Afin d’aider à sécuriser l’accès à la vérité et la justice pour les victimes, le Conseil des droits de l’homme des Nations unies doit adopter de toute urgence une résolution dans le but de créer une mission d’établissement des faits sur l’explosion survenue dans le port de Beyrouth.
« Le fait que personne ne soit à la tête du Liban ne signifie pas que les autres pays ne peuvent pas prendre d’initiatives en faveur des droits fondamentaux de la population libanaise », a déclaré Lama Fakih, directrice de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord de Human Rights Watch. « Le manquement flagrant au devoir consistant à rendre justice aux victimes de l’explosion dans le port de Beyrouth ne fera que compromettre encore davantage la stabilité et l’état de droit à ce tournant critique de l’histoire du Liban. »
Près de deux ans et demi après les faits, l’enquête ouverte au Liban stagne sans aucun progrès en vue, en raison de recours déposés contre le juge Tarek Bitar par des politiciens inculpés dans l’affaire, dans le but de le faire remplacer.
Le 23 janvier, le juge Bitar a pris des mesures afin de surmonter les obstacles à la poursuite de l’enquête. S’appuyant sur une analyse juridique [1], il a déclaré que les règles relatives à la révocation des juges énoncées dans article 357 de la loi 328 [2] ne s’appliquaient pas à son rôle, et que les tentatives visant à l’écarter s’apparentaient à une atteinte au principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs.
Lorsqu’il a repris son travail, il a ordonné la libération de cinq suspects arrêtés entre août 2020 et septembre 2021, et a inculpé d’autres personnes. Afin de les interroger, il a convoqué Ghassan Oweidat, le procureur général ; Abbas Ibrahim, directeur de la sûreté générale ; Tony Saliba, directeur du service de sécurité de l’État ; Jean Kahwaji, ancien commandant des forces armées ; Jawdat Oweidat et Kamil Daher, anciens agents du renseignement ; Asaad Tufayli, président du Conseil suprême des douanes ; Gracia Al-Azzi, membre du Conseil suprême des douanes ; ainsi que les juges Ghassan Khoury, Carla Shawah et Jad Maalouf.
En réponse, le juge Oweidat, que le juge Bitar avait inculpé, a indiqué que les organes responsables de l’application des lois n’exécuterait pas les ordres du juge Bitar, les déclarant « nuls » [3]. Le ministre de la Justice a transmis l’analyse juridique du juge Bitar au Conseil supérieur de la magistrature pour examen, affirmant qu’elle était susceptible d’avoir un impact sur le « secret de l’enquête » [4].
Le juge Oweidat a alors ordonné [5] la libération de tous les détenus dans le cadre de l’affaire de l’explosion de Beyrouth, remarquant que l’enquête est au point mort depuis plus d’un an et invoquant le droit d’être jugé dans un délai raisonnable, reconnu par le droit international. Le juge Bitar a déclaré aux médias libanais que « l’application par les forces de sécurité de la décision du procureur de libérer les détenus constituera une atteinte à la loi. » Quelques heures après que le procureur général a prononcé sa décision, les forces de sécurité ont commencé à relâcher [6] les 17 personnes placées en détention en relation avec l’explosion.
Le procureur général a par ailleurs accusé [7] le juge Bitar de plusieurs infractions, notamment d’« usurpation de pouvoir », a prononcé contre lui une interdiction de voyager et l’a convoqué à un interrogatoire le 26 janvier.
Les autorités libanaises ont entravé à maintes reprises le cours de l’enquête sur l’explosion en évitant aux responsables politiques et fonctionnaires mis en cause dans cette catastrophe d’être interrogés, poursuivis et arrêtés. Human Rights Watch, Amnesty International, Legal Action Worldwide, Legal Agenda et la Commission internationale de juristes ont recensé un ensemble de vices de procédure et de failles systémiques dans le déroulement de l’enquête, notamment des ingérences politiques flagrantes, l’immunité accordée à des personnalités politiques haut placées, un non-respect des normes relatives à l’équité des procès et des violations des règles de procédure.
Les politiciens soupçonnés dans l’affaire ont déposé plus de 25 demandes de récusation visant Tarek Bitar et d’autres juges travaillant sur le dossier, ce qui mené à plusieurs reprises à la suspension de l’enquête en cours. Les derniers recours en date formés contre le juge Bitar ont débouché sur la suspension de l’enquête le 23 décembre 2021.
Le Conseil des droits de l’homme doit adopter une résolution qui établirait et déploierait sans délai une mission d’établissement des faits indépendante et impartiale sur l’explosion de Beyrouth. Cette mission doit établir les faits et les circonstances, notamment les causes profondes de l’explosion, afin de pouvoir déterminer les responsabilités de l’État et des individus, et de faire en sorte que les victimes obtiennent justice et des réparations.
L’explosion survenue dans le port de Beyrouth a été l’une des explosions non-nucléaires les plus dévastatrices de l’histoire mondiale. Elle a envoyé des ondes de choc à travers toute la ville, tuant au moins 220 personnes et en blessant plus de 7 000 autres, tout en causant de très importants dégâts matériels. Une enquête approfondie [8] réalisée par Human Rights Watch suggère que des sociétés étrangères, ainsi que de hauts responsables politiques et de la sécurité au Liban, ont pu être impliqués.
L’explosion de Beyrouth a été une tragédie d’une ampleur historique, qui a résulté de manquements au devoir de protéger le droit fondamental à la vie.
« Nous sommes sous le choc », a déclaré aux organisations Mireille Khoury, mère d’Elias Khoury, tué par l’explosion à l’âge de 15 ans. « Dans quel État vivons-nous ? Tout cela prouve que l’enquête internationale est notre seul espoir et que le Conseil des droits de l’homme est notre principale option. Quand les dirigeants mondiaux cesseront-ils de fermer les yeux sur la terrible injustice dont nous sommes victimes ? »
Il est plus clair que jamais que l’enquête libanaise ne sera pas autorisée à progresser et que les victimes n’obtiendront pas justice par ce biais, rendant d’autant plus urgente la création d’une mission internationale d’établissement des faits mandatée par le Conseil des droits de l’homme, ont déclaré les organisations.
Les rescapé·e·s de l’explosion et les familles de victimes ont précédemment adressé deux lettres aux États membres et observateurs au sein du Conseil des droits de l’homme, afin de les inciter à soutenir une résolution établissant une enquête internationale. Ils ont envoyé une autre lettre au Haut-Commissariat aux droits de l’homme en mars 2022.
Plus de 162 groupes libanais et internationaux de défense des droits, rescapé·e·s et familles de victimes ont demandé aux membres du Conseil des droits de l’homme de présenter une résolution. Des dizaines de député·e·s libanais et trois partis politiques ont soutenu les appels des familles de victimes et de la société civile en faveur d’une enquête.
« Les autorités libanaises ont fait fi de la loi, contournant de manière honteuse l’enquête pénale en cours et s’en prenant à un juge qui ne faisait qu’accomplir son travail », a déclaré Aya Majzoub, directrice adjointe pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Amnesty International. « Les autorités libanaises sont à l’évidence déterminées à entraver la justice. Depuis l’explosion, elles ont bloqué à de nombreuses reprises l’enquête menée au Liban, se soustrayant à l’obligation de rendre des comptes, au détriment des droits des victimes à la vérité, la justice et des réparations. »