Inde, il faut mettre un terme à la répression de la dissidence dans le territoire de Jammu-et-Cachemire

Les autorités indiennes doivent cesser de recourir à des interdictions de voyager restrictives et à des détentions arbitraires en vertu des lois antiterroristes draconiennes du pays pour intimider les voix dissidentes qui critiquent la situation dans le territoire de Jammu-et-Cachemire, a déclaré Amnesty International le 18 septembre 2024, à l’approche des premières élections dans cette région depuis 10 ans

L’Inde a révoqué le statut spécial d’autonomie de la région et durci la répression des droits humains, ce qui a donné lieu à des détentions arbitraires, à des annulations de passeports, à la création de listes opaques de personnes n’ayant pas le droit de sortir du pays, à des refus d’entrée en Inde et à des annulations arbitraires du statut de citoyen indien d’outre-mer (« Overseas Citizen of India », OCI), mesures qui touchent ceux qui dénoncent la répression, qu’ils soient ou non de nationalité indienne.

« Les autorités indiennes recourent à des restrictions arbitraires et à des mesures punitives pour créer un climat de peur dans le territoire de Jammu-et-Cachemire. Toute personne qui ose s’exprimer – que ce soit pour critiquer le gouvernement ou défendre les droits humains – s’expose à une répression de ses droits à la liberté d’expression et d’association, et ne peut plus se déplacer librement à l’intérieur ni à l’extérieur du pays, a déclaré Aakar Patel, président du conseil exécutif d’Amnesty International Inde.

« Les autorités indiennes doivent mettre un terme à leur campagne de harcèlement et d’intimidation à l’encontre des voix dissidentes [1]. La population de Jammu-et-Cachemire doit pouvoir exercer son droit de participer pleinement à la prise de décisions concernant son avenir avant, pendant et après les élections. »

Depuis l’abrogation de l’article 370 de la Constitution indienne en 2019, qui a supprimé le statut semi-autonome spécial de l’État de Jammu-et-Cachemire, et depuis qu’Amnesty International a publié son dernier rapport sur la situation des droits humains dans la région, elle a vérifié les cas d’au moins cinq personnes, dont des journalistes, des responsables politiques et des militant·e·s, qui n’ont pas pu se rendre à l’étranger ni se déplacer en Inde, alors qu’elles disposaient des documents de voyage requis, en violation de leur droit de circuler librement. Ces interdictions sont imposées sans aucune explication écrite, décision de justice ni préavis approprié dans les délais légaux, ce qui témoigne d’une forme de représailles contre leur travail légitime en faveur des droits humains dans le territoire de Jammu-et-Cachemire.

En outre, le gouvernement continue d’invoquer abusivement la Loi relative à la sécurité publique de Jammu-et-Cachemire, qui permet de détenir arbitrairement des personnes jusqu’à deux ans sans inculpation ni procès, et la Loi relative à la prévention des activités illégales, qui permet de procéder à des arrestations arbitraires. De ce fait, les voix indépendantes s’autocensurent et les autorités indiennes exercent un contrôle quasi absolu sur les informations qui sortent de Jammu-et-Cachemire.

Confiscations, annulations et délais excessifs pour la délivrance des passeports

Il n’existe pas de données officielles sur l’annulation, le refus, la confiscation ou la révocation de passeports dans le territoire de Jammu-et-Cachemire, mais les médias estiment qu’environ 98 200 passeports ont sans doute été annulés depuis l’abrogation de l’article 370 [2]. Amnesty International a recueilli des informations précises sur deux cas de détracteurs qui ont vu leurs passeports révoqués arbitrairement et sur un cas de retard excessif dans la délivrance du document.

« Je dois autocensurer mes pensées, en évitant tout ce qui pourrait attirer l’attention sur les réseaux sociaux »

Masrat Zahra, une photojournaliste cachemirie qui a remporté plusieurs prix internationaux, s’est retrouvée dans une situation de vide juridique lorsque son passeport indien a été révoqué sans préavis alors qu’elle poursuivait des études supérieures aux États-Unis. Le 24 septembre 2023, sa famille au Cachemire a reçu un avis daté du 3 juillet et demandant une réponse avant le 20 juillet – une date butoir déjà dépassée au moment où elle en a été informée.

« Ils avaient déjà pris la décision d’annuler mon passeport, alors répondre semblait futile, a déclaré Zahra. Je suis totalement piégée. Je ne peux pas quitter les États-Unis, et je ne peux pas retourner en Inde. Je dois autocensurer mes pensées, en évitant tout ce qui pourrait attirer l’attention sur les réseaux sociaux. Mais le plus difficile est d’être séparée de ma famille et de ne pas pouvoir poursuivre mon travail au Cachemire. Je ressens fortement qu’il est de mon devoir d’être la voix de mon peuple, qui n’a pas voix au chapitre en ce moment. Aucun témoignage ne sort plus du Cachemire. »

Avant de quitter l’Inde en mars 2021, Masrat Zahra avait été ciblée en vertu de la Loi sur la prévention des activités illégales en avril 2020 pour avoir prétendument publié du contenu « anti-national » ; toutefois, elle n’a jamais été officiellement arrêtée. « Après mon départ, mon nom a été ajouté à la liste des personnes dont la sortie du territoire est interdite. Si je retourne en Inde, je sais que je ne pourrai pas repartir. La police a harcelé et surveillé ma famille, et agressé mon père et ma mère. Ils ont interrogé les voisins sur mes allées et venues et ont soumis ma famille à des appels téléphoniques sans fin », a-t-elle expliqué.

En plus de ces difficultés, Masrat Zahra continue d’être menacée de mort et les accusations sur lesquelles repose sa persécution demeurent actives : « Même si je n’ai jamais reçu de copie du procès-verbal introductif, les autorités conservent le pouvoir de m’arrêter à tout moment si je reviens. »

« [Je] n’ai même pas pu me déplacer en Inde pour obtenir un traitement adapté pour mon père qui souffrait d’un cancer et qui est décédé récemment. C’est très traumatisant »

Waheed Para, militant et dirigeant politique d’opposition associé au Parti démocratique populaire (PDP) de Jammu-et-Cachemire, a été accusé par l’Agence nationale d’enquêtes, principal service chargé des enquêtes terroristes en Inde, d’être « une menace pour la sécurité de l’État ». Son passeport a été confisqué et révoqué en mai 2023 par le Bureau régional des passeports de Srinagar, avant qu’il ne puisse se rendre aux États-Unis pour débuter un programme de bourse à l’Université de Yale.

« Ils [le Bureau régional des passeports] ne m’ont donné aucune raison concrète pour révoquer mon passeport. Ils se sont contentés d’invoquer comme motif arbitraire la sécurité nationale sans autre explication... J’ai perdu une belle opportunité universitaire... [Je] n’ai même pas pu me déplacer en Inde pour obtenir un traitement adapté pour mon père qui souffrait d’un cancer et qui est décédé récemment. C’est très traumatisant », a expliqué Waheed Para.

Iltija Mufti, fille et conseillère média de Mehbooba Mufti, ex-Premier ministre de l’État et leader politique associé au Parti démocratique populaire (PDP), s’exprime régulièrement contre la répression dans la région depuis l’abrogation de l’article 370. Elle a attendu des mois avant que son passeport ne lui soit délivré.

« Finalement, j’ai dû m’adresser au tribunal et j’ai pu obtenir mon passeport, après plus d’un an d’attente. Ma mère et ma grand-mère ont elles aussi eu des ennuis avec leurs passeports. Ma liberté de mouvement est un droit inscrit dans la Constitution indienne, mais il a fallu que je me batte âprement pour l’exercer », a déclaré Iltija Mufti.

À ce jour, elle n’a pas été informée des raisons pour lesquelles la délivrance de son passeport a été retardée : « Ils ont invoqué la Loi relative aux secrets d’État, utilisée dans les affaires d’espionnage pour préserver le secret. Je n’ai même jamais commis une infraction de la circulation dans ma vie. Leur réaction a été extrême. J’ai été sanctionnée pour avoir osé m’exprimer. »

Annulation de documents conférant des droits spéciaux

Délivré par le gouvernement indien, le statut de citoyen indien d’outre-mer (« Overseas Citizen of India », OCI) permet aux étrangers ayant des liens avec l’Inde par l’ascendance, le mariage ou une précédente citoyenneté, d’entrer en Inde sans visa et de séjourner, travailler et détenir des biens dans le pays, entre autres avantages.

En 2022, Amrit Wilson, journaliste et militante britannique de 82 ans née en Inde, a reçu un document de la Haute Commission de l’Inde, l’accusant d’être impliquée dans de « multiples activités anti-indiennes » et de « propagande préjudiciable » au gouvernement indien. Son statut de citoyenne indienne d’outre-mer (OCI) a alors été annulé.

« J’ai été choquée d’apprendre que mon OCI avait été annulé. C’est très injuste car je n’ai rien fait contre l’Inde… Il est absurde de dire que je suis anti-indienne, j’ai grandi là-bas. Mes parents y ont vécu toute leur vie », a déclaré Amrit Wilson.
Si aucune raison concrète ne lui a été fournie pour expliquer cette mesure, une déclaration sous serment déposée par les autorités indiennes devant un tribunal indien citait plusieurs de ses tweets critiques à l’égard de l’abrogation de l’article 370 comme motif d’annulation.

Professeure de sciences politiques, Nitasha Kaul est une citoyenne indo-britannique originaire du Cachemire, qui a témoigné sur la situation des droits humains au Cachemire devant la Commission des affaires étrangères de la Chambre des représentants des États-Unis. Titulaire d’un passeport britannique et du statut de citoyenne indienne d’outre-mer (OCI), elle s’est vu refuser l’entrée en Inde le 23 février 2024 et n’a donc pas pu aller voir sa mère souffrante, qui y vit toujours. Les services de l’immigration ne lui ont donné aucune raison pour un tel refus, se contentant de lui dire que l’ordre venait « des autorités de Delhi ».

« Il s’agit d’une répression par-delà les frontières, ciblant de manière vindicative une universitaire qui ne se plie pas à la ligne du gouvernement »

Nitasha Kaul a expliqué que quelques semaines plus tard, elle a reçu un avis du gouvernement indien l’informant de l’annulation de son OCI. Sans la moindre preuve, la lettre l’accusait de « cibler régulièrement l’Inde et ses dirigeants, en particulier sur la question du Cachemire, par le biais d’écrits, de discours et d’activités journalistiques hostiles lors de divers forums internationaux et sur les plateformes de réseaux sociaux ».

« Le fait de ne pas pouvoir rencontrer ma seule famille est très éprouvant. Il est choquant et tout à fait injustifié de punir les intellectuels de cette manière. Mon état de santé s’en trouve considérablement affecté. Ma mère ne peut pas venir me voir et je ne peux pas être là pour elle. Il s’agit d’une répression par-delà les frontières, ciblant de manière vindicative une universitaire qui ne se plie pas à la ligne du gouvernement », a déclaré Nitasha Kaul.

Des détracteurs placés en détention arbitraire

En juin 2024, les autorités indiennes ont arrêté l’ancien président de l’Association du barreau de la Cour de Jammu-et-Cachemire, Mian Abdul Qayoom [3], qui avait critiqué les violations des droits humains imputables aux autorités et l’abrogation de l’article 370 de la Constitution. En juillet, elles ont interpellé trois autres avocats [4] au titre de la Loi relative à la sécurité publique (PSA). Ces quatre avocats sont détenus dans des prisons situées à l’extérieur du Cachemire, souvent à Jammu et dans l’État de l’Uttar Pradesh.

Leur détention intervient sur fond de répression contre l’Association du barreau, accusée par le pouvoir en place de « fournir une aide juridique gratuite aux anti-nationaux » et de défendre une idéologie « anti-nationale et pro-sécessionniste » [5].

Également arrêtés en vertu de la Loi relative à la sécurité publique, les journalistes Majid Hyderi et Sajad Gul sont détenus en dehors du Cachemire, dans la prison de Kot Balwal, dans le district de Jammu.

« La détention en dehors de l’État constitue une double peine pour les détenus qui sont pour la plupart des détracteurs du gouvernement. L’éloignement de l’État dont ils sont originaires restreint encore leur liberté d’expression et cause des souffrances à leurs familles, tout en les empêchant de se voir régulièrement. Il leur est également impossible de rencontrer fréquemment leurs avocats », a déclaré Shafqat Shah*, avocat à la Haute Cour de Jammu-et-Cachemire.

Dans le cadre de ses recherches, Amnesty International a examiné les requêtes en habeas corpus déposées pour contester les détentions en vertu de la Loi relative à la sécurité publique devant la Haute Cour de Jammu-et-Cachemire et la Haute Cour du Ladakh sur les périodes 2014-2019 et 2019-2024. Elle a constaté une multiplication par sept du nombre de cas déposés en vertu de cette loi après 2019, Srinagar à majorité musulmane enregistrant systématiquement plus de cas que Jammu à majorité hindoue.

Elle a également noté que le temps moyen nécessaire pour statuer sur ces requêtes devant la Haute Cour de Srinagar a démesurément augmenté depuis 2019, donnant lieu à des détentions arbitraires et prolongées. La durée moyenne pour clore une requête en habeas corpus, qui permet essentiellement aux détenus de contester la légalité et les conditions de leur détention devant une cour de justice indépendante et impartiale, est passée de 269,9 jours sur la période 2014-2019 à 329,2 jours sur la période du 4 août 2019 au 31 juillet 2024.

La Commission électorale indienne aurait donné comme instructions aux responsables gouvernementaux de Jammu-et-Cachemire de ne pas procéder à des « détentions préventives injustifiées » en amont des élections [6] ; cependant, pour parvenir à un apaisement significatif, il convient de libérer les personnes détenues en vertu de la Loi relative à la sécurité publique pour avoir simplement exercé leurs droits et demandé des comptes aux autorités.

D’après les données publiées par le Bureau national des statistiques sur la criminalité en 2022 [7], près de 37 % des affaires intentées en vertu de la Loi relative à la prévention des activités illégales dans toute l’Inde ont été enregistrées dans le territoire de Jammu-et-Cachemire, avec un taux de condamnation de 3 %. Il est donc probable que cette loi soit utilisée à mauvais escient pour réprimer les défenseur·e·s des droits humains, les procédures pénales se caractérisant par des dispositions strictes en matière de libération sous caution, des détentions prolongées et de longues enquêtes à titre de sanctions. Khurram Parvez, militant de la société civile et coordinateur de la Coalition de la société civile du Jammu-et-Cachemire, et Irfan Mehraj, journaliste, sont maintenus en détention en vertu de la Loi relative à la prévention des activités illégales depuis 2021 et 2023 respectivement.

« Le mode opératoire des autorités indiennes vis-à-vis de leurs détracteurs consiste à éviter de procéder à des arrestations à grande échelle ou à des exécutions extrajudiciaires, et à intensifier leurs manœuvres d’intimidation et de harcèlement. Les journalistes et la société civile se retrouvent impuissants, piégés dans une spirale où ils s’efforcent de faire face aux requêtes et de lutter contre les accusations pénales », a déclaré Akhtar Bano*, rédacteur en chef du Cachemire.

Contrôle renforcé du gouvernement de l’Union indienne

Autre menace pour les droits humains, le lieutenant-gouverneur du territoire de Jammu-et-Cachemire – nommé par le gouvernement central – s’est vu conférer [8] le 12 juillet 2024 le contrôle absolu sur la juridiction de la gouvernance de l’État, y compris les fonctionnaires administratifs locaux, les prisons, les poursuites et les cabinets d’avocats. L’extension de ses pouvoirs renforce le contrôle du gouvernement de l’Union indienne sur la région, concentrant le pouvoir entre les mains du lieutenant-gouverneur et limitant considérablement l’autonomie traditionnellement exercée par le gouvernement local. Ce changement réduit le rôle du Premier ministre et de l’Assemblée législative élue, tout en marginalisant leur influence sur les décisions administratives et juridiques essentielles ; le pouvoir de la gouvernance locale s’en trouve amoindri.

Depuis le 5 août 2019, les représentants du gouvernement dans le territoire de Jammu-Cachemire sont également pris pour cibles, au motif que leurs opinions seraient « préjudiciables aux intérêts de la sécurité de l’État » ou qu’ils seraient liés, à quelque titre que ce soit, à des personnes qui ont été des militants. Selon les médias [9], au moins 40 d’entre eux ont été limogés de leurs fonctions sans avoir pu raisonnablement faire appel ni contester cette décision [10] [11].

« Il faut commencer par libérer sans attendre toutes les personnes détenues en vertu de la Loi relative à la sécurité publique et de la Loi relative à la prévention des activités illégales »

Tous les cas de révocation de passeport, d’interdiction de voyager et d’annulation du statut d’OCI recensés par Amnesty International se caractérisent par des motifs très généraux et le secret, une procédure d’appel à huis clos et un accès restreint aux tribunaux – des outils de répression bien pratiques pour les autorités indiennes. La prise de décision par l’exécutif sans aucune consultation de la population et la répression contre les représentants du gouvernement illustrent les violations des droits de la population de Jammu-et-Cachemire à prendre part au processus politique et à exprimer ses opinions sans crainte.

« En vue de mettre fin à la répression dans le territoire de Jammu-et-Cachemire, il faut commencer par libérer sans attendre toutes les personnes détenues en vertu de la Loi relative à la sécurité publique et de la Loi relative à la prévention des activités illégales simplement parce qu’elles ont exercé leur droit à la liberté d’expression, a déclaré Aakar Patel.

« Les autorités indiennes ne doivent pas s’arrêter là et doivent veiller à ce que tous les droits fondamentaux de tous soient respectés et protégés dans le Jammu-et-Cachemire. C’est le " naya " (nouveau) Cachemire auquel les autorités doivent aspirer alors qu’elles préparent le terrain pour que la région retrouve son statut d’État. »

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*Les noms ont été modifiés afin de protéger l’identité des personnes rencontrées.

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