QUESTIONS ET RÉPONSES

La situation des droits humains au Moyen-Orient et en Afrique du Nord


En 2011, la situation des droits humains s’est-elle améliorée pour les populations du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord à la suite des soulèvements dans cette région ?

Il ne fait aucun doute que de nombreuses personnes dans la région ont subi des violations flagrantes des droits humains, d’une ampleur extrême, en 2011. Pour ces personnes – par exemple en Syrie, au Yémen, en Égypte et à Bahreïn – le respect des droits humains peut paraître une perspective encore bien éloignée.

Néanmoins, la force morale dont ont fait preuve les manifestants en 2011 a changé le contexte en matière de droits humains dans la région. L’ampleur et la violence de la répression de certains États ont fait honte à leurs alliés et protecteurs qui avaient jusque-là fermé les yeux sur les violations au nom du maintien de la stabilité.

Même en janvier 2011, rares sont ceux qui auraient pu imaginer que la Ligue arabe suspendrait la Libye un mois plus tard pour des motifs liés aux droits humains. À Bahreïn, la répression gouvernementale a suscité une telle inquiétude au niveau international et une telle opposition au sein du pays que le roi a pris la décision sans précédent de nommer une commission d’enquête internationale, qui a rendu un rapport accablant de 500 pages sur les violations des droits humains. Il reste maintenant à voir si les autorités vont suivre ses recommandations.

Même la Syrie, bénéficiaire depuis si longtemps de l’indulgence de ses alliés, qui ont bloqué des résolutions et aidé le régime syrien alors qu’il commettait des crimes contre l’humanité, a été contrainte d’accepter la visite d’observateurs de la Ligue arabe à la fin de l’année.

Moins d’un an après la chute de l’ancien président tunisien Zine El Abidine Ben Ali, c’est Moncef Marzouki, militant des droits humains et ancien prisonnier d’opinion adopté par Amnesty International, qui assure provisoirement la présidence du pays. Lors d’une rencontre avec la société civile tunisienne, il a signé le Manifeste d’Amnesty International pour le changement, s’engageant à mettre en œuvre 10 mesures clés en faveur des droits humains. Nous veillerons à ce qu’il tienne ses engagements, de même que les milliers de personnes qui sont descendues dans les rues il y a un an.

D’autres États de la région, comme l’Arabie saoudite et l’Algérie, ont été moins touchés par les manifestations massives de 2011. Toutefois, nombreux sont ceux qui espèrent que les événements de l’année passée inciteront les gouvernements qui traînent des pieds quand il s’agit d’améliorer le respect des droits humains à engager de véritables réformes attendues de longue date.

Combien de personnes ont trouvé la mort dans les différents soulèvements à travers la région ?

Tunisie : selon les chiffres officiels, au moins 300 personnes sont mortes et 700 ont été blessées pendant le soulèvement de décembre 2010 et janvier 2011.
Égypte : d’après le ministère égyptien de la Santé, au moins 848 personnes ont été tuées pendant le soulèvement de janvier et février. Depuis, Amnesty International a eu connaissance d’environ une centaine de morts supplémentaires dans des manifestations.
Yémen : plus de 200 personnes ont été tuées en lien avec les manifestations depuis février, et des centaines d’autres sont mortes dans des affrontements armés.
Syrie : en décembre, les Nations unies ont estimé à plus de 5 000 le nombre de personnes tuées depuis le début des manifestations en mars, parmi lesquelles des déserteurs, des civils et des soldats exécutés pour avoir refusé de tirer sur les manifestants. Amnesty International a pour sa part eu connaissance précisément de 4 401 décès, mais elle est convaincue que le nombre réel est bien plus élevé. À la fin de l’année, l’organisation avait reçu des informations faisant état de plus de 210 cas de décès en détention, soit plus de 40 fois plus que la moyenne annuelle de ces dernières années en Syrie.
Bahreïn : Amnesty International a eu connaissance d’au moins 48 décès dans des manifestations depuis février.
Libye : des milliers de civils et de combattants sont morts à la suite du soulèvement contre le colonel Kadhafi en février. Le nombre exact est impossible à déterminer en raison des difficultés d’accès à de grandes parties du pays pendant certaines périodes du conflit, de la désorganisation des services médicaux, et de l’absence de médecins légistes dans de nombreuses zones.

Pour l’instant, qui a eu à rendre des comptes pour les violences commises contre les manifestants en 2011 ?

En Égypte, l’ancien président Hosni Moubarak, l’ancien ministre de l’Intérieur Habib El Adly et six policiers de haut rang sont actuellement jugés pour divers chefs d’accusation, dont l’« assassinat de participants aux manifestations pacifiques de la révolution de janvier 2011 », crime pour lequel l’accusation a demandé la peine de mort. Amnesty International est opposée à la peine de mort en toutes circonstances, quelle que soit la gravité du crime commis. Hosni Moubarak, ses deux fils et l’un de ses proches collaborateurs d’affaires sont aussi poursuivis pour corruption et détournement de fonds publics. D’autres procès de membres subalternes des forces de sécurité ont généralement abouti à des acquittements.

L’ancien président de Tunisie, Zine El Abidine Ben Ali, s’est enfui en Arabie saoudite le 14 janvier 2011 ; il y vit toujours en exil, malgré les demandes d’extradition adressées par les autorités tunisiennes au gouvernement saoudien. Depuis décembre, il est jugé (par contumace), ainsi que 40 autres responsables de haut rang, pour des homicides de manifestants. Depuis juin 2011, Zine El Abidine Ben Ali et des membres de sa famille ont été reconnus coupables par contumace de plusieurs infractions, telles que le détournement de fonds, la possession illégale d’armes et de stupéfiants, la fraude au logement et l’abus de pouvoir.

En Libye, l’homicide de Mouammar Kadhafi, qui faisait l’objet d’un mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale (CPI), a réduit à néant tout espoir pour les milliers de victimes des violences commises sous son régime d’obtenir justice. Son fils, Saïf al Islam Kadhafi, également recherché par la CPI pour crimes contre l’humanité, est détenu à Zintan par une milice armée, qui a jusqu’à présent refusé de le livrer au Conseil national de transition (CNT) ou de le laisser rencontrer un avocat. On ignore toujours s’il sera jugé. Abdallah Senoussi, ancien chef des services de renseignement libyens, est aussi recherché par la CPI et est toujours en fuite. Les autorités libyennes ont également demandé l’extradition de l’ancien Premier ministre, al Baghdadi Ali al Mahmoudi, pour le juger. Amnesty International a appelé les autorités tunisiennes à ne pas autoriser son extradition s’il existait un risque qu’il soit torturé ou jugé dans le cadre d’un procès inéquitable en Libye.

À Bahreïn, le gouvernement a annoncé début 2012 que 48 responsables de la police et des forces de sécurité faisaient l’objet d’une enquête pour des violations des droits humains commises pendant les manifestations antigouvernementales de 2011. Le ministère public a déclaré enquêter sur 107 cas de violations des droits humains, dont des actes de torture, des décès en détention et des homicides illégaux.

Amnesty International a demandé l’ouverture d’une enquête internationale indépendante et impartiale sur les violations des droits humains qui continuent d’être commises au Yémen, et a condamné l’immunité qu’auraient obtenue le président Ali Abdullah Saleh et d’autres responsables en échange de leur démission dans le cadre d’un accord de transfert du pouvoir conclu en novembre 2011. Le nouveau ministre des Droits humains aurait annoncé le 19 décembre la mise en place d’une commission d’enquête indépendante et impartiale à propos des violations commises pendant les manifestations de 2011. Il reste à voir si cette commission sera bien créée.

Amnesty International a demandé en avril que la Cour pénale internationale soit saisie de la situation en Syrie, et a continué de le faire au fur et à mesure que se faisaient jour des éléments indiquant l’existence de crimes contre l’humanité. La détermination de certains pays du Conseil de sécurité des Nations unies, tels que la Russie et la Chine, à protéger la Syrie à tout prix a permis à celle-ci de ne pas rendre de comptes pour ses infractions au droit international.

Certains commentateurs ont laissé entendre que le succès des partis islamistes en Tunisie et en Égypte constituait une menace pour les droits humains. Quelle est la position d’Amnesty International à ce sujet ?

Les partis et les mouvements islamistes ont fait l’objet d’une sévère répression pendant des années dans plusieurs pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord. Les manifestants de 2011 réclamaient davantage de liberté d’expression de leurs opinions politiques et de liberté d’association. À l’heure où la Tunisie, la Libye et l’Égypte, en particulier, ont la possibilité de rompre avec des décennies de répression, le moment est venu de concrétiser ces revendications, en respectant l’égalité des genres et le droit de chacun de ne pas subir de discrimination, ainsi que les droits à la liberté d’expression, d’association et de réunion et à l’égalité.

Il est difficile de savoir ce que tel ou tel groupe politique fera une fois au gouvernement. Néanmoins, nous veillerons à ce que tous les gouvernements respectent les mêmes normes internationales en matière de droits humains. Nous attendons d’eux qu’ils adoptent durablement des réformes fondamentales dans ce domaine, notamment en instaurant des dispositions juridiques pour protéger les femmes de la discrimination et de la violence liée au genre et en amendant toutes les lois et pratiques discriminatoires à l’égard des minorités religieuses, ethniques ou autres. En particulier, les droits des femmes ne doivent pas être sacrifiés dans le cadre de la transition.

Dans la période précédant les élections législatives en Égypte et en Tunisie, Amnesty International a pris contact avec les partis politiques des deux pays pour leur demander de prendre 10 engagements en faveur des droits humains. Elle a constaté avec déception qu’un certain nombre d’entre eux avaient émis des réserves sur certains points comme l’égalité des genres, la non-discrimination et la peine de mort.


Quel a été le rôle des femmes dans les soulèvements et quelles répercussions les changements dans la région ont-ils eues sur les droits des femmes ?

L’attribution, en octobre, du prix Nobel de la paix à une militante yéménite de premier plan, Tawakkol Karman, colauréate avec deux autres femmes, est une reconnaissance du rôle central joué par les femmes dans les soulèvements de l’année passée. Que ce soit à Bahreïn, en Syrie ou en Irak, les femmes ont été au cœur des manifestations et des actions militantes, et n’ont pas été épargnées par certaines des pires formes de violence.

La participation visible des femmes au soulèvement en Égypte a fait naître beaucoup d’espoirs à propos de la progression des droits des femmes après la démission d’Hosni Moubarak, mais la réalité s’est avérée cruellement décevante. Depuis son arrivée au pouvoir, le Conseil suprême des forces armées a soumis des manifestantes à des « tests de virginité » forcés et à d’autres violences pendant les manifestations, notamment à des passages à tabac et à des atteintes sexuelles. Les femmes sont systématiquement exclues de pratiquement tous les niveaux de la prise de décision. La commission créée pour proposer des amendements constitutionnels, composée de huit juristes, ne comptait aucune femme parmi ses membres. Le Conseil suprême des forces armées a aussi annulé la loi instaurant un quota de femmes au Parlement, sans la remplacer par aucune autre mesure garantissant l’égale participation des femmes à la vie politique. En conséquence, le nouveau Parlement égyptien ne devrait comprendre qu’une poignée de députées de sexe féminin.

En Tunisie, le gouvernement provisoire a levé les réserves du pays à la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, ce qui constitue une étape importante vers l’égalité des genres et un précédent positif pour les autres gouvernements. Néanmoins, de nombreuses femmes se sont plaintes de ne pas avoir été traitées sur un pied d’égalité avec les hommes pendant les élections d’octobre et d’avoir été marginalisées par les partis politiques, qui ont présenté principalement des hommes en tête de liste.

En Libye, le fait que les manifestations antigouvernementales aient rapidement dégénéré en un conflit armé à part entière a restreint la participation directe et la visibilité des femmes, même si beaucoup d’entre elles ont contribué aux activités de l’opposition et en ont souffert. Pendant le conflit, les forces du colonel Kadhafi ont arrêté des femmes, dont beaucoup ont été frappées, voire violées selon certains témoignages. Des femmes détenues par des forces favorables au CNT à Zaouïa, Tripoli et Misratah ont affirmé avoir été agressées sexuellement avant ou pendant leur arrestation. Les femmes restent peu représentées dans les institutions influentes. En décembre, le CNT ne comptait que deux femmes parmi ses 61 membres désignés publiquement, et le nouveau gouvernement ne comprenait que deux femmes sur 27 membres. Autre sujet d’inquiétude : en octobre, le dirigeant du CNT s’est publiquement déclaré favorable à la polygamie.

À Bahreïn, des milliers de femmes ont participé aux manifestations antigouvernementales. Des dizaines d’entre elles ont été arrêtées et certaines auraient subi des actes de torture ou d’autres mauvais traitements.

Au Yémen, des manifestantes et des militantes ont été harcelées, arrêtées et parfois frappées pour avoir participé au mouvement de contestation. Certaines ont aussi été menacées via leur famille, leurs proches de sexe masculin étant sommés de les contrôler et de calmer leurs ardeurs militantes.

En Arabie saoudite également, des femmes ont participé aux manifestations dans la province de l’Est et dans d’autres régions, principalement pour demander la libération d’hommes de leur famille détenus depuis des années sans inculpation ni procès. Plusieurs dizaines d’entre elles ont été arrêtées, puis libérées après la signature, par un tuteur de sexe masculin, d’un engagement selon lequel elles ne recommenceraient pas. Une campagne a aussi été lancée le 17 juin contre l’interdiction faite aux femmes de conduire un véhicule. Des dizaines de femmes auraient ainsi pris le volant. Certaines ont été arrêtées et ont dû signer un engagement à renoncer à conduire. Au moins deux d’entre elles devaient être jugées pour de tels faits. En septembre, pour répondre semble-t-il aux désirs de changement, le roi a annoncé que les femmes seraient autorisées à voter et à se présenter, à partir de 2015, lors des élections municipales, le seul scrutin du pays ouvert aux citoyens – une initiative de faible envergure mais encourageante pour la lutte contre les discriminations profondément ancrées que subissent les femmes en Arabie saoudite.

En 2012, tandis qu’elles poursuivent leur lutte en faveur de l’égalité d’accès à l’espace public, les femmes doivent être pleinement impliquées, au même titre que les hommes, dans le processus de réforme politique et de réforme des droits humains au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Hommes et femmes doivent pouvoir participer sur un pied d’égalité à la politique et aux prises de décisions et bénéficier des mêmes droits devant la loi, notamment en matière de mariage, de divorce, de garde d’enfants et d’héritage. Les femmes doivent bénéficier d’une protection juridique contre la violence liée au genre, y compris la violence domestique et le viol conjugal, ainsi que contre le harcèlement sexuel.


Qu’espère Amnesty International pour 2012 ?

Les gouvernements des pays en transition dans la région doivent faire preuve d’une volonté politique de faire réellement changer les choses. Les gens ont très clairement montré qu’ils voulaient un plus grand respect de leurs droits humains et qu’ils n’accepteraient pas de retour en arrière sur les promesses de réformes. Le temps est venu de maîtriser les forces de sécurité, de former la police au respect des droits humains, et de prendre des mesures appropriées contre les auteurs d’atteintes à ces droits. Les systèmes judiciaires iniques doivent être réformés et l’indépendance de la justice garantie. La rédaction de nouvelles constitutions en Tunisie, en Égypte et en Libye va être une excellente occasion d’inscrire les droits humains dans la loi, et notamment d’éliminer la discrimination et de garantir la justice sociale.

Les victimes et leurs familles doivent commencer à recevoir des comptes pour les crimes qu’elles ont subis. Cela implique de mener des enquêtes efficaces, indépendantes et impartiales sur les membres des forces de sécurité et les autres personnes responsables de violations flagrantes des droits humains et, en cas de preuves suffisantes, de les juger dans le cadre de procès équitables et d’accorder pleinement réparation aux victimes.

Les autres gouvernements de la région doivent modifier leur approche des questions relatives à la sécurité nationale et à la stabilité. Ils doivent cesser de commettre des violations des droits humains au nom de la sécurité. Ils doivent de toute urgence entreprendre des réformes fondamentales de la justice et des services de sécurité, ainsi que des lois qui sont discriminatoires ou qui favorisent de toute autre manière les violations des droits humains.

Enfin, les autres États et la communauté internationale ne doivent pas recommencer à fermer les yeux sur les graves violations commises par les gouvernements de la région ni revenir à des pratiques qui facilitent ces violations, en particulier en ce qui concerne les transferts d’armes. En 2011, Amnesty International a appelé tous les États qui fournissent des armes à la Syrie, à la Libye, à Bahreïn, au Yémen et à l’Égypte à entreprendre un examen minutieux, au cas par cas, de leurs transferts et échanges commerciaux d’armement. À l’approche de la fin de l’année, certains États fournisseurs d’armes ont souhaité reprendre leur activité commerciale « habituelle » avec ces pays malgré l’absence de preuves d’un processus manifeste de changement, d’une réforme réelle des services de sécurité et d’une fin de l’impunité.

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