KIRGHIZISTAN. Appel en faveur d’une enquête internationale indépendante et impartiale

Index AI : EUR 58/002/2010
ÉFAI-17 juin 2010

Alors que l’aide humanitaire dont ils avaient besoin de toute urgence commence à parvenir aux réfugiés et aux personnes déplacées au Kirghizistan et en Ouzbékistan, de plus en plus d’allégations font état de la complicité des forces de sécurité kirghizes dans certaines des atteintes aux droits humains commises, en particulier dans des actes violents contre des membres de la minorité ouzbèke, qui ont conduit des milliers de personnes à fuir la violence qui a submergé le sud du Kirghizistan ces six derniers jours.

Amnesty International demande qu’une enquête internationale indépendante et impartiale soit menée sur les violents événements de ces derniers jours afin que tous les responsables présumés, qu’il s’agisse de civils armés ou de membres des forces de sécurité, soient amenés à rendre des comptes pour les atteintes aux droits humains qui ont été perpétrées. L’organisation estime que seule une enquête internationale est susceptible d’être considérée comme impartiale et crédible par tous les groupes touchés, et qu’elle est donc indispensable au rétablissement d’une paix durable et de l’état de droit dans le pays.

Pour qu’une enquête soit efficace, il faut que les éléments témoignant des crimes commis soient recueillis et protégés sans délai, de manière aussi objective et impartiale que possible. C’est pourquoi Amnesty International est préoccupée, en plus des allégations de complicité des forces de l’ordre, par les informations indiquant que des membres des forces de sécurité ont tenté de confisquer des vidéos et des photos prises par des journalistes locaux et des habitants qui ont gardé une trace des violences. Dans ce contexte, il est particulièrement inquiétant d’apprendre que des défenseurs des droits humains ayant rassemblé des témoignages ont été menacés par les forces de sécurité et parfois arrêtés. Dans un cas en particulier, des hommes armés et masqués affirmant être membres des forces de sécurité auraient tiré sur le portail de la maison d’un défenseur des droits humains, à Bazar Korgan, lorsque son épouse a refusé de leur remettre son appareil photo et les enregistrements de témoignages qu’il avait recueillis auprès d’habitants du village. Les défenseurs des droits humains jouent un rôle important dans la mise en évidence des atteintes à ces droits.

Les autorités kirghizes assurent que les forces de sécurité ont repris le contrôle de la situation à Och, Djalal-Abad et dans les villes et villages voisins, et qu’elles concentrent leurs efforts sur le rétablissement de l’ordre et l’arrestation des responsables présumés des violences, mais la situation en matière de sécurité dans le sud du pays reste tendue et semble entraver la distribution d’aide humanitaire.

Amnesty International exhorte le gouvernement intérimaire du Kirghizistan à réagir immédiatement aux allégations de complicité des forces de sécurité et à faire clairement comprendre que toutes les atteintes aux droits humains donneront lieu à des poursuites.

Tout en appelant à nouveau ce gouvernement à protéger sa population, et notamment les minorités ethniques, l’organisation fait part de son inquiétude concernant un décret d’urgence « sur l’autorisation accordée aux forces de sécurité d’employer la force meurtrière », pris le 12 juin, qui permet de recourir à la force meurtrière au-delà des limites imposées par le droit international et pourrait faciliter des homicides illégaux, voire des exécutions extrajudiciaires.

Les autorités kirghizes doivent respecter et protéger le droit à la vie en se conformant aux normes internationales relatives à l’usage de la force. Les Principes de base des Nations Unies sur le recours à la force et l’utilisation des armes à feu par les responsables de l’application des lois disposent que les forces de l’ordre doivent avoir recours à des moyens moins dangereux avant d’utiliser des armes à feu, même dans le cadre de rassemblements violents, et qu’elles ne peuvent recourir intentionnellement à l’usage meurtrier de la force que « si cela est absolument inévitable pour protéger des vies humaines ». Nul ne peut déroger à l’obligation de préserver la vie humaine, ni la restreindre, même dans des situations d’urgence.

En ce qui concerne un second décret « sur la constitution de groupes de défense citoyens », également pris le 12 juin, Amnesty International souligne que ces groupes sont organisés, coordonnés et financés par l’État. Aux termes de la législation nationale et des engagements internationaux du Kirghizistan, le gouvernement est tenu de veiller à ce que ces groupes soient formés comme il se doit et qu’un système fiable d’obligation de rendre des comptes pour toute violation perpétrée par leurs membres soit en place. Il porte la responsabilité de toute atteinte aux droits humains que ces groupes pourraient commettre.

Complément d’information

Les violences meurtrières qui ont dévasté de vastes zones du sud du Kirghizistan auraient commencé par des affrontements entre bandes rivales de jeunes kirghizes et ouzbeks, le 10 juin 2010. Ces affrontements ont rapidement dégénéré en attaque de grande ampleur contre les quartiers majoritairement ouzbeks d’Och, avec des incendies, des pillages et des agressions violentes, dont des homicides. Par la suite, ces violences se sont étendues à Djalal-Abad et aux villes et villages voisins.

Le 15 juin, la haut-commissaire aux droits de l’homme des Nations unies a déclaré que la violence semblait « orchestrée, ciblée et bien préparée » et qu’elle avait été déclenchée par cinq attaques menées simultanément par des hommes armés et masqués dans la ville d’Och.

Le gouvernement intérimaire impute cette violence aux partisans de l’ancien président Kourmanbek Bakiev et à des groupes criminels organisés, qu’il accuse de vouloir déstabiliser le pays avant le référendum sur la nouvelle constitution, prévu le 27 juin prochain.

Le 12 juin, il a pris un décret d’urgence « sur l’autorisation accordée aux forces de sécurité d’employer la force meurtrière ». Ce texte permet aux organes responsables de l’application des lois, quand l’état d’urgence est en place, d’avoir recours à la force meurtrière :

  pour protéger les citoyens et se protéger des attaques qui mettent en danger leur vie ou leur santé, pour libérer des otages et pour empêcher que des personnes s’emparent d’armes à feu par la violence ;
  pour empêcher une attaque collective ou armée visant des agents de la force publique ou les forces armées chargées de rétablir l’ordre, ou toute autre personne exerçant des fonctions officielles visant à rétablir l’ordre et à lutter contre la criminalité, ainsi que toute autre attaque mettant en danger leur vie ou leur santé ;
  pour repousser une attaque collective ou armée visant des biens ou lieux importants et protégés, des locaux de citoyens, des locaux et bâtiments appartenant à des organismes, entreprises, établissements ou organisations de l’État ou des collectivités, ainsi que les attaques visant l’armée ou des organes responsables de l’application des lois ;
  pour arrêter des hommes qui résistent ou sont pris en flagrant délit, et pour arrêter des personnes armées qui refusent d’obéir à l’ordre de remettre leurs armes.

L’article 9 des Principes de base sur le recours à la force et l’utilisation des armes à feu par les responsables de l’application des lois, qui précisent l’obligation qu’ont les États de respecter et de garantir le droit à la vie (proclamé par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques), dispose que la force meurtrière ne peut être employée que « si cela est absolument inévitable pour protéger des vies humaines ». Bien que le décret d’urgence respecte en partie ce principe, d’autres dispositions pourraient servir à justifier le recours à la force meurtrière au-delà des limites fixées par le droit international relatif aux droits humains, qui pourrait entraîner des exécutions extrajudiciaires ou d’autres homicides illégaux.

Un second décret d’urgence pris le 12 juin par le gouvernement intérimaire du Kirghizistan, qui porte «  sur la constitution de groupes de défense citoyens », prévoit de « former un système uniforme d’équipes nationales volontaires de la République kirghize », « en tenant compte des demandes des citoyens pour leur sécurité personnelle et la protection de leurs droits », composées « de citoyens patriotes [et] de réservistes d’organes responsables de l’application des lois [...] pour mener leurs activités conformément à la législation de la République kirghize en collaboration avec les organes responsables de l’application des lois ».

En vertu des obligations découlant du droit international, l’État est tenu d’empêcher que ces groupes commettent des violations, d’empêcher les atteintes aux droits humains, d’enquêter sur celles qui sont commises et de les punir, ainsi que d’accorder réparation aux victimes. Tout homicide illégal ou autre atteinte aux droits humains aux mains de ces groupes qui est encouragé ou ordonné par les autorités est imputable à l’État, de même que tout homicide illégal résultant de l’application du droit kirghize, et notamment des dispositions illégales du décret d’urgence susmentionné.

Comme l’a fait remarquer le rapporteur spécial sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, le « rôle de l’État dans les exécutions vigilantistes peut prendre les formes les plus diverses selon la progression ci-après : absence complète de rôle ; impuissance à empêcher effectivement les exécutions et à poursuivre les exécuteurs ; approbation implicite des exécutions ou soutien tacite ; encouragement actif, y compris par des déclarations orales ; et participation directe et publique, y compris sous la forme d’une aide officielle à la constitution et aux activités de groupes vigilantistes et autres comités d’autodéfense, d’une collusion d’intérêts ou d’une participation officielle aux actes de vigilantisme » (rapport soumis par le rapporteur spécial sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires à l’Assemblée générale, document ONU A/64/187, 29 juillet 2009, paragraphe 54).

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