Questions-Réponses

Le Yémen, un an après le début des manifestations de masse

C’est le 3 février 2011 que les actions de protestation au Yémen se sont muées en mouvement de masse. Ce jour-là, un large groupe composé essentiellement d’étudiants et de militants, ayant pris le nom de Jeunesse du 3 février (il se désigne depuis comme Jeunesse de la révolution), a encouragé des dizaines de milliers de personnes à participer à des manifestations de masse à Sanaa, la capitale.

Les manifestations avaient commencé le mois précédent, après que le gouvernement eut annoncé un projet de modifications constitutionnelles qui auraient permis au président Ali Abdullah Saleh, chef de l’État depuis 1978 – d’abord comme le président du Yémen du Nord, puis du Yémen unifié –, de se présenter comme candidat à la présidence pour un nombre illimité de mandats. Ces actions de protestation ont également été alimentées par l’exaspération de la population face à la corruption, au chômage et à la répression des libertés dans le pays, et en partie inspirées par les événements en Tunisie et en Égypte.

Les manifestants ont demandé au président Ali Abdullah Saleh de dissoudre le gouvernement et de limoger les fonctionnaires corrompus, de relever son fils de ses fonctions de directeur de la garde républicaine et des forces spéciales, de dissoudre le Parlement, de nommer un gouvernement d’unité nationale, de restituer des fonds « détournés », de quitter ses fonctions de président et de s’engager à ne pas se représenter à des élections.

Q. : Un an après le début des manifestations, comment la situation a-t-elle évolué sur le plan des droits humains ?

La situation des droits humains au Yémen s’est rapidement dégradée en 2011. La manifestation la plus choquante de cette détérioration a été la répression brutale des actions de protestation. Plus de 200 manifestants ont été tués et des centaines d’autres blessés après que les forces de sécurité aient utilisé des balles réelles à plusieurs reprises pour disperser des rassemblements. Plusieurs centaines d’autres personnes, dans tous les camps, ont perdu la vie lors d’affrontements armés.

Le bilan des autorités concernant le nombre d’enquêtes ouvertes sur les allégations de violations graves des droits humains mettant en cause les forces de sécurité est très mauvais. À la connaissance d’Amnesty International, une seule information judiciaire a été ouverte – sur l’homicide de manifestants le 18 mars 2011. D’après le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, une enquête officielle a débouché sur l’inculpation de 78 personnes, mais on ignore si des membres des forces de sécurité figurent parmi ces dernières. Les autorités ont proposé d’indemniser les familles de certaines des victimes.

Les affrontements armés se sont poursuivis à travers le pays ; une crise humanitaire de plus en plus préoccupante se développe dans leur sillage, à mesures que les ressources en eau, en électricité et autres s’amenuisent.

Q. : Quelle est la situation du Yémen actuellement, après la signature de l’accord politique négocié par le Conseil de coopération du Golfe ?

À la suite des événements de mars 2011, et notamment de l’épisode le plus meurtrier, lors duquel au moins 52 personnes ont été tuées pendant une manifestation, le Conseil de coopération du Golfe (CCG) a proposé au président Saleh un arrangement qui lui garantirait une immunité de poursuites s’il quittait ses fonctions. En octobre, le Conseil de sécurité des Nations unies a exhorté le président Saleh à céder le pouvoir, conformément à l’accord négocié par le CCG.

Après qu’un délégué des Nations unies eut aidé les différentes parties à négocier, le président Saleh a signé l’accord en novembre, acceptant ainsi la transmission de certains pouvoirs au vice-président, la nomination d’un nouveau Premier ministre à la tête d’un « gouvernement de réconciliation nationale » et l’organisation d’élections présidentielles dans les 90 jours. En échange, le président Saleh et ses proches collaborateurs devaient se voir accorder l’immunité.

Un Premier ministre issu de l’opposition a désormais été désigné et un nouveau gouvernement national – devant rester au pouvoir pour une période de transition de deux ans – est en place, représentant le parti de la majorité et comptant des membres de l’opposition en son sein. Ali Abdullah Saleh conserve le titre de président jusqu’aux élections, qui doivent avoir lieu en février.

Une loi d’immunité a été adoptée le 21 janvier 2012 ; elle accorde au président Saleh une immunité totale de poursuites et à tous ses subordonnés une immunité de poursuites pénales dans les « cas motivés par des considérations politiques ». Les manifestations continuent, dénonçant cette loi.

Amnesty International demande au CCG et à la communauté internationale de retirer leur soutien à l’immunité de poursuites pour les représentants du gouvernement yéménite, quel que soit leur grade ou leurs affiliations. Cette loi d’immunité bafoue les obligations du Yémen en vertu du droit international.

Le fait que les Nations unies aient appuyé l’accord de transfert du pouvoir lorsqu’il a été signé le 23 novembre, alors qu’il était déjà censé contenir des dispositions sur l’immunité, est regrettable. Le secrétaire général des Nations unies avait précédemment diffusé une directive interdisant de négocier des accords de paix contenant des clauses d’immunité.

Q. : Pourquoi Amnesty International est-elle opposée à ce que les dirigeants yéménites bénéficient de l’immunité ? Certains affirment pourtant que cela favorisera la stabilité.

L’adoption de cette loi d’immunité est un grave revers pour ceux qui demandent justice pour les atteintes aux droits humains. Amnesty International a constaté que de graves violations avaient été commises au Yémen par des agents de l’État ou avec leur complicité. Il est inacceptable que les victimes de tels crimes soient privées de justice.

Accorder l’impunité aux auteurs de ces actes compromettra la protection et la défense des droits fondamentaux de l’ensemble de la population au Yémen, juste au moment où un espoir de changement est possible.

Nous ne partageons pas l’idée que l’immunité apportera la stabilité aux habitants du Yémen. Pour prévenir les atteintes aux droits humains et au droit humanitaire à l’avenir, il convient d’établir les responsabilités pour les violations passées. Au lieu de cela, cette loi signale aux futurs dirigeants yéménites que s’ils commettent suffisamment d’abus, il est possible qu’on leur accorde l’immunité simplement pour qu’ils quittent leurs fonctions.

Le gouvernement yéménite a déclaré vouloir mettre en place des mécanismes de « justice provisoire » afin de rendre justice et de verser des réparations aux victimes de violations, et d’empêcher de nouvelles atteintes au droit international humanitaire et relatif aux droits humains. On voit mal comment cela pourrait être compatible avec une loi d’immunité accordant une impunité totale au président Saleh et susceptible d’exonérer tous ses subordonnés. Après tout, on ne sait pas avec certitude ce que recouvrent les « cas motivés par des considérations politiques ».

Q. : Que dire des atteintes aux droits humains perpétrées par des groupes armés non gouvernementaux au Yémen ?

Amnesty International condamne les violations des droits humains, quelle que soit la forme qu’elles prennent, où qu’elles soient commises et quels qu’en soient les auteurs.

Au fil des années, des groupes armés non gouvernementaux se seraient rendus coupables d’enlèvements et d’attaques visant notamment des civils. En 2011, des activistes islamistes armés disant appliquer la charia auraient procédé à deux amputations – Amnesty International n’a pas été en mesure de le confirmer.

C’est aux autorités yéménites qu’échoit la responsabilité de protéger les habitants du Yémen de la violence des groupes armés, et de veiller à ce que les droits fondamentaux de tous soient respectés et préservés à tout moment.

La protection des droits humains doit être au cœur de toute solution apportée aux difficultés du Yémen dans le domaine de la sécurité. Toutes les mesures prises contre les groupes armés doivent être conformes aux normes internationales, qui interdisent, entre autres, les exécutions extrajudiciaires, les disparitions forcées, la torture et les détentions arbitraires.

Q. : Le Yémen est confronté à de nombreuses difficultés, notamment à de multiples affrontements armés et à une perte de contrôle dans certaines zones du pays. Dans ce contexte, peut-on attendre du gouvernement yéménite qu’il règle ces problèmes en adhérant strictement aux normes internationales en matière de droits humains ?

Le Yémen se trouve effectivement face à de sérieuses difficultés mais, comme tous les États, le gouvernement doit relever ces défis – qu’ils soient d’ordre politique, économique ou sécuritaire – d’une manière qui soit conforme à ses obligations aux termes du droit international relatif aux droits humains.

C’est au gouvernement que revient la responsabilité première de faire des droits humains une réalité. Les gouvernements doivent respecter les droits du peuple et veiller à ce que personne ne porte atteinte à ces droits. La pénurie de ressources ou les conflits ne justifient pas que l’on viole ou néglige les droits humains.

Malheureusement, de nombreuses mesures ayant été adoptées au Yémen ces dernières années au nom de la stabilité et de la sécurité n’adhèrent pas aux obligations internationales du pays en matière de droits humains, ni aux normes associées.

Les autorités doivent mener des enquêtes dignes de ce nom sur les allégations selon lesquelles des violations massives ont été commises par le passé : contre des personnes perçues comme des sécessionnistes, dans le contexte de troubles dans le sud du pays ; au nom de la lutte contre le terrorisme, à l’égard de personnes accusées de soutenir Al Qaïda ou d’y appartenir ; et contre des partisans huthis présumés et, plus largement, contre la population civile dans le nord, dans le cadre des affrontements sporadiques opposant les forces gouvernementales au mouvement rebelle huthi dans la région.

Q. : Que signifie pour le Yémen le prix Nobel de la paix décerné à Tawakkol Karman ?

Tawakkol Karman, militante en faveur des droits humains, est une figure de premier plan depuis le début des manifestations de masse contre le gouvernement, en février 2011. En janvier 2011, elle a été arrêtée par les autorités et accusée d’avoir organisé une action de protestation illicite, ce qui a scandalisé les autres manifestants.
Remettre le prix Nobel de la paix à Tawakkol Karman et à deux autres femmes était une manière de saluer le travail effectué par les militants s’efforçant de défendre les droits des femmes à travers le monde entier, pour « leur lutte non violente en faveur de la sécurité des femmes et de leurs droits à participer pleinement aux processus de paix ».
Décerner un prix de renommée si internationale à une Yéménite afin de récompenser son remarquable travail donne de l’espoir aux millions de filles et de femmes yéménites vivant sous le joug de lois discriminatoires leur conférant un statut inférieur aux hommes. C’est également une occasion pour les autorités yéménites de reconnaître le rôle important des femmes en abolissant toutes les lois discriminatoires et en les remplaçant par des textes qui accorde aux fillettes, aux jeunes filles et aux femmes une protection juridique contre les abus, ainsi que l’égalité avec les hommes sur le terrain des affaires familiales (mariage, divorce et héritage, par exemple) et sur le plan de la participation politique.

Q. : Qu’est-ce qu’Amnesty International espère pour le Yémen en 2012 ?

En 2012, le nouveau gouvernement doit de toute urgence amener le changement que les manifestants réclament dans le domaine des droits humains. En particulier :

• en abrogeant la loi d’immunité de sorte à traduire en justice tous les responsables présumés d’abus, quels que soient leur grade ou leurs affiliations, lorsque suffisamment d’éléments de preuve sont réunis ;
• en faisant cesser les violations des droits humains, notamment en maîtrisant les forces de sécurité et en mettant fin aux homicides illégaux de manifestants pacifiques et d’autres personnes ;
• en autorisant qu’une enquête internationale et indépendante sur les atteintes aux droits humains soit menée ; et
• en permettant à Amnesty International et à d’autres observateurs indépendants de la situation des droits humains de se rendre sur le territoire yéménite.

Amnesty International estime par ailleurs que la communauté internationale a la responsabilité de soutenir la justice et l’obligation de rendre des comptes au Yémen, et exhorte les partenaires du Yémen à faire pression sur le gouvernement afin de l’inciter à abroger la loi d’immunité et à demander l’ouverture d’une enquête internationale, indépendante et impartiale sur les violations actuelles et passées des droits humains.

En ce qui concerne les futures livraisons d’armes, Amnesty International demande la suspension de l’envoi de tous types d’armements, de munitions et de matériel connexe que la police et les forces de sécurité yéménites risqueraient d’utiliser pour tuer ou réprimer de manière excessive les manifestants exigeant des réformes.

Les États qui fournissent des armes et des formations aux forces de sécurité, à la police et à l’armée du Yémen devraient revoir de manière complète et rigoureuse tous ces transferts afin de ne délivrer aucun permis s’il existe un risque sérieux que ceux-ci servent à commettre ou favoriser de graves violations du droit international relatif aux droits humains et du droit international humanitaire, et doivent, au besoin, suspendre leurs livraisons d’armes et annuler leurs permis d’exportation.

Q. : En quoi la loi d’immunité est-elle illégale ?

La loi d’immunité bafoue les obligations du Yémen aux termes du droit international, selon lesquelles il est tenu d’enquêter sur les crimes de droit international et les violations des droits humains et, le cas échéant, d’ouvrir des poursuites. Au regard du droit international, y compris de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, à laquelle le Yémen est partie, les autorités yéménites ont l’obligation d’enquêter sur toute personne soupçonnée d’avoir commis de telles violations et, lorsqu’il existe des preuves recevables suffisantes, d’engager des poursuites à son encontre.

En outre, en sa qualité d’État partie à la Convention sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, le Yémen reconnaît que si un génocide, des crimes contre l’humanité ou des crimes de guerre sont commis, les dispositions de la Convention (qui prévoit qu’aucune durée de prescription ne puisse s’appliquer pour ces crimes) s’appliqueront aux représentants de l’autorité de l’Etat et aux particuliers qui y participeraient en tant qu’auteurs ou en tant que complices, ou qui se rendraient coupables d’incitation directe à la perpétration de l’un de ces crimes, ou qui participeraient à une entente en vue de le commettre, quel que soit son degré d’exécution, ainsi qu’aux représentants de l’autorité de l’Etat qui toléreraient sa perpétration.

Bien qu’il soit fréquemment admis que les représentants de l’État bénéficient dans certaines circonstances de l’immunité devant la justice de pays étrangers pour les crimes de droit commun, l’immunité ne s’applique pas – ni devant un tribunal national ni devant un tribunal étranger – lorsque le représentant de l’État est le responsable présumé de crimes de droit international – génocide, crimes contre l’humanité, crimes de guerre, torture, disparitions forcées et exécutions extrajudiciaires. Cette position a été confirmée ces six dernières décennies dans de nombreux instruments. En outre, les États prévoient de plus en plus souvent dans leur législation nationale que les démarches effectuées par des représentants de l’État afin de se soustraire à des poursuites engagées par leurs tribunaux en vertu du droit international ne soient pas reconnues.

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