier, voire le pays afin d’échapper aux manœuvres d’intimidation et de harcèlement forcenées de la police.
La tante de Shaniel Coombs - qui aurait été tué par des policiers à Rennock Lodge, dans l’est de Kingston, le 10 mai 2014 - a déclaré à Amnesty International : « Nous avions son corps à la maison et nous étions en deuil. Puis des policiers sont venus, très nombreux, ont pris le cercueil [...] l’ont amené dehors [...] J’ai dû appeler le ministre pour lui demander qu’on nous laisser le pleurer en paix. Je pense que le ministre les a appelés, et ils sont partis. Mais ils font subir un harcèlement horrible à notre famille. »
Le frère de Nakiea Jackson, un gérant de restaurant abattu par la police le 20 janvier 2014 dans le centre de Kingston, a déclaré : « Le premier jour, le tribunal était rempli de policiers [...] Ils sont venus voir qui étaient les témoins [...] pour les intimider. Le juge leur a demandé de quitter le tribunal. Souvent, des policiers se montrent juste pour menacer. »
En quête de justice
Les efforts déployés par les autorités jamaïcaines ont permis de réduire le nombre d’homicides illégaux attribués à la police - le divisant par deux entre 2014 et 2015.
Ces initiatives n’ont cependant pas permis jusqu’à présent de s’attaquer aux problèmes structurels laissant les forces de sécurité continuer à tuer de nombreuses personnes et à se soustraire à la justice.
Beaucoup des personnes dont Amnesty International a recueilli les propos pensent que la diminution du nombre d’homicides est temporaire et provoquée par l’effet dissuasif initial des enquêtes et poursuites ouvertes par la Commission d’enquête indépendante (INDECOM), un mécanisme de surveillance de la police établi en 2010, plutôt que par une réforme structurelle du fonctionnement interne de la police.
Selon un rapport publié en 2008 par la faculté de droit de l’université George Washington, aux États-Unis, et par Jamaicans for Justice, moins de 10 % des affaires d’homicides attribués à la police depuis 1999 ont été déférées à la justice pénale.
Après la création de l’INDECOM, la Jamaïque a établi en 2011 le tribunal spécial du coroner, chargé de mener des enquêtes sur les homicides imputés à des policiers. Le très faible budget alloué à ce tribunal entrave grandement sa capacité d’action.
Au mois de juillet 2016, l’INDECOM avait inculpé près de 100 policiers pour diverses infractions, mais du fait de retards chroniques et des dossiers en souffrance au sein du système de justice, seuls huit cas ont débouché sur un procès et sur ceux-ci seule une condamnation pour meurtre a été prononcée.
En 2013, le tribunal spécial du coroner comptait déjà 300 cas en retard, et l’INDECOM a actuellement plus de 1 000 enquêtes en cours.
Des témoins de comportements répréhensibles de la part de policiers n’osent pas les dénoncer, par peur et par manque d’accès à une assistance juridique gratuite. Les policiers, en revanche, bénéficient tous d’une telle assistance.
Comme la sœur d’Aneika Hayden, tuée dans le cadre d’une opération de police en 2009, l’a déclaré à Amnesty International : « Même si vous continuez à suivre le cas, parfois vous n’avez pas de quoi vous payer un ticket de bus, vous n’avez même pas assez d’argent pour aller [au tribunal]. Vous perdez espoir. Parce que vous vous battez contre un géant. Vous pensez, comment gagner ? C’est le gouvernement. Vous êtes un gueux qui se bat contre le gouvernement. Il n’y a aucun moyen de gagner dans cette affaire. »
Parce que vous vous battez contre un géant. Vous pensez, comment gagner ? C’est le gouvernement.
Amnesty International reconnaît que les forces jamaïcaines de sécurité travaillent dans des conditions difficiles. Selon plusieurs policiers hauts-gradés, les horaires chargés, les faibles salaires, le respect limité pour l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée, et des environnements professionnels dangereux compliquent fort la tâche consistant à retenir les agents. En 2015, 415 policiers ont démissionné. Entre 2005 et 2015, 27 policiers en service ont été tués dans le cadre d’opérations de sécurité.
« Si les autorités jamaïcaines veulent réellement lutter contre le nombre choquant d’homicides et d’actes de violence attribués à la police, elles doivent de toute urgence promouvoir une réforme en profondeur de la police et de la justice, afin de lutter non seulement contre le nombre de meurtres commis par des policiers, mais également contre les causes du problème », a déclaré Erika Guevara-Rosas.