Cinq ans plus tard, le règne de l’impunité perdure, les plaintes pour torture et autres mauvais traitements déposées au titre de la loi de 2017 contre la torture allant rarement jusqu’au tribunal et la plupart étant classées sans suite sans que de réelles investigations ne soient menées. Après avoir examiné 32 plaintes pour torture, Amnesty International a conclu que l’obligation de rendre des comptes était notamment entravée par le fait que ces plaintes sont fréquemment transférées pour enquête aux organes qui sont accusés de torture ou au système de justice militaire.
« Le Liban manque à ses devoirs envers les victimes de torture. L’échec constant du système judiciaire à mettre en œuvre la loi contre la torture prive les victimes d’un accès à la justice et à des réparations, et dissuade d’autres personnes de se faire connaître. Il adresse aussi un message aux tortionnaires, en leur faisant savoir qu’ils peuvent commettre ce crime atroce, sans craindre de conséquences, a déclaré Lynn Maalouf, directrice régionale adjointe pour l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient à Amnesty International.
« Les autorités libanaises doivent s’expliquer au sujet des engagements qu’elles ont pris lors de leur examen en 2015 et n’ont pas mis en œuvre. Nous les invitons à en finir avec la pratique scandaleuse qui consiste à transmettre les allégations de torture aux tribunaux militaires et à s’en remettre aux organes de sécurité qui sont eux-mêmes accusés pour mener l’enquête. »
Le Liban a ratifié la Convention des Nations unies contre la torture et son Protocole facultatif en 2000 et 2008 respectivement. Conformément à ses obligations découlant de cette Convention, le Liban a adopté la loi contre la torture en 2017 qui fait de la torture une infraction pénale.
« Les autorités libanaises doivent s’expliquer au sujet des engagements qu’elles ont pris lors de leur examen en 2015 et n’ont pas mis en œuvre. Nous les invitons à en finir avec la pratique scandaleuse qui consiste à transmettre les allégations de torture aux tribunaux militaires et à s’en remettre aux organes de sécurité qui sont eux-mêmes accusés pour mener l’enquête. »
Des victimes sanctionnées
Amnesty International a examiné 32 plaintes pour torture et s’est entretenue avec des victimes, des familles et des avocats. Elle avait déjà recueilli des informations sur le cas de l’acteur libanais Ziad Itani, qui avait déposé une plainte pour torture au titre de la nouvelle loi, il y a deux ans. Non seulement les tortionnaires de Ziad Itani n’ont pas été inquiétés, mais il fait lui-même aujourd’hui l’objet d’une enquête pour « diffamation » en lien avec des publications sur les réseaux sociaux portant sur ce qu’il a vécu.
Le 23 novembre 2017, la Direction générale de la sécurité d’État a arrêté Ziad Itani sur la base d’accusations forgées de toutes pièces d’espionnage pour le compte d’Israël. Lorsqu’il a comparu pour la première fois devant le juge du tribunal militaire, Ziad Itani a décrit avec force détails les tortures qu’il avait subies en détention, mais le tribunal n’a pas ordonné la tenue d’une enquête. Le 13 mars 2018, le tribunal militaire l’a acquitté et a ordonné sa libération.
Le 20 novembre 2018, Ziad Itani a intenté une action au civil pour torture contre des agents de la sécurité d’État et des assistants civils qui ont enquêté sur sa plainte, mais le parquet a transmis l’affaire au procureur militaire. Pourtant, le droit libanais comme le droit international prévoient que les violations des droits humains doivent toujours être jugées par des instances civiles. Au titre de la loi libanaise contre la torture, seuls les tribunaux civils de droit commun sont habilités à poursuivre, enquêter et juger.
Le 12 avril 2019, à la suite d’appels lancés par des organisations de défense des droits humains, le tribunal militaire a transmis la plainte pour torture de Ziad Itani à un juge d’instruction civil, qui l’a convoqué afin qu’il livre son témoignage et présente ses rapports médicaux. Il semble qu’aucune mesure n’a été prise depuis lors.
Le 14 août 2020, 10 jours après l’explosion du port de Beyrouth, le président Michel Aoun a promu l’un des agents que Ziad Itani accuse de torture. Selon les Principes de l’ONU relatifs aux moyens d’enquêter sur la torture, les agents soupçonnés d’avoir commis des actes de torture ou d’autres mauvais traitements doivent être suspendus de leurs fonctions pendant l’enquête officielle.
L’avocat de Ziad Itani a porté plainte devant le Conseil consultatif, la plus haute autorité judiciaire administrative du Liban. Quelques jours plus tard, une vidéo de son interrogatoire a fuité dans les médias, filmée dans une salle d’interrogatoire, avec cette introduction : « Images choquantes de la torture subie par Ziad Itani aux mains de la Sûreté de l’État : Ziad Itani a avoué son crime mais il s’agit d’un cas d’#innocence_mensongère », insinuant que ses « aveux » n’ont pas été extorqués sous la torture.
En outre, le 14 septembre 2020, le responsable de la Direction générale de la sécurité d’État et l’agent accusés de torture dans le cadre de la plainte de Ziad Itani ont intenté une action en justice contre lui pour calomnie et diffamation écrite ou orale, l’accusant de porter atteinte au prestige de l’État, de diffuser de fausses accusations, de menacer des agents, de fabriquer de faux aveux et d’induire la justice en erreur. Ziad Itani a déclaré à Amnesty International :
« Dix jours après l’explosion au port de Beyrouth, alors que je recollais les morceaux de ma maison dévastée et me remettais de mes blessures, le président a tout fait pour que mon tortionnaire soit promu. Ensuite, cet homme et son supérieur ont déposé plainte contre moi… Une menace, en fait, plus qu’une plainte judiciaire. Lors de ma libération, je me suis fait la promesse de me battre pour mes droits. Mais je ne m’attendais pas à devoir me battre contre tout l’appareil d’État, y compris ses médias, les services de sécurité et la justice, pour ce droit ! »
Autre exemple choquant de l’incapacité des autorités libanaises à mettre en œuvre la loi contre la torture, le cas de Hassan al Dika, 44 ans, qui serait mort en détention en mai 2019 des suites d’actes de torture. Son affaire n’a pas fait l’objet d’une enquête, malgré trois plaintes déposées par son père au titre de la loi contre la torture pendant qu’il était encore en vie, en détention.
« J’ai déposé plusieurs plaintes pour torture ; elles [les autorités] les ont rejetées et j’ai reçu des menaces dans le but de les retirer. Pourtant, grâce aux pressions locales et internationales, l’une de ces plaintes s’est frayée un chemin jusqu’au bureau du juge d’instruction. Une première audience a eu lieu en février, et depuis plus rien. Ils n’appliquent pas cette loi. Si elle était appliquée, de nombreux agents et juges seraient déjà en prison ! »
Hassan al Dika a été arrêté par la section d’enquête de la Force de sécurité intérieure en novembre 2018 sans mandat d’une autorité judiciaire, et accusé de trafic de drogue. Pendant sa détention au secret qui a duré neuf jours, Hassan al Dika a été soumis à des actes de torture et à des mauvais traitements, et n’a pas été autorisé à rencontrer son père, Tawfic al Dika, qui assumait également le rôle d’avocat pour lui.
Tawfic al Dika a confirmé à Amnesty International que, deux ans après l’arrestation et la mort de son fils, l’enquête piétine toujours. Il a déclaré :
« J’ai déposé plusieurs plaintes pour torture ; elles [les autorités] les ont rejetées et j’ai reçu des menaces dans le but de les retirer. Pourtant, grâce aux pressions locales et internationales, l’une de ces plaintes s’est frayée un chemin jusqu’au bureau du juge d’instruction. Une première audience a eu lieu en février, et depuis plus rien. Ils n’appliquent pas cette loi. Si elle était appliquée, de nombreux agents et juges seraient déjà en prison ! »
Des dizaines de cas de torture laissés sans suite
Entre la promulgation de la loi en octobre 2017 et mars 2020, au moins 30 cas de torture ont été signalés par le Comité des prisons de l’ordre des avocats de Tripoli (TBA) et le Comité des avocats pour la défense des manifestants. Aucun de ces cas n’est allé jusqu’au jugement et la plupart ont été clos sans investigation. La plupart ont été transmis aux organes de sécurité pour l’enquête et à une instance militaire pour le procès.
Le 18 décembre 2019, le Comité des avocats a déposé 15 plaintes au nom de 17 manifestant·e·s au titre de la loi contre la torture, la loi de 2018 sur les personnes disparues et l’article 329 du Code pénal, recensant les actes de torture et les autres mauvais traitements commis lors des manifestations, des arrestations, des transferts vers le centre de détention et à l’intérieur de ce centre. Aucune enquête n’a été ouverte.
Une semaine plus tard, le procureur général a transféré les 15 plaintes au procureur militaire, qui a ensuite ordonné aux organes accusés de torture, à savoir l’agence du renseignement militaire et la Force de sécurité intérieure, de mener une enquête. Lorsque les victimes ont refusé d’être interrogées par des membres de ces organes qu’elles accusaient d’être responsables des tortures, le procureur militaire a clos la procédure.
Le responsable du Comité des prisons de l’ordre des avocats de Tripoli, Mohammed Sablouh, a déclaré que le nombre de victimes était sans doute bien plus élevé que la poignée qui portent plainte : « À Tripoli et dans le Nord, les gens ont tendance à ne pas porter plainte au titre de la loi contre la torture parce qu’ils craignent les autorités. Les détenus et leurs familles pensent que s’ils le font, ils s’attireront les foudres de l’État et attiseront sa rage contre leurs enfants… Cette année, j’ai réussi à déposer cinq plaintes au nom de familles de victimes. Aucune n’a fait l’objet d’une enquête, toutes ont été classées sans suite. »