Liban, justice manquée dans une affaire emblématique de torture et de mort d’un réfugié syrien

Le tribunal militaire libanais a manqué une occasion cruciale d’amener à rendre des comptes les auteurs des actes de torture qui ont conduit à la mort en détention du réfugié syrien Bashar Abd Saud.

Le 29 novembre 2022, cinq membres de la Direction générale de la sécurité d’État, dont un officier, ont été inculpés au titre de la Loi contre la torture de 2017 pour la mort de Bashar Abd Saud et ont ensuite été placés en détention. Tous sauf un ont été libérés à l’issue de la première audience au tribunal, le 16 décembre 2022. Le dernier a été libéré cette année.

Cependant, le 1er novembre 2024, tous les accusés ont été condamnés à une peine déjà purgée après que le tribunal a réduit la nature de leur infraction de crime à délit, a abandonné les accusations en vertu de la Loi contre la torture et les a remplacées par l’article 166 du Code de justice militaire qui interdit d’enfreindre les règlements, les ordres et les instructions générales.

« Au lieu de poser une forte critique de la torture au sein du système de sécurité, en rendant cette décision, le tribunal militaire a envoyé un message glaçant, selon lequel les membres des services de sécurité sont au-dessus de la loi et les auteurs de torture peuvent continuer à commettre des crimes sans craindre de devoir rendre des comptes, a déclaré Aya Majzoub, directrice régionale adjointe pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Amnesty International.

« Cette affaire aurait pu être l’occasion de mettre en œuvre la Loi contre la torture de 2017 et de mettre fin à des décennies d’impunité pour les actes de torture commis dans les centres de détention libanais. Hélas, ce verdict tourne la justice en dérision et ne fera que renforcer l’impunité. »

Le 30 août 2022, des agents des forces de sécurité ont arrêté Bashar Abd Saud à son domicile dans le camp de réfugiés de Sabra et Chatila, à Beyrouth, au motif qu’il était en possession d’un faux billet de 50 dollars américains. Le 3 septembre 2022, les forces de sécurité ont contacté sa famille pour récupérer son corps à l’hôpital. Des vidéos et des photos divulguées à l’époque, qu’Amnesty International a pu examiner, montraient de nombreuses marques de torture sur son corps, ce qui a provoqué un tollé et conduit l’armée à ordonner la tenue d’une enquête, qui a abouti à l’arrestation et à l’inculpation de cinq membres de la Direction générale de la sécurité d’État.

Le 15 avril, Mohammed Sablouh, l’avocat de la famille Saud, a déclaré à Amnesty International que le président du tribunal militaire l’avait officieusement informé que l’armée avait conclu un accord avec la famille pour clore l’affaire et libérer le seul détenu encore incarcéré. Selon Mohammed Sablouh, le juge lui a indiqué que le temps déjà passé en prison par le détenu était « une sanction suffisante ». La famille au Liban n’a pas répondu aux questions de l’avocat s’agissant de clarifier quel accord avait été conclu.

Les réfugié·e·s syriens au Liban comptent parmi les groupes les plus vulnérables. Ils sont souvent arrêtés arbitrairement et détenus pendant de longues périodes pour des infractions présumées allant de l’expiration des papiers d’identité au trafic de drogue. La torture et les mauvais traitements sont monnaie courante au sein du système de détention libanais et le système judiciaire n’enquête pas dûment sur les plaintes pour torture.

« La bizarrerie du procès et le fait qu’une seule audience ait effectivement eu lieu jettent un doute supplémentaire sur cet arrêt »

Il s’agissait de la première affaire relevant de la Loi libanaise contre la torture à parvenir jusqu’au stade du procès ; or, en violation de la loi, elle a été entendue par le tribunal militaire, qui pèche par manque d’indépendance et d’impartialité.

La décision de juger les membres des forces de sécurité devant un tribunal militaire et non civil va à l’encontre du droit libanais, mais aussi des obligations du Liban en vertu du droit international en tant que signataire de la Convention des Nations unies contre la torture. L’utilisation des tribunaux militaires doit se limiter aux procès du personnel militaire pour des infractions à la discipline militaire. En outre, en vertu de la Loi contre la torture en vigueur au Liban, le pouvoir de poursuivre, d’enquêter et de juger est accordé exclusivement aux tribunaux civils ordinaires. L’interdiction de la torture s’applique quelle que soit la nature du crime présumé.

Sur les sept audiences prévues pour le procès, seules deux ont eu lieu ; les cinq autres ont été reportées et la dernière a été consacrée à la décision de justice.

« La bizarrerie du procès et le fait qu’une seule audience ait effectivement eu lieu jettent un doute supplémentaire sur cet arrêt. Le procureur général de la Cour de cassation doit immédiatement ordonner que cette affaire soit rejugée par un tribunal pénal ordinaire, conformément au droit libanais et international, a déclaré Aya Majzoub.

« L’échec constant du système judiciaire à mettre en œuvre la Loi contre la torture prive les victimes d’un accès à la justice et dissuade d’autres personnes de se faire connaître. La mort de Bashar Abd Saud ne doit pas rester impunie ; les autorités doivent veiller à ce que justice soit rendue et marquer la fin de la torture pratiquée dans les centres de détention libanais. »

Lorsqu’il est mort, Bashar Abd Saud avait 30 ans et était père de trois enfants, dont un bébé d’un mois. Il avait déserté de l’armée syrienne huit ans avant son arrestation et était parti au Liban afin d’y travailler comme porteur.

Enfin, Amnesty International demande aux autorités libanaises d’allouer un budget suffisant à la Commission nationale des droits humains, qui englobe le Mécanisme national de prévention de la torture, afin qu’elle puisse se rendre dans tous les lieux de détention et recueillir des informations sur les violations des droits humains.

Complément d’information

En mars 2021, Amnesty International a publié un rapport détaillant une série de violations contre 26 réfugié·e·s syriens, dont quatre enfants, détenus entre 2014 et début 2021 sur la base d’accusations liées au terrorisme. Il s’agissait notamment de violations du droit à un procès équitable et d’actes de torture et de mauvais traitements (coups assénés au moyen de barres de fer, de câbles électriques et de tuyaux en plastique, notamment). Les autorités n’ont pas mené d’enquête sur les allégations de torture et de mauvais traitements, même lorsque les détenu·e·s ou leurs avocats ont déclaré devant un juge au tribunal qu’ils avaient été torturés.

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