JORDANIE : Amnesty International demande une enquête sur des allégations de torture et de mauvais traitements infligés à des détenus

Index AI : MDE 16/004/2006

DÉCLARATION PUBLIQUE

Amnesty International demande au gouvernement jordanien d’ouvrir immédiatement une enquête impartiale et indépendante sur les informations persistantes faisant état de torture et de mauvais traitements infligés à des suspects politiques par le Département des renseignements généraux (DRG), le principal service de sécurité concerné par l’arrestation de détenus politiques.

Amnesty International lance cet appel en réaction à des plaintes persistantes concernant la torture en détention au secret par le DRG dans son centre près de Wadi Sir, à Amman.

Amnesty International continue à recevoir des informations faisant état de détenus forcés de signer des « aveux », qui sont alors utilisés contre eux lors de procès devant la Cour de sûreté de l’État, un tribunal spécial dont la procédure viole les normes internationales pour un procès équitable. Selon certaines informations, ce tribunal refuse fréquemment d’enquêter sur les plaintes des accusés signalant avoir été torturés en détention provisoire ; la Cour refuse aussi de rejeter des éléments de preuve qui auraient été obtenus sous la torture.

Amnesty International reconnaît pleinement le devoir des autorités jordaniennes de traduire en justice ceux qui commettent des actes de terrorisme et autres crimes, mais les autorités doivent respecter leurs obligations définies par le droit international relatif aux droits humains, afin que les suspects ne soient pas soumis à la torture ou à des mauvais traitements ; ils doivent aussi bénéficier d’une procédure équitable.

Amnesty International est préoccupée par la torture et les mauvais traitements commis par le DRG depuis de nombreuses années. Il y a seulement trois semaines, le Comité des libertés jordanien1 a publié un rapport sur des visites qu’il a pu effectuer dans six prisons, d’octobre à décembre 2005. Selon ce rapport, des prisonniers islamistes ont exprimé «  leur colère et leur sentiment d’injustice extrêmes...devant les mauvais traitements du DRG au cours de leur interrogatoire, ainsi que les verdicts inéquitables de la Cour de sûreté de l’État...Les détenus des ailes Tanzimat (groupes) auxquels le Comité a rendu visite ont exprimé une plainte collective concernant les passages à tabac qu’ils ont subis, ainsi que les insultes et les humiliations endurées au DRG (dans la saha, ou cour2), avant leur transfert en prison. Certains détenus sont également privés de sommeil ou reçoivent des jets d’eau. Leurs familles sont empêchées de leur rendre visite, et les détenus passés à tabac sont cachés lors des visites de représentants de la Croix Rouge...Certains détenus ont signalé que des parents étaient emmenés devant eux et frappés sous leurs yeux. »

1 Appartenant aux Associations professionnelles, un regroupement de syndicats.

2 Amnesty International reçoit depuis plusieurs années un certain nombre de plaintes concernant l’usage d’une « cour » dans le centre de détention du DRG, où ont lieu de nombreux actes de torture.
Avant cela, des délégués d’Amnesty International qui se sont rendus en Jordanie en février 2006 se sont entendu dire par plusieurs avocats que les accusés qu’ils représentaient devant la Cour de sûreté de l’État avaient été reconnus coupables d’infractions liées au terrorisme en raison de déclarations qui leur auraient été arrachées de force et qu’ils ont rétractées devant le tribunal.
Ces accusés ont le droit d’interjeter appel de leurs condamnations et verdicts devant la Cour de cassation ; dans certains cas, ces jugements auraient été cassés en raison de « méthodes d’enquête inadéquates », selon la Cour de cassation. Cependant, même au stade de l’appel, avant la Cour de cassation, les tribunaux accordent souvent une attention insuffisante aux allégations de torture des accusés, lorsqu’ils étudient leurs affaires, y compris celles susceptibles d’entraîner la peine de mort.

Parmi les affaires signalées à Amnesty International figurent :
 Salem Saad Bin Sweid et Yasser Fathi Ibrahim Freihat, pendus le 11 mars 2006, ont été condamnés par la Cour de sûreté de l’État en avril 2004. Ils ont nié les charges, déclarant au tribunal qu’ils avaient été détenus au secret par le DRG pendant plus d’un mois, au cours duquel ils avaient été torturés pour leur faire « avouer » leur implication dans l’homicide de Laurence Foley, diplomate des États-Unis, abattu le 28 octobre 2002 à Amman. Les deux accusés ont affirmé avoir été passés à tabac pendant leur interrogatoire. Salem Saad Bin Sweid a déclaré au Comité des libertés que durant son interrogatoire par un certain nombre de policiers, l’un d’entre eux lui a demandé la couleur du véhicule de Laurence Foley. Ayant répondu « blanc », Salem Saad Bin Sweid a été appelé à sortir de la pièce, frappé et a reçu l’ordre de répondre « rouge ». Les deux détenus ont interjeté appel devant la Cour de cassation. Cependant, ni la Cour de sûreté de l’État ni la Cour de cassation n’ont mené d’enquête approfondie sur ces allégations. Les deux accusés ont été condamnés sur la base d’« aveux »3 qu’ils ont rétractés.

3 En 2005, 11 personnes ont été exécutées en Jordanie. Depuis le début de l’année 2006, au moins trois personnes ont été exécutées et au moins 24 condamnations à la peine de mort ont été prononcées (dont au moins six ont été commuées), dont 22 contre des prisonniers politiques.

 Muamer Ahmed Yusuf al Jaghbir, un troisième homme inculpé en lien avec l’homicide de Laurence Foley, risque également la peine de mort. Il est actuellement en procès devant la Cour de sûreté de l’État, ayant été renvoyé en Jordanie après avoir été détenu en Irak par les forces des États-Unis, semble-t-il en 2004. Muamer Ahmed Yusuf al Jaghbir affirme avoir été détenu au secret et à l’isolement pendant trois mois par le DRG, après son retour en Jordanie ; durant cette période, il aurait été torturé jusqu’à ce qu’il accepte de signer une déclaration qu’il n’a pas eu l’autorisation de lire. Il affirme avoir été régulièrement battu à coups de pied et de matraque alors qu’il était menotté, avoir été entravé aux mains et aux jambes pendant des périodes prolongées, menacé de représailles contre sa famille, et désorienté en étant soumis à des lumières fortes ou plongé dans une obscurité totale pendant vingt-quatre heures d’affilée. Muamer al Jaghbir est également accusé d’avoir organisé un attentat contre l’ambassade jordanienne de Bagdad en août 2003 : 17 personnes avaient été tuées, dont cinq policiers irakiens, et des dizaines d’autres avaient été blessées. Muamer al Jaghbir affirme avoir été traduit devant le procureur et s’être fait dicter son témoignage par une personne qu’il ne connaissait pas, mais qu’il avait vu une ou deux fois lors de son interrogatoire. Muamer al Jaghbir nie les charges qui pèsent contre lui.

 Mustafa Siyam a également été détenu par les forces des États-Unis en Irak. Il été détenu un certain temps à la prison d’Abu Ghraib à Bagdad, mais est revenu en Jordanie en avril 2004. Lors des trois premières semaines, au cours desquelles personne n’avait appris son retour, il a été détenu au secret et interrogé par le DRG. Mustafa Siyam a par la suite déclaré à son avocat qu’il avait été privé de sommeil pendant deux ou trois jours, frappé et soumis à la falaqa (coups de bâton assénés sur la plante des pieds, souvent dans une position très inconfortable), qu’il avait reçu des coups de poing au visage, lui occasionnant une fracture du nez ; il se serait également entendu dire que son épouse jordanienne et ses deux enfants vivant en Irak n’auraient pas la permission de revenir en Jordanie, sauf s’il signait des « aveux » complets. Mustafa Siyam affirme avoir été obligé de rédiger de nombreuses déclarations alors qu’il était encore détenu par le DRG, et avant d’être présenté au procureur, à qui il a « avoué » être impliqué dans un attentat de février 2002, où deux personnes avaient trouvé la mort. Mustafa Siyam a reçu accès à sa famille et à un avocat seulement au bout de sept semaines de détention. Par la suite, lors de son procès devant la Cour de sûreté de l’État, son avocat a demandé que soient produites devant le tribunal des déclarations écrites que Mustafa Siyam affirme avoir rédigées lors de ses trois premières semaines de détention. Cela lui a été refusé. La Cour de sûreté de l’État ne semble pas avoir ouvert d’enquête sur son allégation de torture aux fins de lui extorquer des « aveux ». En septembre 2005, Mustafa Siyam a été condamné à mort par la Cour de sûreté de l’État, mais la Cour a immédiatement commué ce verdict en emprisonnement à vie.

 Hamdi Ahmed, Loui Sherif, Muhammad Omar et Muhammad Tamari, originaires de Salt, affirment également avoir été torturés lors de leur détention au secret par le DRG, pendant deux semaines. Ces quatre personnes sont actuellement jugées par la Cour de sûreté de l’État en lien avec des activités subversives. Après leur arrestation en septembre 2005, ces quatre personnes ont toutes signalé avoir été torturées et maltraitées par le DRG pour leur extorquer des « aveux ». Parmi les méthodes utilisées figureraient des passages à tabac prolongés à coups de poing et de matraque, des menaces de viol à leur encontre ou celle de leur famille, et des menaces de détention à durée indéfinie par le DRG. Hamdi Ahmed affirme avoir été particulièrement maltraité, subissant un certain nombre de dommages corporels manifestes. Selon ses déclarations à son avocat, lorsqu’une délégation du Comité international de la Croix Rouge (CICR) a reçu la permission de visiter le centre du DRG, il a été dissimulé par les autorités, pour qu’il ne puisse pas être vu par les délégués du CICR ni avoir accès à eux. Amnesty International a reçu plusieurs témoignages selon lesquels des détenus ont été dissimulés lors de visites de délégations du CICR, en raison des traces de violence physique qu’ils portaient.

 Khalil Osama Zalloum, son frère Muhammad Anwar Zalloum et leur cousin Muatez Hatem Zalloum, tous âgés d’une petite vingtaine d’années, ont été arrêtés le 10 janvier 2006 alors qu’ils pénétraient semble-t-il dans une mosquée au cours de la fête musulman d’Eid al Adha. Pendant cinq jours, leurs familles sont restées sans nouvelles d’eux : le DRG les détenait au secret. Ces trois personnes affirment avoir été privées de nourriture pendant dix-huit heures et torturées ou maltraitées, en étant forcées de se tenir debout contre un mur pendant huit heures sur une seule jambe ou les bras écartés ou levés, et recevant des coups dans cette position. Ils auraient été forcés de signer des aveux préparés à l’avance par leurs interrogateurs. Ils sont actuellement jugés par la Cour de sûreté de l’État, inculpés d’appartenance à une organisation illégale, l’Hizb al Tahrir (Parti de la libération, islamique). Selon leurs avocats et leurs proches, ces trois jeunes gens ont tous témoigné devant le tribunal qu’ils avaient été frappés en détention provisoire pour les obliger à « avouer », mais le tribunal a ignoré ces déclarations.

Le 13 avril 2006, le lendemain de la publication du rapport du Comité des libertés, dans lequel figuraient certains détails des plaintes des détenus relatives à la torture et aux mauvais traitements par le DRG, de graves événements ont eu lieu à la prison de Qafqafa. Un détachement important de police antiterroriste, portant des armes à feu, aurait pénétré dans les cellules des détenus pour rechercher de la drogue et des armes, selon les autorités ; les détenus et leurs familles soutiennent qu’il s’agissait d’une opération destinée à extraire deux détenus. Un détenu, Khaled Fawzi Ali Bishtawi, est mort à la suite de l’intervention policière ; il serait décédé lors de son transfert à l’hôpital après avoir été blessé à la tête par balle. La cause de son décès fait l’objet d’une enquête par l’Institut national de médecine légale.

Les récits des événements diffèrent, mais selon les familles des détenus, ainsi que des informations provenant d’un appel passé par un détenu sur son téléphone portable, les policiers ont tiré des coups de feu, blessant et frappant un certain nombre de détenus. De leur côté, ceux-ci auraient pris deux policiers en otage. Des dizaines de détenus et de responsables de la sécurité auraient été blessés. À la suite de ces troubles, le Comité des libertés a demandé aux autorités de le laisser à nouveau rendre visite aux prisonniers, mais à l’heure où nous écrivons, il n’avait reçu aucune réponse.

Les violences d’avril à la prison de Qafqafa font suite à d’autres affrontements, dans le même lieu et dans les prisons de Swaqa et Jweideh, le 1er mars 2006. Ces événements se sont produits au moment où des personnes détenues dans l’aile des politiques de la prison de Swaqa ont tenté d’empêcher l’extraction par les forces de sécurité de Salem Saad Bin Sweid et Yasser Fathi Ibrahim Freihat (voir ci-dessus), croyant qu’ils étaient emmenés à leur exécution. Ensuite, des troubles ont éclaté quand des détenus leur ont manifesté leur soutien dans les ailes politiques des prisons de Jweideh et Qafqafa. Un certain nombre d’agents pénitentiaires auraient été retenus en otage pendant quelques heures, et plusieurs prisonniers et agents auraient été blessés lors d’affrontements. Les deux détenus au centre de ces manifestations ont été pendus le 11 mars. Le 21 mars, des membres du Centre national des droits humains, une organisation de défense des droits humains financée par le gouvernement, ont tenté de rendre visite aux prisonniers de Swaqa, mais se sont entendu dire par les autorités pénitentiaires que les détenus ne souhaitaient pas les voir. Les autorités leur auraient récemment signalé qu’ils pouvaient visiter la prison à la fin du mois de mai.

Contexte

Ces cas figurent parmi les plus récents d’une longue litanie de torture et mauvais traitements présumés des suspects politiques aux mains du DRG, signalés à Amnesty International depuis plus de vingt ans. Amnesty International fait régulièrement état de son inquiétude concernant les pratiques du gouvernement jordanien. Parmi d’autres affaires récentes figure celle des quatre ressortissants yéménites, suspects dans le cadre de la « guerre au terrorisme », qui affirment avoir été torturés par des membres des services de sécurité jordaniens. Trois d’entre eux auraient été transportés de force de la Jordanie vers des centres de détention administrés par les États-Unis, où ils ont été retenus pendant de longues périodes avant d’être renvoyés au Yémen ; l’un d’eux a été directement renvoyé de la Jordanie au Yémen (voir le rapport d’Amnesty International USA : Below the radar - Secret flights to torture and "disappearance", index AI : AMR 51/051/2006, d’avril 2006).

Amnesty International exprime régulièrement au gouvernement jordanien ses préoccupations concernant l’usage de la détention au secret, car celle-ci facilite la torture et le mauvais traitement des détenus. De manière générale, les détenus sont maintenus au secret par le DRG sur des périodes allant d’une semaine à deux mois, même si certaines personnes sont détenues encore plus longtemps. Au cours de cette période, les interrogateurs du DRG cherchent à extorquer des « aveux » ou autres confessions pouvant être utilisées par la suite lors de poursuites devant la Cour de sûreté de l’État. La détention au secret implique inévitablement que toute preuve matérielle de torture peut être dissimulée plus facilement, car les détenus risquent de ne pas avoir accès à leurs avocats ou à leurs familles tant que leurs blessures n’ont pas guéri ; en outre, les allégations de torture sont plus difficiles à prouver en raison de l’absence de témoins indépendants.

Dans son commentaire sur le Troisième rapport périodique de la Jordanie concernant sa mise en œuvre du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, en 1994, le Comité des droits de l’homme des Nations unies a recommandé que les mesures de détention administrative et de détention au secret soient limitées à des cas très exceptionnels. Selon certaines informations, le projet de loi relatif à la sécurité nationale (pas encore étudié par le parlement) permettra la détention de suspects de terrorisme pour une durée indéfinie et sans inculpation : cela renforce les inquiétudes concernant l’absence d’équité dans la procédure appliquée aux détenus.

4 Les informations concernant l’élaboration de ce nouveau texte de loi ont fait suite aux attentats suicide contre trois hôtels d’Amman le 10 novembre 2005, revendiqués par un groupe armé basé en Irak et mené par le ressortissant jordanien Abu Musab al Zarqawi. Soixante personnes ont été tuées et de nombreuses autres blessées. Ces attentats, qui visaient spécialement des civils, ont été fermement condamnés par Amnesty International.

Le DRG possède de vastes pouvoirs d’arrestation et de détention arbitraires. En 1995, le Comité des Nations unies contre la torture a exprimé ses regrets que le quartier général du DRG soit reconnu comme prison officielle, que des membres des forces armées aient la capacité de procureur et de détenir des suspects au secret, qu’il s’agisse de militaires ou de civils, jusqu’à la fin de leur interrogatoire pour une période allant jusqu’à six mois, et que les détenus soient privés d’accès aux juges, aux avocats et aux médecins. Le Comité recommandait que les fonctions de détention et d’interrogation soient séparées, et que la supervision de tout centre de détention soit menée par des responsables officiels plutôt que par les personnes chargées de ces centres de détention.
Cette séparation n’apparaît pas dans le centre de détention du DRG.

5 Observations finales du Comité contre la torture : Jordanie. 26/07/95. A/50/44, § 159-182.

En tenant compte de ces éléments, Amnesty International demande aux autorités jordaniennes d’aligner leur textes de loi et leur pratique sur les normes internationales relatives aux droits humains, et de mettre en place toutes les garanties possibles pour empêcher la torture et les mauvais traitements. L’organisation demande également au gouvernement de ratifier le Protocole facultatif à la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants6. Ce protocole stipule que des experts internationaux indépendants procèderont à des visites régulières des lieux de détention afin d’évaluer les conditions de détention et le traitement des détenus, pour recommander des améliorations. Le protocole stipule aussi que les États parties doivent établir un mécanisme national pour visiter des lieux de détention et coopérer avec les experts internationaux.

6 La Jordanie a accédé à la Convention contre la torture et autre peine ou traitement cruel, inhumain ou dégradant en 1991.

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