Lors des manifestations de masse, connues sous le nom de mouvement « Tishreen » (« octobre » en arabe), les forces de sécurité, notamment la police antiémeutes, les forces antiterroristes et les membres des Unités de mobilisation populaire, un vaste réseau de milices légalement considérées comme faisant partie des forces armées irakiennes, ont fait usage de la force meurtrière contre les manifestant·e·s et mené une sinistre campagne d’homicides extrajudiciaires et de disparitions forcées.
« Les autorités irakiennes doivent garantir des investigations indépendantes et impartiales sur les crimes commis depuis 2019 contre des manifestant·e·s »
« Depuis le mouvement Tishreen, les gouvernements irakiens successifs sont revenus sur leur promesse de garantir vérité et justice pour les violences imputables à l’État et aux milices, infligées à des manifestant·e·s, des militant·e·s et des avocat·e·s irakiens, ainsi qu’à leurs familles. Le petit nombre de poursuites et d’enquêtes – un chiffre dérisoire par rapport à l’ampleur des atteintes – démontre clairement que les autorités ne cherchent pas à mettre en œuvre l’obligation de rendre des comptes, a déclaré Razaw Salihy, chercheuse sur l’Irak à Amnesty International.
« Justice aurait dû être rendue depuis longtemps pour le mouvement Tishreen. Les autorités irakiennes doivent garantir des investigations indépendantes et impartiales sur les crimes commis depuis 2019 contre des manifestant·e·s, des militant·e·s et leurs familles, publier les conclusions et amener les personnes soupçonnées d’être pénalement responsables à rendre des comptes dans le cadre de procès équitables respectant les normes internationales. Elles doivent aussi protéger les familles qui réclament justice contre les représailles. »
Des représailles visant à faire taire les appels à la justice
Si certaines familles continuent d’insister pour demander des comptes et poursuivre des enquêtes laissées en suspens, d’autres familles renoncent à leur quête de justice du fait des représailles subies pour avoir parlé.
Dans une affaire emblématique, le père d’un avocat spécialisé dans les droits humains, victime d’une disparition forcée en octobre 2019, a été tué [1] en mars 2021 après avoir fait campagne pour obtenir des réponses au sujet du lieu où se trouvait son fils. Amnesty International avait mis en garde face aux menaces pour la sécurité de la famille en novembre 2020 et appelé les autorités irakiennes à garantir leur protection.
La famille de Sajjad al Iraqi, autre militant de renom qui a « disparu » en septembre 2020 à Nasiriya, a été la cible de nombreuses menaces émanant de personnes qui seraient liées aux ravisseurs et aux Unités de mobilisation populaire. Elles ont téléphoné à la famille à plusieurs reprises ou sont venues au domicile pour faire pression afin qu’elle abandonne l’action en justice intentée au sujet de la disparition de Sajjad al Iraqi. Il s’attachait notamment à dénoncer des affaires de corruption.
Non-respect de l’obligation de rendre des comptes
Très peu de poursuites visant des membres des forces de sécurité ou de milices affiliées ont été intentées pour leur rôle dans les violences infligées à des manifestant·e·s et des militant·e·s.
Dans un rapport [2] publié en juin 2022, la Mission d’assistance des Nations unies pour l’Irak (MANUI) n’a pu relever que la condamnation de quatre « éléments armés non identifiés » depuis mai 2021 et de six membres des forces de sécurité pour des tirs ciblés, des homicides et des enlèvements. Ce rapport notait : « La MANUI et le HCDH n’ont pas pu identifier d’autres affaires ayant progressé au-delà de la phase d’enquête pendant la période visée par ce rapport. »
Un membre de la famille a déclaré qu’ils avaient rencontré le Premier ministre Mohammed Shia Al Sudani il y a neuf mois et qu’il avait promis de suivre le dossier de Sajjad al Iraqi. Le 22 mars 2023, le tribunal pénal de Dhi Qar a condamné [3] deux personnes par contumace pour l’enlèvement de Sajjad al Iraqi.
Cependant, on ignore où il se trouve et personne n’a été arrêté dans le cadre de cette affaire. Un proche a déclaré à Amnesty International : « Le cas de Sajjad al Iraqi ne suscite guère d’intérêt. C’est juste de fausses promesses et des phrases rassurantes. Uniquement de l’encre sur du papier. »
Manque de transparence
Depuis 2019, les gouvernements irakiens successifs ont formé diverses commissions chargées d’enquêter sur les violations des droits humains commises dans le cadre des manifestations au niveau national et des gouvernorats, mais elles n’ont pas permis d’obtenir vérité et justice.
C’est notamment le cas de la « commission d’enquête », créée par le décret n° 293 du Premier ministre de l’époque, Mustafa al Kadhimi, le 18 octobre 2020, avec pour objectif [4] de rassembler des preuves, de publier un rapport complet et d’identifier les responsables des crimes commis. Aux termes de ce décret, la commission a le droit de saisir la justice de certains dossiers, mais aucune transparence ne permet de savoir si cela s’est produit.
Dans une lettre adressée par le bureau du Premier ministre Shia al Sudani à Amnesty International le 2 avril 2023, il est dit que « le Premier ministre a ordonné en novembre 2022 l’activation des travaux de la commission [d’enquête] et la prise de contact avec les représentants des manifestants ». Le bureau du Premier ministre a présenté les mesures prises par la commission d’enquête, notamment « l’examen de plus de 215 affaires obtenues auprès de la Cour centrale d’enquête de Rusafa et l’examen de plus de 5 375 documents officiels, dont des rapports médicaux, des rapports d’autopsie des victimes et des rapports d’experts médicolégaux, et la commission continue d’examiner les documents reçus des cours d’appel ».
Le bureau du Premier ministre a également confirmé que des réparations avaient été versées aux familles des victimes, à hauteur de 10 millions de dinars irakiens (7 250 euros environ) pour chaque victime.
Toutefois, les réparations ne sauraient remplacer le fait d’établir la vérité et de traduire en justice les responsables et, près de trois ans après sa création, la commission d’établissement des faits n’a toujours pas publié de conclusions.
Actuellement, la disparition forcée n’est pas un crime en vertu du droit irakien et ne fait donc pas l’objet de poursuites en tant qu’infraction distincte. Le 6 août 2023, le Conseil des ministres a rédigé un projet de loi [5] sur les personnes disparues et l’a adressé au Parlement. L’objectif déclaré de ce projet est d’aider les proches des disparus à connaître leur sort et à avoir accès à des réparations, notamment par la création d’une commission nationale pour les disparus. Toutefois, il ne criminalise pas la disparition forcée et ne prévoit pas de sanctions pour les auteurs de tels actes.