Le "sixième amendement" ou la fin de l’Etat de droit hongrois

Un avant-projet ayant pour but de combattre le terrorisme, apparemment élaboré par le gouvernement hongrois et divulgué à la mi-janvier, recommande que des modifications soient apportées à la Constitution, ainsi qu’à plusieurs lois afin de simplifier le processus permettant de décréter l’état d’urgence dans le pays.

S’il était adopté dans sa forme actuelle, ce projet aurait des conséquences profondément négatives sur les droits fondamentaux en Hongrie, notamment sur les libertés d’expression, de réunion, d’association et de mouvement, et sur le droit à la vie privée et à la sécurité. Le texte actuel, connu sous le nom de « sixième amendement », propose de confier quasiment les pleins pouvoirs à l’exécutif dans une « situation de menace terroriste », ce qui se solderait par une attaque frontale contre les droits humains et l’état de droit.

Des extraits, puis l’intégralité, de l’avant-projet ont été divulgués dans la presse et sur les médias sociaux entre les 12 et 19 janvier. Plusieurs médias ont indiqué que la coalition gouvernementale Fidesz-KDNP, qui ne dispose plus de la majorité qualifiée au Parlement - devrait en présenter une version légèrement modifiée aux députés en février.

Outre les cinq motifs inscrits dans la Constitution permettant d’invoquer l’état d’urgence (article 48-54), le « sixième amendement » proposé ajouterait une « situation de menace terroriste » comme justification supplémentaire aux mesures d’exception. Une « situation d’urgence terroriste » surviendrait dans le cas où une « menace terroriste considérable » existe et/ou dans le cas d’une « attaque terroriste ».

La proposition ne contient aucune définition de ce qui constituerait une « situation de menace terroriste ». Conjugué à des propositions de modification des lois sur la police, la défense et l’armée, cet amendement constitutionnel déboucherait sur la promulgation de lois antiterroristes aux définitions trop larges et trop vagues, et au champ d’application très étendu.

Amnesty International s’inquiète vivement à l’idée que des pouvoirs aussi étendus puissent donner lieu à des abus de la part de l’exécutif, créant un climat propice aux violations des droits humains commises en toute impunité par des acteurs étatiques.

À ce propos, le 21 janvier, le ministre chargé des services du Premier ministre a indiqué que des pouvoirs spéciaux de cette ampleur pourraient être utilisés dans les cas similaires à la « situation de menace terroriste » qui se serait produite en Hongrie en 2015 ; il faisait ainsi référence à des affrontements mineurs à la frontière et dans une gare de Budapest entre réfugiés et migrants, manifestants violents anti-migrants et policiers, ainsi qu’à l’entrée sur le territoire hongrois et à la traversée de la Hongrie effectuées à pied par des réfugiés et des migrants en quête de protection internationale.

L’amendement proposé accorderait toute latitude au pouvoir exécutif pour décréter l’état d’urgence, sur la base d’une « situation de menace terroriste » mal définie, pour une période pouvant atteindre 60 jours. L’état d’urgence pourrait être prolongé de 60 jours après approbation par les deux-tiers du Parlement.

L’avant-projet ne contient pas de garanties significatives qui permettraient de veiller à ce que la prorogation de l’état d’urgence soit véritablement justifiée par les circonstances exceptionnelles de la situation et reste temporaire, ce qui fait redouter qu’un état d’urgence illimité puisse être déclaré. L’amendement proposé ne prévoit pas d’autorisation judiciaire, de suivi parlementaire ni d’autre supervision significative des mesures d’urgence. Il requiert simplement que le gouvernement tienne le président et les commissions parlementaires concernées « informés ».

Les 30 mesures d’urgence spécifiques décrites dans l’avant-projet seraient incorporées au droit (à la Loi sur la défense et l’armée hongroise), et donneraient une très grande latitude aux autorités hongroises. N’y figure par contre aucune disposition expresse accordant aux personnes visées par ces mesures le droit de les contester ou leur proposant un recours en cas de violation. Les mesures incluent :
• La permission d’introduire des « mesures spéciales de lutte contre le terrorisme » non définies
• Un contrôle gouvernemental total sur l’obtention de biens et services, notamment sur les filières d’approvisionnement
• Des restrictions à la circulation des étrangers, en particulier le refus de les laisser entrer sur le territoire, en dépit des obligations existantes de la Hongrie aux termes du droit international
• Des restrictions arbitraires à la circulation (notamment l’obligation de se signaler) des étrangers déjà présents en toute légalité sur le territoire
• Des pouvoirs accrus en matière d’arrestation et de fouille
• Des pouvoirs accrus en matière de gel des avoirs
• Le pouvoir de saisir et restreindre les équipements des diffuseurs télé et radio, et de contrôler le contenu et le message des programmes
• Le pouvoir de suspendre ou limiter le recours aux services postaux, de télécommunication et de messagerie électronique
• Un contrôle strict de l’utilisation et du trafic Internet
• Une restriction ou une interdiction des contacts et communications avec des ressortissants étrangers et organisations étrangères
• Une interdiction des manifestations et réunions organisées dans des espaces publics
• Des couvre-feux dans des zones désignées
• Une restriction des déplacements et de la possibilité de résider dans certaines zones du pays (avec notamment la possibilité d’une relocalisation ou d’une expulsion forcée, ou de restrictions des déplacements dans le pays entier)
• Le déploiement des forces armées sur le territoire national
• La suspension ou la restriction de l’utilisation de certains transports et infrastructures

En l’état actuel, l’avant-projet de « sixième amendement » et les propositions de modifications du droit associées iraient sans doute au-delà de ce qui serait autorisé dans le cadre d’un état d’urgence légitime, et ils porteraient atteinte aux droits à la liberté de parole et d’expression, à la liberté d’association et de réunion pacifiques, à la vie privée, à la libre circulation et à la non-discrimination - et peut-être aux droits à la liberté et à une procès équitable.

Amnesty International est préoccupée par le fait que des pouvoirs si étendus, assortis de si peu de contraintes, puissent être utilisés par le gouvernement pour s’en prendre à : des opposants politiques ; des défenseurs des droits humains ; des militants, notamment en faveur des droits humains, de défense de l’environnement, des lesbiennes, gays, personnes bisexuelles, transgenres et intersexuées ; et des minorités ethniques et religieuses, entre autres.

Les états d’urgence doivent être conformes au droit international. Un état d’urgence doit répondre à une menace exceptionnelle identifiée ; en outre, les mesures employées lorsque l’état d’urgence est déclaré doivent être nécessaires à titre individuel, et proportionnées ; ces mesures doivent être inscrites dans le droit et être appliquées de manière non discriminatoire ; et l’état d’urgence et les mesures qui en découlent doivent être temporaires, et assortis de garanties considérables afin d’empêcher qu’ils ne soient prolongés de manière illimitée.

À l’heure actuelle, le « sixième amendement » proposé - conjugué aux recommandations de modifications législatives en lien avec les 30 mesures d’urgence, et aux réformes de la Loi sur la police, la Loi sur les services nationaux de sécurité et la Loi sur la défense et l’armée hongroise - ne remplirait manifestement pas les critères de nécessité et de proportionnalité fixés par les obligations de la Hongrie en vertu du droit international, notamment du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

Les États ont le devoir de protéger les personnes se trouvant sur leur territoire des menaces imminentes contre la vie. Mais il existe des limites à ce que les gouvernements peuvent entreprendre afin d’atteindre ce but. Amnesty International demande aux autorités hongroises de veiller à ce que toute proposition de modification de la Constitution et du droit ayant pour objectif de lutter contre le terrorisme soit pleinement conforme aux obligations faites à la Hongrie, en vertu du droit international relatif aux droits humains et du droit international relatif aux réfugiés.

COMPLÉMENT D’INFORMATION

Après avoir remporté les élections parlementaires à la majorité qualifiée en 2010 et 2014 (majorité perdue début 2015), le gouvernement hongrois, dirigé par Viktor Orbán, et la coalition au pouvoir Fidesz-KDNP ont introduit une nouvelle Constitution et plusieurs lois affaiblissant la protection des droits humains. En 2011 et 2013, Amnesty International a critiqué la nouvelle Constitution et sa modification ultérieure, qui : ont introduit des dispositions fragilisant la protection contre les discriminations se fondant sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre ; ont donné une définition restrictive de la famille (excluant les couples non mariés et/ou les couples homosexuels) ; et contenaient des dispositions autorisant la réclusion à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle, ainsi que d’autres érigeant en infraction le fait d’être sans domicile.

Le 12 janvier 2016, dans le cas Szabó et Vissy c. Hongrie (requête n° 37138/14), la Cour européenne des droits de l’homme a éreinté la législation hongroise sur les pouvoirs de surveillance. Elle a estimé que « l’article 7/3 en matière de surveillance » de la loi hongroise sur la police était contraire à l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme (sur le respect du droit à la vie privée et familiale). La Cour a considéré que les dispositions concernées violaient l’article 8, car elles permettaient que soient ordonnées par le seul pouvoir exécutif des mesures de surveillance, sans qu’il ait été déterminé si l’interception de communications était strictement nécessaire, et sans fournir de garanties ni de véritables recours.

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