Les autorités jamaïcaines doivent rapidement nommer une commission d’enquête dotée du mandat, des ressources et des pouvoirs requis, afin de diligenter une enquête approfondie sur la conduite des forces de sécurité durant l’état d’urgence en 2010, a déclaré Amnesty International vendredi 17 mai lors d’une visite en Jamaïque.
Trois ans après l’instauration de l’état d’urgence, qui s’était traduit par de graves atteintes aux droits humains présumées, notamment des homicides illégaux, des disparitions forcées et des arrestations arbitraires, le gouvernement jamaïcain a finalement reconnu la nécessité d’une commission d’enquête. Auparavant, le Bureau du médiateur avait sollicité la mise en place d’une commission dans le cadre d’un rapport provisoire présenté au Parlement jamaïcain le 29 avril.
Dans ce rapport, le Bureau du médiateur conclut qu’au moins 76 personnes et un soldat ont été tués dans les premiers jours de l’état d’urgence, ce qui représentait la plus importante perte en vies humaines dans le cadre d’une opération des forces de sécurité depuis l’indépendance de la Jamaïque. Cependant, le rapport « provisoire » ne présente pas de conclusions finales sur les événements ; il se contente de préconiser la tenue de nouvelles investigations par une commission et les autorités judiciaires pénales compétentes.
« Trois ans plus tard, la Jamaïque ne s’est toujours pas acquittée de l’obligation de mener dans les meilleurs délais une enquête indépendante, impartiale et efficace sur les dizaines d’allégations d’homicides illégaux imputables aux forces de sécurité et d’autres graves atteintes aux droits humains perpétrées durant l’état d’urgence, a indiqué Chiara Liguori, chercheuse sur la Jamaïque à Amnesty International.
« Les gouvernements, précédent et actuel, doivent en assumer la responsabilité et faire tout ce qui est en leur pouvoir pour garantir que les droits des victimes à la vérité, à la justice et aux réparations soient respectés sans plus attendre. »
Selon le rapport du Bureau du médiateur, l’inaction des autorités dans les premiers jours qui ont suivi les évènements de 2010, par exemple la non-protection des scènes de crime, a indûment gêné les investigations. Les Forces de défense de la Jamaïque (JDF) se sont tout d’abord montrées réticentes à coopérer pleinement avec l’enquête du Bureau du médiateur. Le rapport montre que le manque de ressources a empêché de terminer des examens médicolégaux essentiels, notamment balistiques, en dépit de l’expertise internationale fournie.
Malgré plusieurs requêtes initiées peu après les événements par le Bureau du médiateur, la société civile jamaïcaine et Amnesty International, le gouvernement en place à l’époque, tout comme le gouvernement actuel arrivé au pouvoir en janvier 2012, ont refusé de nommer une commission d’enquête tant que le rapport du Bureau du médiateur n’était pas publié.
« La mise en place de cette commission n’a que trop tardé ; tout au moins le gouvernement aurait-il dû doter le Bureau du médiateur des ressources nécessaires pour terminer son rapport en temps opportun. Les victimes de violations des droits humains ne peuvent plus attendre d’avoir des réponses et d’obtenir justice », a expliqué Chiara Liguori.
Comme l’avait déjà préconisé Amnesty International en mai 2011 dans son rapport intitulé A long road to justice ? Human rights violations under the state of emergency, le gouvernement doit consulter la société civile quant à l’élaboration du mandat de la commission. Ce mandat doit permettre à la commission d’évaluer les opérations menées par les forces de sécurité à l’aune des normes internationales relatives aux droits humains et doit comporter l’obligation pour la commission de formuler des recommandations sur le mode de fonctionnement des forces de l’ordre à l’avenir.
Les membres de la commission d’enquête doivent être sélectionnés en fonction de leur impartialité, compétence et indépendance reconnues, et il convient de consulter la société civile sur ce point. Enfin, la commission doit jouir des pouvoirs et de l’autorité nécessaires pour garantir l’accès à toutes les preuves pertinentes, doit garantir la participation des victimes et des autres parties concernées, et doit être soumise à un contrôle public.
Complément d’information
Le 23 mai 2010, le gouverneur général de la Jamaïque a décrété l’état d’urgence pendant un mois dans les paroisses de Kingston et St Andrew. La situation a explosé lorsque des partisans armés de Christopher Coke (alias « Dudus ») se sont opposés aux opérations du gouvernement visant à l’arrêter. Les autorités américaines demandaient son extradition vers les États-Unis, où il était inculpé de trafic d’armes et de stupéfiants.
L’instauration de l’état d’urgence a conféré aux forces de sécurité de vastes pouvoirs afin de restreindre la liberté de mouvement, de fouiller les lieux et d’arrêter les personnes soupçonnées d’être impliquées dans des activités illicites, sans mandat.
Le rapport provisoire du Bureau du médiateur a conclu qu’au moins 44 décès survenus pendant cette période pourraient être des homicides illégaux. Il a également pointé du doigt quatre victimes présumées de disparitions forcées et cité des allégations faisant état de centaines de détentions arbitraires – concluant qu’un millier de personnes avaient été placées en détention au début de l’état d’urgence.
Le rapport se penche également sur les investigations menées sur l’assassinat de l’homme d’affaires Keith Clarke chez lui, le 27 mai 2010, par les forces de sécurité, meurtre pour lequel trois membres des Forces de défense de la Jamaïque (JDF) ont été inculpés en juillet 2012.
Il a recommandé de nommer une commission chargée de mener une enquête judiciaire sur les activités des forces de sécurité de l’État et des hommes armés illégaux durant l’état d’urgence en 2010, et de fournir personnel et équipement au laboratoire d’analyses médicolégales afin de « faciliter l’achèvement des analyses balistiques en instance, conformément au protocole convenu ».