Ces dernières semaines, des dizaines d’Éthiopiennes se sont rassemblées devant le consulat éthiopien à Beyrouth. Certaines ont été abandonnées par leurs employeurs, sans salaire, sans leurs affaires ni leur passeport. Le ministère du Travail est chargé de faire respecter le contrat type unique, qui garantit aux travailleuses et travailleurs étrangers le droit de toucher leur salaire et d’être logés.
« Le gouvernement libanais ne peut ignorer leur calvaire »
« Ces femmes comptent parmi les personnes les plus marginalisées de la société et paient le prix fort de la crise économique exacerbée par le COVID-19, a déclaré Heba Morayef, directrice pour la région Afrique du Nord et Moyen-Orient à Amnesty International.
« Le gouvernement libanais ne peut ignorer leur calvaire. En vertu du système de kafala, leurs droits sont restreints et leurs vies mises en péril, d’autant que les signalements de violences au sein des foyers ont augmenté durant le confinement.
« Les ministères du Travail, des Affaires sociales et de l’Intérieur doivent travailler ensemble afin de mener rapidement des investigations et d’éviter que cette crise ne s’aggrave davantage.
« Ils doivent fournir immédiatement un logement, de la nourriture, des soins de santé et toute aide nécessaire aux employé·e·s de maisons migrants qui ont perdu leur emploi. »
Amnesty International demande au ministère du Travail de créer une unité d’inspection du travail spécifiquement chargée de contrôler les conditions de ces employé·e·s de maison et susceptible d’agir rapidement en cas de violation du contrat par l’employeur. Il doit aussi mettre en place un mécanisme de règlement accéléré des conflits du travail, afin que les employés reçoivent leurs salaires non versés et que les employeurs paient le billet de celles et ceux qui souhaitent rentrer dans leur pays d’origine, conformément à l’accord contractuel.
Au Liban, les employées de maisons immigrées sont en grande majorité Éthiopiennes. Selon le ministère du Travail, en novembre 2018, 144 986 employées de maisons éthiopiennes étaient détentrices d’un permis de travail ayant été accordé ou renouvelé par les autorités. Ce total ne tient toutefois pas compte des milliers de travailleuses domestiques éthiopiennes qui sont en situation irrégulière dans le pays et n’ont donc pas de permis de travail.
Abandonnées par leurs employeurs
Amnesty International a interrogé 10 travailleuses domestiques éthiopiennes le 28 mai. Certaines ont signalé que leurs employeurs avaient cessé de les payer et refusaient de leur fournir des billets pour rentrer chez elles, comme le prévoit pourtant le contrat type unifié qui est censé protéger les droits des employé·e·s domestiques.
Makda*, 21 ans, dort sur le trottoir devant le consulat éthiopien depuis que son employeur l’a laissée là avec ses bagages, contre son gré.
Elle a déclaré : « Elle [l’employeuse] ne m’a pas versé mon dernier salaire. Elle a ajouté qu’elle ne pouvait pas payer mon billet de retour et m’a déposée là hier. Le policier m’a vu pleurer et m’a demandé le numéro de Madame. Il l’a appelée et lui a demandé de venir me chercher. Elle est uniquement revenue pour me donner mon passeport et mes papiers d’identité, puis elle est repartie. Je ne sais pas quoi faire, je veux rentrer chez moi. »
Martha*, 21 ans, dort sur le trottoir depuis six jours.
Elle a déclaré : « Madame m’a dit qu’elle n’avait pas d’argent et ne pouvait pas payer mon salaire. Je lui ai dit que je ne voulais pas mon salaire, mais qu’elle m’achète un billet de retour – elle a répondu qu’elle ne pouvait pas. Je veux rentrer en Éthiopie. J’ai décidé de quitter la maison et de venir ici au consulat, mais c’est elle qui a mon passeport. Le consulat ne m’aide pas. »
Le 1er juin, un responsable du ministère du Travail a déclaré à Amnesty International qu’ils n’avaient pas eu connaissance de cas de travailleurs abandonnés par leurs employeurs et désormais à la rue. Ils ont promis de mener immédiatement une enquête.
Des employé·e·s sans-papiers, pris au piège
Amnesty International a également interrogé cinq employé·e·s sans-papiers, qui attendaient de s’enregistrer au consulat pour être rapatriés et n’ont pas les moyens de payer un billet de retour pour l’Éthiopie. « Je n’ai pas d’argent et pas de travail. Comment puis-je débourser 600 euros pour un billet de retour ? »
Malgré des demandes répétées, le consulat éthiopien a refusé de dire s’il fournit ou non une aide financière, un logement ou toute autre aide aux sans-papiers.
Le 15 mai, la Direction générale de la sûreté générale du Liban, qui dépend du ministère de l’Intérieur, a annoncé que le processus de « rapatriement volontaire » des travailleurs migrants éthiopiens et égyptiens allait débuter le 20 mai. Le 18 mai, Amnesty International a adressé un courrier au responsable de la Direction générale de la sûreté générale – légalement chargée de surveiller l’entrée sur le territoire, le séjour et la sortie de tous les étrangers au Liban – afin de demander des précisions sur le calendrier de cette opération, sur le fait de savoir si elle couvre les travailleurs étrangers en situation régulière et irrégulière, ainsi que les employés domestiques migrants en détention, et sur le mécanisme en vigueur permettant de garantir qu’ils perçoivent leurs salaires non versés avant de partir. Son courrier est resté sans réponse.
Amnesty International demande au ministère de l’Intérieur d’annoncer publiquement les détails du processus de rapatriement et de travailler en collaboration avec les consulats et les ambassades concernés, afin d’aider les travailleuses et travailleurs migrants en situation régulière ou irrégulière qui le souhaitent à rentrer dans leur pays.
Complément d’information
Le Liban compte sur son territoire plus de 250 000 travailleuses et travailleurs domestiques migrants, originaires d’Afrique et d’Asie, qui sont employés au domicile de particuliers. L’immense majorité sont des femmes. Ces personnes sont prises dans les mailles du système de kafala, un dispositif de parrainage des personnes migrantes qui est par nature source d’abus et accroît les risques d’exploitation, de travail forcé et de traite des êtres humains, sans laisser aux victimes de réelles possibilités d’obtenir réparation.
Dans un rapport publié en avril 2019 sous le titre « Leur maison, c’est ma prison. » L’exploitation des travailleuses domestiques migrantes au Liban, Amnesty International a exposé des atteintes graves et systématiques aux droits humains imputables aux employeurs. Leurs employées ont signalé, entre autres, des horaires de travail journaliers excessifs, l’absence de jours de repos, le non-versement ou la réduction de leur salaire, la confiscation de leur passeport, de graves restrictions à leur liberté de mouvement et de communication, le manque de nourriture, l’absence de logement convenable, des violences verbales et physiques, et la privation de soins médicaux. Amnesty International a également recensé des cas extrêmes de travail forcé et de traite d’êtres humains.
En mars 2020, Amnesty International a participé à une consultation visant à réviser le contrat type unique pour l’emploi de travailleurs domestiques (migrants) utilisé au Liban. Elle invite la ministre du Travail à veiller à ce que le texte révisé englobe des dispositions qui gomment les inégalités et les déséquilibres de pouvoir entre l’employeur et l’employé·e, et remédient à d’autres aspects restrictifs du système de kafala.
*Les noms ont été changés.