Amnesty International a interrogé huit manifestants récemment arrêtés et placés en détention, ainsi qu’un avocat qui défend de nombreux manifestants. Des témoignages ont été recueillis et des vidéos et des rapports médicaux analysés. Les manifestants ont raconté avoir été soumis à une longue liste d’atteintes aux droits humains : ils ont notamment été arrêtés sans mandat, passés à tabac, insultés et humiliés, contraints de faire des « aveux » et ont eu les yeux bandés. Certains ont été détenus dans des lieux secrets, privés de la possibilité de consulter leurs avocats ou de communiquer avec leurs familles, privés de soins médicaux et ont vu leurs téléphones fouillés. Deux d’entre eux ont déclaré avoir été soumis à des simulacres d’exécution.
« Les forces armées libanaises doivent immédiatement mettre un terme à ces pratiques abusives et veiller à protéger les droits des manifestants pacifiques à la liberté de réunion et d’expression, au lieu de les punir au seul motif qu’ils exercent leurs droits fondamentaux, a déclaré Lynn Maalouf, directrice des recherches pour le Moyen-Orient à Amnesty International.
« Depuis trois semaines, nous voyons les militaires frapper des manifestants pacifiques et les traîner dans les rues. En période de vives tensions politiques et sociales, les forces armées doivent faire preuve de retenue. Ces actes violents sont un signe très inquiétant et doivent faire rapidement l’objet d’investigations efficaces et approfondies menées par la justice civile, en vue de traduire en justice les responsables présumés dans le cadre de procès équitables. »
Au moins deux manifestants sont convoqués et inculpés devant un tribunal militaire. Amnesty International demande aux autorités de ne pas juger les civils devant des instances militaires et de veiller à ce que les auteurs d’actes de torture et d’autres mauvais traitements fassent dans les meilleurs délais l’objet d’enquêtes efficaces et approfondies, menées par le système judiciaire civil et non militaire, afin de garantir l’impartialité et le droit des victimes à un recours.
Des arrestations arbitraires brutales
Dans la nuit du 27 novembre, selon le Comité des avocats pour la défense des manifestants au Liban, des membres des services de renseignement de l’armée ont arrêté et détenu deux jeunes hommes, dans le district de Marjeyoun, dans le sud du pays, qui avaient tagué sur les murs des slogans en soutien aux manifestations. Ils ont été interrogés, puis relâchés le lendemain.
Dans sept autres cas recensés par Amnesty International, les forces militaires, notamment les services de renseignement, ont roué de coups les personnes interpellées. Celles-ci ont par la suite été libérées, au bout de quelques heures ou au maximum de six jours.
Le 14 novembre, Samer Mazeh et Ali Basal descendaient ensemble la rue Gemmayzé, artère proche du centre-ville où les manifestants se rassemblent dans la capitale Beyrouth, lorsqu’un groupe de cinq hommes en civil les a abordés. Après un bref échange, un véhicule de l’armée est arrivé ; un agent des services de renseignement militaire en est descendu et les a attaqués. D’après le témoignage de Samer : « Il a appuyé mon visage contre le sol et m’a passé les menottes. Ils m’ont amené jusqu’au véhicule, où ils m’ont frappé. Ils ont couvert mon visage avec ma chemise et m’ont mis la tête en bas. Ali a été interpellé lui aussi et ils l’ont fait asseoir sur ma tête. Je leur ai dit que j’étouffais. L’un d’eux m’a répondu qu’il s’en fichait totalement. »
D’après Samer Mazeh et Ali Basal, ils ont été emmenés dans un lieu inconnu, les yeux toujours bandés, puis contraints de s’agenouiller. Les hommes ont alors chargé leurs fusils et les ont pointés sur leurs têtes. Ensuite, ils ont été conduits dans un centre de détention. Samer a déclaré : « Lorsque nous sommes arrivés [au centre de détention], ils m’ont ordonné de dire que j’étais un singe, au lieu de dire mon nom. Ils ont ajouté que Michel Aoun [le président] était une couronne sur ma tête. L’officier a demandé : « C’est celui-là qui a insulté le président ? Et il m’a asséné une gifle au visage. »
Autre cas, le 13 novembre à Baabda, où une manifestation pacifique se déroulait sur la route du palais présidentiel, Khaldoun Jaber a été abordé par deux hommes en civil qui ont demandé à lui parler. Ils l’ont alors traîné loin des manifestants, après quoi un groupe d’une trentaine d’hommes portant des vestes des forces militaires du renseignement ont soudainement commencé à le rouer de coups de matraques sur le dos, d’après son témoignage.
Il a ajouté qu’ils lui ont ensuite bandé les yeux et l’ont traîné vers un lieu inconnu où il a été torturé. « Ils m’ont bandé les yeux et m’ont emmené dans un lieu inconnu. Plus tard, mon avocat m’a appris qu’il s’agissait des locaux du ministère de la Défense. Durant l’interrogatoire, ils m’ont frappé et m’ont demandé qui nous payait, qui nous poussait à descendre dans les rues et qui nous nourrissait. Ils m’ont asséné des coups de matraques sur le dos, les côtes et les jambes. Je n’ai pas pu contacter un avocat ni ma famille, qui ignorait où je me trouvais. Ils ne m’ont rien donné à manger et m’ont interdit de fumer. Ils m’ont seulement donné à boire », a-t-il raconté.
Chris Haddad faisait partie de ceux qui ont été roués de coups, traînés dans la rue, puis arrêtés par l’armée le 5 novembre à Jal el Dib, avec huit autres manifestants. Il a expliqué : « Trois soldats m’ont attaqué à coups de matraques. Ils ont mis ma veste sur mon visage et m’ont traîné tout en me frappant sur le dos, tout du long jusqu’à l’autre côté de la rue, où leurs véhicules étaient stationnés. »
Fadi Nader comptait lui aussi parmi les manifestants battus et arrêtés par l’armée ce jour-là : « Ils m’ont frappé de manière agressive et m’ont traîné de l’autre côté de la route. J’ai tenté de m’échapper, mais ils m’ont rattrapé. Lorsqu’ils m’ont fait monter à bord du véhicule militaire, un soldat m’a donné un coup de matraque sur la tête. Ils savaient très bien qui cibler, car la plupart d’entre nous étions des visages connus du mouvement de contestation. Les coups ont continué de pleuvoir à bord du véhicule. » Membre du Comité des avocats pour la défense des manifestants au Liban, Nermine Sibai a indiqué que le Comité a commencé à déposer des plaintes fondées sur la loi contre la torture et le Code de procédure pénale dans plusieurs affaires, dont certaines évoquées ci-dessus.
Le caractère systématique de ces atteintes aux droits humains viole dans les faits les lois libanaises et les obligations qui incombent au Liban au titre du droit international, notamment la Loi n° 65 réprimant la torture et les autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, et le Code de procédure pénale qui définit le droit des détenus aux garanties d’une procédure régulière, notamment le droit d’entrer rapidement en contact avec un avocat et avec leur famille, et le droit de bénéficier de soins médicaux après l’arrestation. En outre, la loi contre la torture précise que le procureur général doit saisir les tribunaux de droit commun de tout cas de torture dans les 48 heures.
Deux autres personnes ont relaté que le 26 octobre, un grand groupe de soldats les a agressées et arrêtées dans les magasins où elles travaillaient, tandis qu’une manifestation se déroulait non loin, à Beddawi, à Tripoli. Toutes deux ont subi des violences physiques et verbales, et ont été grièvement blessées à la tête. Les forces armées libanaises ont refusé de dire à leurs avocats et à leur famille où elles se trouvaient, jusqu’à leur libération d’une prison militaire six jours plus tard, le 31 octobre.
À ce jour, au moins deux personnes ont été inculpées par un tribunal militaire et citées à comparaître l’an prochain.
« Les autorités libanaises doivent respecter les droits des citoyens à une procédure régulière et à un procès équitable au moment des arrestations, et notamment leur expliquer les charges motivant l’interpellation et leur assurer qu’ils pourront rapidement contacter leur avocat ou leur famille et seront protégés contre la torture et les autres formes de mauvais traitements. Par ailleurs, les cas cités doivent faire l’objet d’investigations diligentées par un tribunal civil, conformément à la loi contre la torture en vigueur au Liban et à ses obligations internationales juridiquement contraignantes. Aux termes de ces textes, les procureurs civils et militaires sont tenus de transférer sans délai tous les dossiers soumis au tribunal militaire à un tribunal civil, en vue de garantir le droit des citoyens à des procès équitables et à des recours », a déclaré Lynn Maalouf.