Les entreprises, les autorités et la catastrophe de Bhopal : une responsabilité non assumée

Des milliers de personnes, pauvres pour la plupart, ont été tuées par une fuite massive de produits chimiques toxiques qui s’est produite à Bhopal, en 1984. Des centaines de milliers d’autres ont contracté des maladies et se sont enfoncées encore plus profondément dans la pauvreté du fait de l’exposition aux émanations. Un quart de siècle plus tard, profondément marquée, la population poursuit sa lutte pour obtenir que justice soit faite. La catastrophe et ses conséquences soulèvent des questions fondamentales sur l’éthique et la responsabilité des grandes multinationales. Photo de l’usine de Union Carbide prise en 2002, presque vingt ans après la fuite de gaz.
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La catastrophe

Le 2 décembre 1984, peu avant minuit, une fuite de plusieurs milliers de tonnes de produits chimiques mortels s'est produite dans l'usine de pesticides de la société Union Carbide à Bhopal, dans le centre de l'Inde. Près d'un demi-million de personnes y ont été exposées. Entre 7 000 et 10 000 personnes ont été tuées sur le coup ou en l'espace de quelques jours, et 15 000 autres sont mortes au cours des vingt années qui ont suivi. Près de vingt-cinq ans plus tard, le site n'a toujours pas été nettoyé, aucune enquête n'a été menée en bonne et due forme sur la fuite et ses conséquences, plus de 100 000 personnes continuent de souffrir de problèmes de santé et ne reçoivent pas les soins médicaux dont elles ont besoin, et les survivants continuent d'attendre une indemnisation équitable et une réparation à la hauteur de leurs souffrances.

De plus en plus pauvres

La plupart des victimes étaient pauvres. Un grand nombre de celles qui sont mortes étaient l'unique ou le principal soutien de leur famille. Certaines familles ont aussi perdu leurs animaux – source de revenu cruciale. En raison de problèmes de santé, des milliers de personnes ont perdu leur travail ou n'étaient plus en état de gagner de l'argent. Presque toutes celles qui ont été exposées aux produits toxiques se sont enfoncées de plus en plus profondément dans la misère.

Quatre ans après la catastrophe, le gouvernement indien et Union Carbide sont parvenus à un règlement à l'amiable prévoyant une indemnisation de 470 millions de dollars des États-Unis (quelque 350 millions d'euros au taux moyen). La Cour suprême a confirmé l'arrangement bien que les victimes, des groupes de la société civile et d'autres personnes aient considéré le montant insuffisant. Même ainsi, les survivants qui ont essayé de toucher ces indemnisations se sont heurtées à un grand nombre d'obstacles, notamment la corruption, de longs délais de versement et le refus d'accès à des mécanismes appropriés d'appel. Le fait de ne pas pouvoir percevoir une indemnité suffisante dans des délais raisonnables retentit encore aujourd'hui sur leur capacité à se remettre de cette tragédie.

Les personnes exposées aux gaz, et en particulier les femmes, ont en outre été victimes de la réprobation sociale. Nombre d'entre elles, trop malades pour travailler, ont été perçues comme une charge. Pour celles qui étaient célibataires, l'étiquette « exposées aux gaz » a rendu tout mariage éventuel improbable.

Bhopal n'est pas seulement une tragédie des droits humains datant du siècle dernier – c'est une parodie de ces droits, et cela se passe aujourd'hui. Les liens entre les intérêts d'une entreprise puissante, la complexité des situations juridiques, le laisseraller des autorités et leur manquement à leurs devoirs se sont avérés un obstacle gigantesque pour les habitants de Bhopal dans leur lutte pour la justice.

Bien que les autorités aient tenté de mettre en place des services médicaux et de subventionner des projets d'entreprise, des formations professionnelles et la construction de logements, ces programmes n'ont pas vraiment constitué des mesures de réinsertion pour les victimes. Nombreuses sont celles qui ont dû payer elles-mêmes leurs traitements médicaux, censés être gratuits. Des locaux prévus pour des activités industrielles demeurent vides et des centres de formation pour femmes ont été fermés. Des logements construits pour les survivants, notamment les veuves, sont dépourvus d'installations sanitaires de base.

La catastrophe de Bhopal a créé une onde de choc dans le monde entier et soulevé des questions fondamentales sur la responsabilité des entreprises. Alors que les habitants de Bhopal ont lutté pour acquérir ne serait-ce que de l'eau propre, la société impliquée a nié toute responsabilité et entravé toute démarche entreprise par les victimes pour obtenir réparation.

Une entreprise fautive

Même avant la catastrophe, il était clair que Union Carbide s'était rendue coupable de fautes graves sur le site de Bhopal. La société y entreposait en vrac une substance dangereuse, sans aucun système de sécurité adapté au risque. Elle avait, en particulier, omis d'instaurer un plan d'urgence détaillé permettant de protéger la population locale contre les risques de fuites, alors qu'un tel plan avait été mis en place aux États-Unis. Cette politique du « deux poids, deux mesures » expose souvent les pauvres des pays en voie de développement à un risque accru de voir leurs droits humains bafoués.

La réaction de Union Carbide après la catastrophe de Bhopal a soulevé des questions fondamentales sur la responsabilité des entreprises, leur obligation de rendre des comptes et leur éthique. Alors que des milliers de personnes mouraient à Bhopal après avoir été exposées à environ 54 000 tonnes d'isocyanate de méthyle (MIC) et à plus de 10 tonnes de produits de réaction, les dirigeants de l'entreprise affirmaient que le MIC n'était pas toxique. À ce jour, Union Carbide n'a toujours pas fourni le nom des produits de réaction qui se sont échappés en même temps que le MIC, entravant ainsi les efforts déployés pour soigner les victimes. Cette attitude contraste avec la réaction que la même société a eue lorsque, à la suite d'une fuite de gaz en Virginie occidentale, aux États-Unis, en 1985, elle avait publié une liste exhaustive des produits de réaction.

Au lendemain de la tragédie de Bhopal, Union Carbide a participé quelque peu aux opérations de secours. Cependant, la société a aussi cherché à limiter ses responsabilités en matière d'indemnisation et a tourné le dos à Bhopal sans nettoyer correctement le site de l'usine, laissant les victimes faire face aux problèmes de la pollution.

Manquements des autorités

Aux termes du droit international, tout État a pour obligation de veiller à ce que les droits fondamentaux de la personne ne soient pas affaiblis ou bafoués par les entreprises. Lorsque, par ses activités, une entreprise porte atteinte à ces droits, il incombe aux autorités d'enquêter et de faire en sorte que des mesures de responsabilisation et des sanctions appropriées soient prises et appliquées. Il leur appartient aussi de tout mettre en oeuvre afin que les victimes obtiennent réellement réparation. Le gouvernement indien a omis, sur tous les fronts, de respecter et de protéger les droits fondamentaux des habitants de Bhopal.

Les entreprises impliquées

En 1984, l'usine de Bhopal était l'une des installations de Union Carbide India Limited (UCIL). Union Carbide Corporation (UCC) – une société basée aux États-Unis – détenait 50,9 % des parts d'UCIL. UCC a toujours soutenu qu'UCIL était une entité totalement autonome. Elle a aussi à maintes reprises affirmé devant les tribunaux que son siège se situe aux États-Unis et nie avoir la moindre activité en Inde ou dans un quelconque pays autre que les États-Unis. Cependant, le rapport annuel d'UCC pour l'année 1984 énonce : « Les affaires de Union Carbide Corporation dans le monde sont principalement gérées par leurs divisions, filiales et sociétés apparentées listées cidessous ». Dans la liste figurait notamment UCIL, également citée dans le bilan consolidé d'UCC de la même année.
En 1994, Union Carbide a cédé les 50,9 % de parts qu'elle détenait auprès d'UCIL à MacLeod Russell (India) Limited, située à Calcutta, et UCIL a été renommée Eveready Industries India Limited (Eveready Industries). Union Carbide a déclaré : « Faisant suite à la vente de ses parts d'UCIL, Union Carbide n'a conservé aucun intérêt – et n'a plus aucune responsabilité – dans le site de Bhopal, et Eveready Industries est demeuré le détenteur exclusif des terres louées au gouvernement de l'État du Madhya Pradesh. » En 1998, Eveready Industries a cédé le bail du site de l'usine de Bhopal au Madhya Pradesh – manifestement à la demande du gouvernement de cet État.
En février 2001, UCC est devenue une filiale à part entière de The Dow Chemical Company (Dow). Même si Union Carbide est toujours, juridiquement parlant, une entité séparée, son identité en tant que société et toutes ses transactions sont totalement intégrées dans celles de Dow. Dow Chemicals a publiquement déclaré qu'aucune responsabilité ne peut lui être imputée concernant la fuite et ses conséquences ou la contamination due à l'usine.

Malgré la dangerosité des substances et des procédés utilisés à l'usine de Bhopal, rien ne démontre que les autorités ont pris les mesures qui s'imposaient pour évaluer les risques auxquels étaient exposés la population locale et l'environnement, ni pour inciter Union Carbide à passer en revue les mécanismes de sécurité. Les mesures prises par l'État depuis la catastrophe n'ont pas été à la hauteur de la situation, l'indemnisation accordée a été insuffisante, le site de l'usine demeure contaminé et, à plusieurs reprises, le gouvernement n'a pas tenu ses engagements à l'égard des survivants et de leurs familles.

Qui est protégé par la loi ?

La tragédie de Bhopal montre de manière flagrante comment la loi protège les grandes entreprises alors que, bien souvent, elle délaisse les gens les plus pauvres. Les efforts déployés par de nombreux militants pour s'appuyer sur la loi afin d'obtenir réparation et faire en sorte que les responsables soient tenus de rendre des comptes ont bien souvent été vains.

Une affaire pénale qui a débuté il y a vingt-cinq ans, en Inde, est toujours en instance. En décembre 1991, le premier juge de Bhopal a cité à comparaître Warren Anderson, alors président-directeur général d'UCC, afin qu'il réponde des charges d'homicide volontaire en rapport avec la fuite de gaz. Il n'a pas comparu. Les moyens mis en oeuvre pour obtenir son extradition des États-Unis ont échoué.

Ouverte en 2004, une procédure judiciaire d'intérêt public portant sur le nettoyage du site et sur d'autres mesures de remise en état est toujours en instance devant la cour suprême du Madhya Pradesh. Bien que la cour ait donné l'ordre aux autorités de nettoyer le site, rien n'a été fait et les débats sur les responsabilités traînent en longueur devant les tribunaux.

La lutte de Bhopal pour la justice

Cela fait vingt-cinq ans que les survivants de Bhopal luttent pour obtenir justice. Inlassablement, ils ont fait campagne afin d'obtenir que le site soit correctement nettoyé, qu'une indemnisation satisfaisante leur soit accordée et que les responsables soient tenus de répondre de leurs actes ; les victimes et leurs sympathisants, dont des enfants et des handicapés, sont allés jusqu'à parcourir plusieurs fois les 800 kilomètres séparant Bhopal de New Delhi. Des militants ont organisé des rassemblements, des pétitions et des grèves de la faim.

Amnesty International soutient la campagne pour la justice à Bhopal, et ses membres continueront de s'associer aux survivants et aux militants pour exiger que justice leur soit enfin rendue, que les responsables rendent compte de leurs actes et que les violations des droits humains, qui durent depuis vingt-cinq ans, prennent fin une fois pour toutes.

Les efforts déployés par les victimes devant les tribunaux américains pour obtenir réparation ont eux aussi été vains. Les avocats de Union Carbide ont dans un premier temps soutenu que les tribunaux indiens étaient le plus à même de juger cette affaire. Le tribunal de première instance américain qui en a été saisi a déclaré fondée la demande de renvoi de l'affaire Bhopal devant les tribunaux indiens, posant comme condition que Union Carbide se soumette à la compétence de ces derniers. Union Carbide a fait appel contre cette condition. Faisant volte-face, l'entreprise a alors soutenu devant la cour d'appel que les tribunaux indiens étaient certes compétents, mais qu'ils ne respectaient pas les normes en matière de procédure dont l'observation serait obligatoirement exigée aux États-Unis.

La catastrophe de Bhopal montre comment la loi peut être utilisée par les entreprises pour protéger leurs propres intérêts, tout en étant extrêmement défavorable aux victimes de ces mêmes entreprises, surtout quand il s'agit de multinationales. Les lois et les systèmes qui protègent les droits humains doivent évoluer de manière à mieux faire face aux réalités d'une économie mondialisée, où des acteurs transnationaux puissants opèrent au-delà des frontières.

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