Nous, organisations internationales de défense des droits humains signataires de la présente déclaration, appelons l’Assemblée nationale de Thaïlande à rejeter les propositions actuelles de modifications de la Loi de 2007 relative aux infractions dans le domaine de l’informatique (CCA), et à adopter des modifications qui rendraient la législation conforme aux obligations de la Thaïlande au regard du droit international, notamment à celle de protéger les droits à la liberté d’expression et d’opinion et au respect de la vie privée.
Les poursuites engagées en vertu de cette loi sont en nette augmentation depuis deux ans. Selon les informations fournies par le ministère de la Justice à Fortify Rights, 399 procédures de ce type ont été recensées depuis le début de l’année 2016 – contre 321 au total en 2015, 71 en 2014, 46 en 2013, 13 en 2012 et six en 2011.
La CCA est déjà utilisée fréquemment pour limiter de manière inadmissible les droits à la liberté d’expression et d’opinion et pour menacer et punir les défenseurs des droits humains, les détracteurs du gouvernement et les journalistes.
D’après les statistiques recueillies par l’ONG thaïlandaise iLaw, entre juillet 2007 et décembre 2014, sur les 277 procédures pénales engagées au titre de cette loi, seulement 22 % concernaient des infractions classiques liées au domaine de l’informatique, telles que le piratage de systèmes informatiques.
En revanche, 78 % des procédures portaient sur la diffusion de contenus soi-disant choquants.
Les modifications proposées, si elles étaient adoptées, aggraveraient encore les failles existantes de la CCA, au lieu d’y remédier. Elles risqueraient de restreindre encore davantage l’exercice des droits humains fondamentaux et les activités pacifiques d’un grand nombre de personnes, d’institutions et d’entreprises.
Nous sommes particulièrement préoccupées par les aspects suivants de la CCA et des propositions de modifications en cours d’examen par l’Assemblée nationale :
1) Condamnations pénales restreignant la liberté d’expression des utilisateurs d’ordinateurs
Les propositions de modifications de la CCA maintiennent des sanctions pénales pour les violations de la législation et ne modèrent pas les sanctions injustifiées visant des utilisateurs d’ordinateurs, y compris les longues peines d’emprisonnement applicables à des actes relevant de l’exercice pacifique de la liberté d’expression au regard du droit international relatif aux droits humains et des normes qui en découlent.
L’article 14(1) de la CCA prévoit jusqu’à cinq ans de prison ou une amende de 100 000 bahts thaïlandais (environ 2 800 dollars des États-Unis), voire les deux, pour le téléchargement de contenus « falsifiés » ou « erronés » qui seraient « susceptibles de causer du tort à un tiers ». Ces dernières années, la formulation vague et générale de cette disposition a été utilisée arbitrairement contre des journalistes, des défenseurs des droits humains et d’autres personnes participant à l’important travail d’information du public et de défense de la protection des droits humains. Souvent, des dispositions du Code pénal concernant la diffamation ou le crime de lèse-majesté accompagnent les poursuites engagées en vertu de l’article 14(1) de la CCA. Alors que les précédents projets de modifications de la législation réduisaient considérablement le champ d’application de l’article 14(1) en vue d’empêcher son utilisation dans ce type de cas, l’Assemblée nationale a récemment laissé entendre qu’elle pourrait conserver la formulation générale de la loi d’origine.
Les lois qui répriment pénalement le fait d’exprimer pacifiquement des opinions, notamment les dispositions prévoyant des poursuites pénales pour diffamation, ne sont pas compatibles avec les obligations de la Thaïlande au regard du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), auquel cet État est partie. Le Comité des droits de l’homme des Nations unies, qui veille à l’application du PIDCP par les États parties, a exprimé sa préoccupation au sujet des lois relatives à la diffamation qui rendent passible de poursuites pénales ou sont utilisées d’une autre manière pour punir l’exercice du droit à la liberté d’expression, protégé par ce traité. Il a souligné que l’intérêt public d’un sujet particulier doit toujours être reconnu comme argument de défense lors des procès pour diffamation et que « [à] tout le moins dans le cas des commentaires au sujet de figures publiques, il faudrait veiller à éviter de considérer comme une infraction pénale ou de rendre d’une autre manière contraires à la loi les déclarations fausses qui ont été publiées à tort, mais sans malveillance ». Il a également précisé que « l’emprisonnement ne constitue jamais une peine appropriée » pour la diffamation.
Les propositions de modifications de l’article 14(2) de la CCA étendraient son champ d’application en prévoyant jusqu’à cinq ans d’emprisonnement pour quiconque serait reconnu coupable d’avoir importé dans un système informatique de « fausses informations susceptibles de compromettre le maintien de la sécurité nationale, de la sécurité publique, de la stabilité économique, des services publics, [...] ou de provoquer la panique au sein du public ». Sa formulation vague et générale rend cette disposition sujette à des abus de la part des autorités, qui pourraient l’utiliser pour réprimer des formes d’expression protégées par le droit international.
2) Responsabilité des fournisseurs de services
Les propositions de modifications de l’article 15 de la CCA maintiennent la responsabilité pénale des « fournisseurs de services ». Une personne considérée comme un fournisseur de services pourrait encourir cinq ans de prison si elle « collabore, consent ou donne son accord » à une violation de l’article 14. Étant donné que la notion de « fournisseur de services » est large selon les termes de la CCA, couvrant les fournisseurs de réseau, les fournisseurs d’accès à Internet, les hébergeurs Internet, les fournisseurs de contenu et les plateformes en ligne, quasiment toutes les entreprises thaïlandaises liées aux télécommunications et à Internet risquent d’encourir les sanctions pénales prévues par cette loi. Tant que l’article 14 restera défini ou appliqué de manière trop large ou vague et incompatible avec les droits humains universellement reconnus, la responsabilité des fournisseurs de services dans les violations de cette disposition sera elle-même incompatible avec les normes internationales relatives aux droits humains.
3) Atteintes au respect de la vie privée
Les propositions de modifications de la CCA ne protègent pas contre les intrusions arbitraires dans la vie privée lors des enquêtes portant sur des infractions dans le domaine de l’informatique. L’article 17 du PIDCP dispose que « [n]ul ne sera l’objet d’immixtions arbitraires ou illégales dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance [...] » et que « [t]oute personne a droit à la protection de la loi contre de telles immixtions ou de telles atteintes ».
La CCA permet aux autorités de recueillir des éléments liés à de potentielles violations de la loi en utilisant différentes méthodes, dont certaines nécessitent une autorisation judiciaire. Cependant, les articles 18 et 19 de la CCA autorisent également les enquêteurs à obliger des personnes ou des fournisseurs de services à fournir des données relatives au trafic ou des informations sur des utilisateurs d’ordinateurs sans l’aval de la justice.
Par conséquent, les autorités peuvent obtenir des informations concernant les activités Internet d’utilisateurs sans autorisation judiciaire.
Pour l’heure, aucune des propositions de modifications des articles 18 et 19 ne remédie à ces lacunes, qui pourraient faciliter l’application arbitraire et ciblée de la CCA contre des militants, des journalistes, des détracteurs du gouvernement et d’autres personnes.
Dans son rapport 2016 relatif au secteur privé et à la liberté d’expression à l’ère du numérique, le rapporteur spécial des Nations unies sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression a rappelé : « Toute exigence, toute demande et toute autre mesure visant à supprimer des contenus numériques ou à accéder aux données de clients doivent être fondées sur des dispositions législatives dûment adoptées, être soumises à un contrôle externe et indépendant, et montrer qu’elles visent à réaliser, de manière utile et proportionnée, l’un ou plusieurs des objectifs énoncés à l’article 19 3) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. »
4) Facilitation de la censure
La CCA restreint de façon injustifiable le droit à la liberté d’expression en facilitant la censure officielle des contenus Internet.
Aux termes des propositions de modifications de son article 20, les autorités pourraient supprimer les contenus d’ordinateurs qui enfreignent la CCA, violent une disposition pénale ou menacent la « sécurité nationale ». Les mesures prises en vertu de l’article 20 nécessitent une autorisation judiciaire, mais la formulation vague et générale de la CCA laisse aux autorités une grande latitude pour supprimer des contenus Internet. Cette situation est particulièrement inquiétante au vu des récentes actions des autorités thaïlandaises visant à punir des personnes pour avoir exercé leurs droits à la liberté d’expression, ainsi qu’à la liberté d’association et de réunion pacifique, entre autres droits. En outre, l’article 20 ne prévoit pas l’expiration de l’autorisation judiciaire après un certain laps de temps.
Les lourdes sanctions pénales prévues par la CCA encouragent une autocensure généralisée, qui limite encore davantage l’exercice du droit à la liberté d’expression. Ainsi, l’extension de la responsabilité pénale aux fournisseurs d’accès à Internet pourrait conduire certains d’entre eux à censurer de leur propre initiative des contenus Internet, et restreindrait donc également la liberté d’expression des utilisateurs d’Internet en Thaïlande.
En conséquence, nous demandons à l’Assemblée nationale de veiller au respect des obligations de la Thaïlande au regard du droit international en rejetant ces propositions de modifications et en révisant la CCA de manière à la rendre conforme au droit international relatif aux droits humains, en consultation avec la société civile et d’autres spécialistes en la matière.
Signataires :
Amnesty International
Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH)
Fortify Rights
Commission internationale de juristes
Lawyers’ Rights Watch Canada