Lettre d’Irene Khan au nouveau président colombien Alvaro Uribe

Dr. Álvaro Uribe Vélez
Président de la République de Colombie
Palacio de Nariño
Carrera 8, n° 7 – 27
Santafé de Bogotá
COLOMBIE

Londres, le 7 août 2002

Monsieur le Président,

À l’occasion de l’entrée en fonction de votre gouvernement, je tiens à vous faire savoir qu’Amnesty International espère sincèrement que la question des droits fondamentaux de tous les Colombiens sera au cœur de votre programme politique.

Depuis trente ans Amnesty International suit de près la situation de crise que vit la Colombie en matière de droits humains. L’organisation a mené de nombreuses actions et publié plusieurs rapports fondés sur des recherches qu’elle a elle-même menées sur le terrain. Dans ces rapports, Amnesty International a rendu publiques les nombreuses violations des droits humains et du droit international humanitaire commises par des membres des forces de sécurité ainsi que par des paramilitaires agissant en collaboration avec les forces armées ou avec leur consentement. Elle a également souligné les exactions et les infractions au droit international humanitaire perpétrées par les groupes d’opposition armés. Au cours du long dialogue qui s’est instauré entre Amnesty International et les gouvernements colombiens qui se sont succédé tout au long de ces trois décennies, l’organisation a insisté sur la responsabilité internationale de l’État colombien face aux obligations nationales et internationales qui sont les siennes en matière de respect et de protection des droits humains.

Les parties armées au conflit font preuve d’un profond mépris des droits humains et du droit international humanitaire. C’est inévitablement la population civile qui fait les frais de cette dégradation de la situation ; c’est elle qui est de plus en plus souvent prise pour cible par toutes les parties armées, qui veulent l’empêcher d’accorder le moindre soutien au camp adverse, fût-il potentiel, présumé ou imaginaire. Les statistiques de la seule année 2001 sont alarmantes. D’après Amnesty International, plus de 300 personnes ont « disparu » et plus de 4 000 civils ont été tués (la plupart d’entre eux par des groupes paramilitaires soutenus par l’armée). Des dizaines de milliers de personnes ont été déplacées et plus de 1 700 ont été enlevées, par des mouvements de guérilla principalement. Il ressort des données préliminaires recueillies par Amnesty International que la situation ne cesse de se dégrader en 2002.

L’échec des négociations de paix avec les Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia (FARC, Forces armées révolutionnaires de Colombie), en février 2002, a d’autant plus alarmé Amnesty International qu’il risque de durcir le conflit et d’aggraver la situation chronique du pays en matière de droits humains. L’organisation craint également que les probables répercussions de certaines des mesures avancées par votre gouvernement n’accentuent encore davantage la crise actuelle.

Les groupes d’opposition armés, qui ont eux aussi à leur actif des violations nombreuses et répétées du droit international humanitaire, doivent assumer leur responsabilité dans l’exacerbation et la perpétuation de la violence en Colombie. Amnesty International condamne sans réserve les meurtres de civils, enlèvements et prises d’otages commis délibérément et arbitrairement par ces groupes, de même qu’elle dénonce les attaques qu’ils ont menées sans discernement et de façon disproportionnée contre des objectifs militaires, blessant et tuant des civils. Les FARC utilisent souvent dans leurs attaques des bombes artisanales fabriquées avec des bouteilles de gaz dont l’efficacité létale a été démontrée à Bojayá, dans le département du Chocó, en mai 2002. Amnesty International déplore ces graves infractions au droit international humanitaire, dont il faut que les mouvements de guérilla rendent compte. Cependant, le gouvernement colombien ne saurait prétexter les exactions commises par les groupes armés pour ne pas prendre les mesures nécessaires à l’action contre la crise.

Amnesty International a l’intime conviction que le pays ne jouira pas d’une sécurité durable et véritable tant que les droits fondamentaux seront bafoués et que les engagements internationaux de la Colombie ne seront pas respectés. Compte tenu des responsabilités et des obligations qui lui incombent en vertu du droit national et international, auxquelles s’ajoute le devoir de défendre et faire respecter la loi, maintenir l’ordre public et administrer la justice, l’État colombien a la responsabilité de remédier à la crise des droits humains. C’est pourquoi Amnesty International exhorte le gouvernement à élaborer et à mettre en place une politique cohérente et exhaustive en matière de droits humains qui respecte pleinement les obligations internationales contractées par la Colombie, ainsi que les recommandations sur les droits humains formulées par les Nations unies et d’autres organismes internationaux ; Amnesty International le prie instamment de prendre des mesures concrètes pour mettre un terme à l’impunité, pour affronter et démanteler les groupes paramilitaires soutenus par l’armée, et pour garantir la sécurité des composantes les plus vulnérables de la société, telles que les défenseurs des droits humains, les syndicalistes, les populations indigènes et afro-colombiennes, ainsi que les personnes déplacées à l’intérieur du pays.

L’impunité est la pierre angulaire des homicides extrajudiciaires, des « disparitions », des actes de torture et des autres formes de violation des droits humains qui continuent d’être perpétrés en Colombie. En dépit de l’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle en août 1997, de l’approbation de la Loi relative aux « disparitions » forcées et de l’entrée en vigueur, en 2000, du nouveau Code pénal militaire, les tribunaux militaires continuent de réaliser des enquêtes sur des violations de droits humains impliquant des officiers supérieurs de l’armée. Ces tribunaux se sont systématiquement abstenus de punir les responsables de violations des droits fondamentaux. Bien que l’appareil judiciaire civil ait mis en évidence l’implication de membres des forces de sécurité dans des violations des droits humains commises en accord avec les groupes paramilitaires, les enquêtes ont été lourdement entravées par les menaces dont ont fait l’objet enquêteurs et témoins de l’appareil judiciaire, et par le fait que la Fiscalía General de la Nación (organisme indépendant du gouvernement qui chapeaute la juridiction) ait démis de leurs fonctions certains enquêteurs au moment critique de leur investigation.

En raison de ce qui précède, Amnesty International est préoccupée par la sécurité de ces enquêteurs, dont un grand nombre ont reçu des menaces ou ont été tués pour avoir travaillé sur des affaires de violation des droits humains. L’organisation prie le nouveau gouvernement de veiller à ce qu’aucune affaire de violation des droits humains ne relève de la compétence des tribunaux militaires ; que tous les membres des forces de sécurité qui d’après les enquêtes disciplinaires et judiciaires auraient participé à des violations des droits humains soient suspendus jusqu’à ce que leur culpabilité ou leur innocence ait été formellement établie ; que les forces de sécurité soutiennent pleinement la Fiscalía General de la Nación afin de faire avancer les enquêtes judiciaires ouvertes sur les affaires de violation des droits humains, et que les mesures nécessaires soient prises pour garantir la sécurité des enquêteurs.

Les autorités colombiennes ont elles aussi, à plusieurs reprises, omis d’adopter des mesures efficaces pour faire face aux forces paramilitaires, responsables de la majorité des homicides commis hors combat. Les groupes paramilitaires continuent de pouvoir mener leur offensive militaire, caractérisée par les violations généralisées des droits humains, principalement parce qu’ils bénéficient encore du soutien et de l’assentiment des forces de sécurité et qu’ils conduisent souvent des opérations en collaboration avec celles-ci. L’utilisation des forces paramilitaires est inhérente à la stratégie anti-insurrectionnelle de l’armée. Les gouvernements colombiens successifs ont cru, et croient encore, que les liens entre les forces de sécurité et les paramilitaires ne sont que des cas isolés. Pourtant, des indices irréfutables prouvent l’existence d’une coordination à haut niveau entre ces deux entités. C’est pourquoi le nouveau gouvernement doit s’engager à ouvrir des enquêtes approfondies et impartiales sur les liens entre les groupes paramilitaires et les forces de sécurité ; il doit veiller à ce que les membres de ces dernières qui sont chargés d’entraîner ou de soutenir les organisations paramilitaires, ou de collaborer avec elles, soient tenus de rendre compte de leurs activités ; et il doit prendre immédiatement des mesures afin que les organisations paramilitaires soient démantelées et ceux de leurs membres qui sont présumés responsables d’atteintes aux droits fondamentaux soient déférés à la justice.

Les mesures prises par votre prédécesseur pour protéger le travail inestimable des défenseurs des droits humains n’ont en rien réduit les menaces pesant sur ceux d’entre eux qui s’exposent en première ligne. La communauté internationale a reconnu le rôle crucial, pour la promotion et la défense des droits humains, de ces militants qui veillent à mettre en lumière les graves violations des droits humains commises par l’État contre ses citoyens, et qui mettent tout en œuvre pour que les responsables rendent compte de leurs actes. L’ONU et l’Organisation des États américains ont reconnu qu’il s’agit là d’un travail d’une importance capitale, à plus forte raison en période de conflit. Afin que les défenseurs des droits humains en Colombie puissent continuer à travailler sans craintes de représailles, Amnesty International exhorte votre gouvernement à entamer d’ores et déjà un dialogue au plus haut niveau avec eux en vue d’analyser les mesures actuellement en vigueur pour les protéger, de renforcer le programme de protection géré par le ministère de l’Intérieur, et d’appliquer les recommandations de la représentante spéciale du secrétaire général des Nations unies pour la question des défenseurs des droits de l’homme.

Amnesty International souhaite également exprimer sa préoccupation devant les signes avant-coureurs d’une réforme, par votre gouvernement, de certaines garanties importantes des droits humains inscrites dans la Constitution de 1991. La communauté internationale, notamment les organisations de défense des droits humains, ont salué à l’époque l’introduction de garanties solides, relatives aux droits fondamentaux, dans la Carta Magna (Grande Charte) de Colombie, dont la Commission interaméricaine des droits de l’homme avait dit qu’elle était l’une des plus évoluées de toute l’Amérique latine. De telles dispositions, ainsi que l’autonomie des institutions de l’État qui ont joué un rôle fondamental pour la garantie des droits humains, doivent être protégées et renforcées si l’on veut résoudre la crise actuelle.

Par ailleurs, les récentes critiques formulées par votre futur ministre de l’Intérieur et de la Justice, Fernando Londoño Hoyo, sur le travail de la Cour constitutionnelle, ainsi que ses accusations sur le prétendu prosélytisme de cette dernière, nous ont vivement alarmés. En effet, la Cour a joué un rôle capital en tant que garante du respect, au moins en théorie si ce n’est dans la pratique, des dispositions sur les droits humains consacrées par la Constitution de 1991. Ces tentatives pour discréditer la Cour font craindre que votre gouvernement ne tente d’en affaiblir notablement la fonction. La proposition, émise elle aussi par certains membres de votre gouvernement, de réunir la Defensoría del pueblo (Bureau du médiateur) et la Procuraduría general de la Nación (services du procureur général), pourrait véritablement entraver la compétence du defensor del pueblo (médiateur) à exercer ses fonctions de surveillance des droits humains, et constitue une grave menace pour l’autonomie du procureur général. Au contraire, les pouvoirs du Bureau du médiateur doivent être étendus et renforcés, à l’instar de ceux des services du procureur général qui doivent être habilités à mener des enquêtes internes sur la responsabilité des fonctionnaires dans les violations de droits humains. Quant à la fusion des ministères de l’Intérieur et de la Justice, elle risque de compromettre sérieusement l’indépendance du système judiciaire.

Amnesty International souhaite également appeler le nouveau gouvernement à reconsidérer son intention de rétablir la capacité du président, absente de la Constitution de 1991, de déclarer l’état de siège, dès lors qu’elle conférerait, pour une durée illimitée, des pouvoirs extraordinaires aux forces armées et au président, et supprimerait notamment toute surveillance judiciaire et législative pendant le maintien en vigueur de l’état d’exception. En vertu du droit international, certains droits fondamentaux ne peuvent être suspendus et doivent toujours être respectés, que l’état d’exception ait été déclaré ou non. Ces droits sont mentionnés dans les articles 6, 7, 8 (paragraphes 1 et 2), 11, 15, 16 et 18 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, et dans les articles 3, 4, 5, 6, 9, 12, 17, 18, 19, 20 et 23 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme. Ils apparaissent également dans les garanties juridiques visant à protéger les droits et libertés prévus dans ces articles (Avis consultatifs OC-8/87 et OC-9/87 de la Cour interaméricaine des droits de l’homme). En vertu du droit international, les droits à la vie et à la liberté de pensée, les droits de ne pas être soumis à la torture ni à des mauvais traitements, de ne pas être tenu en esclavage ni en servitude, de ne pas être arbitrairement arrêté et de bénéficier d’un procès équitable ne peuvent pas être bafoués, même en situation d’état d’exception. Dans ce contexte, les paroles de votre futur ministre de l’Intérieur et de la Justice sont particulièrement préoccupantes, puisqu’il a publiquement affirmé que tous les droits (notamment le droit à la liberté d’expression) et libertés publics pourraient être restreints au nom de la sécurité.

Les mesures que le gouvernement adoptera pour renforcer la sécurité du pays doivent être conformes aux traités internationaux dont la Colombie est partie. C’est pourquoi Amnesty International est fortement préoccupée par votre proposition de conférer des pouvoirs de police judiciaire aux forces armées, et de permettre à l’armée de procéder à des arrestations et à des perquisitions domiciliaires sans mandat. D’une part cela va à l’encontre de l’esprit de l’arrêt rendu récemment par la Cour constitutionnelle, qui a déclaré contraires à la Constitution les mesures analogues contenues dans la Ley de Seguridad y Defensa Nacional (Loi relative à la sécurité et à la défense nationale). D’autre part, cela risque de renforcer les mécanismes d’impunité, dans la mesure où la responsabilité des forces armées et des paramilitaires auteurs de violations de droits humains sera systématiquement couverte.

Amnesty International souhaiterait également vous faire part de sa préoccupation, partagée par de nombreuses organisations colombiennes et internationales de défense des droits humains, devant certaines autres politiques sécuritaires de votre gouvernement susceptibles d’aggraver la crise des droits humains en Colombie, et notamment votre proposition de création d’une milice civile composée d’un million d’informateurs, semblable aux milices de l’ancien programme Convivir (Associations communautaires de surveillance rurale) du gouvernement du président Ernesto Samper Pizano. Comme Convivir, cette milice d’un million d’informateurs aiderait les forces de sécurité dans leurs activités de contre-espionnage, ce qui accentuerait inévitablement la violence politique. Une telle stratégie ne pourrait servir qu’à encourager la population civile à prendre part encore davantage au conflit et à exposer les participants à des actes de vengeance de la part de l’un ou l’autre camp.

Bien que vous ayez répété, à plusieurs reprises, que cette milice civile ne serait pas armée, vous avez déclaré, au cours de la table ronde à laquelle Amnesty International a participé avec les candidats à la présidence le 6 mai dernier, que votre gouvernement ne confisquerait pas les armes à ceux qui en possèdent déjà. Au vu du grand nombre d’armes circulant en Colombie, nous craignons que la nouvelle milice ne devienne de facto une force armée. Nous redoutons également que la nouvelle milice ne serve qu’à renforcer les groupes paramilitaires, comme ce fut le cas pour Convivir, et que la distinction entre les groupes de surveillance légaux et illégaux ne soit plus très nette. Les groupes Convivir ont été responsables de massacres de civils et d’autres violations des droits humains. Ils ont souvent agi en collaboration avec les groupes paramilitaires et les forces armées colombiennes, si bien qu’en 1999 près de 40 groupes Convivir ont déclaré leur intention de se joindre aux paramilitaires à la suite de l’annonce par le gouvernement d’un plan de restriction à l’usage des armes. Monsieur le Président, personne ne peut être sûr que les événements du passé ne se reproduiront pas.

Quant à d’éventuels pourparlers de paix à l’avenir, Amnesty International souhaite faire part de sa préoccupation devant le fait que, lorsqu’elle a proposé l’instauration de négociations avec les mouvements de guérilla et les paramilitaires, vous n’ayez pas reconnu le lien existant entre les forces armées et ces derniers. Par conséquent, vous n’avez pas souligné la nécessité de combattre et de démanteler ces groupes, ni de rompre leurs liens avec les forces de sécurité. Un processus de paix effectif requiert que soient mis à la disposition de la justice tous les responsables d’atteintes aux droits humains, qu’il s’agisse de paramilitaires, d’éléments de la guérilla ou de membres des forces de sécurité. Amnesty International se permet d’insister sur le fait que le respect des droits humains et du droit international humanitaire doit être au cœur de toutes les négociations à venir.

En dépit de la gravité de la crise des droits humains, il existe un projet d’action très clair que votre gouvernement peut et doit adopter. Il se fonde sur la mise en œuvre totale et immédiate des recommandations formulées par les organes de l’ONU relatifs aux droits humains (dont certaines sont mentionnées dans cette lettre) et sur la Déclaration et le Programme d’action de Vienne, des Nations unies, signés par le gouvernement colombien et 170 autres États en juin 1993 à l’occasion de la Conférence mondiale sur les droits de l’homme. La Déclaration recommande que « chaque État examine s’il est souhaitable d’élaborer un plan d’action national prévoyant des mesures par lesquelles il améliorerait la promotion et la protection des droits de l’homme » (II-71) et reconnaît « l’importance du rôle des organisations non gouvernementales dans la promotion de tous les droits de l’homme » (I-38). Amnesty International appelle donc votre gouvernement à donner la priorité au développement d’un plan d’action concernant les droits humains et à veiller à ce que les organisations de défense de ces droits aient un rôle essentiel dans ce processus.

J’espère que vous-même ainsi que votre gouvernement serez disposés à accepter notre proposition d’entamer un dialogue avec Amnesty International et d’autres organisations de défense des droits humains, dialogue qui nous permettra de parler ouvertement de ces questions fondamentales et extrêmement urgentes. La communauté internationale joue elle aussi un rôle déterminant dans ce processus et il est évident qu’Amnesty International fera pression sur les gouvernements des autres pays et sur les autres organisations internationales afin de soutenir la Colombie dans ses efforts pour mettre un terme, une fois pour toute, à la crise des droits humains dans laquelle elle est plongée.

Dans l’espoir d’obtenir votre soutien pour la défense des droits humains, je vous prie d’agréer, Monsieur le Président, l’expression de ma très haute considération.

Irene Khan
Secrétaire générale
Amnesty International

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