Les membres de la coalition ont recueilli des informations faisant état d’une hausse alarmante du nombre d’attaques contre la liberté d’expression [1] depuis les manifestations de grande ampleur de 2015. Les attaques ont connu une recrudescence [2] au lendemain des manifestations nationales qui ont débuté le 17 octobre 2019 et plus de 60 personnes ont été arrêtées ou convoquées pour un interrogatoire en raison de leurs publications sur les réseaux sociaux. Le 15 juin, l’agence de presse officielle a indiqué que le procureur général avait ordonné à un organe chargé de la sécurité d’enquêter sur les publications offensantes à l’égard du président [3], en s’appuyant sur les lois nationales relatives à la diffamation et à l’outrage. L’outrage au président est passible d’une peine maximale de deux ans d’emprisonnement.
« Au Liban, les personnalités politiques ne veillent pas à ce que les besoins les plus élémentaires de la population soient satisfaits et, par leurs pratiques corrompues, elles ont dilapidé des milliards de dollars de fonds publics, a déclaré la coalition. Malgré tout, au lieu d’écouter les appels des manifestant·e·s à la responsabilité, les autorités mènent une campagne de répression contre les personnes qui mettent en lumière la corruption et critiquent légitimement les graves défaillances du gouvernement. »
Bien que le Liban soit considéré comme l’un des pays les plus libres du monde arabe, des personnalités politiques et religieuses influentes utilisent de plus en plus les lois pénales relatives à l’outrage et à la diffamation pour se venger et réprimer les critiques. Elles visent tout particulièrement les personnes qui portent des accusations de corruption et font état de l’aggravation de la situation économique et politique du pays. Depuis 2015, les autorités libanaises ont enquêté sur des milliers de personnes qui n’avaient fait que s’exprimer pacifiquement.
« Au Liban, les lois pénales relatives à la diffamation ont un effet dissuasif en matière de liberté d’expression, ce qui est inacceptable »
Dans la plupart des affaires de ce type que les membres de la coalition ont examinées, le ministère public et les organes chargés de la sécurité ont pris des mesures abusives – et parfois illégales – pour tenter d’intimider et de réduire au silence les personnes inculpées. Les personnes avec lesquelles les membres de la coalition se sont entretenus ont décrit diverses méthodes d’interrogatoire physiques et psychologiques qui, selon elles, étaient vouées à les humilier, les punir et les dissuader de publier des messages jugés insultants ou critiques à l’égard de personnes puissantes.
Par ailleurs, le ministère public et les organes chargés des interrogatoires font pression sur les personnes mises en cause pour qu’elles s’engagent pas écrit à ne plus rédiger de messages diffamatoires concernant les plaignants ou à supprimer immédiatement tout message offensant, avant même qu’elles comparaissent devant un tribunal pour présenter leur défense et parfois sans qu’elles soient inculpées d’une quelconque infraction. Les avocat·e·s libanais estiment que ces engagements n’ont aucune valeur juridique car ils sont contraires aux droits et libertés fondamentaux.
« Au Liban, les lois pénales relatives à la diffamation ont un effet dissuasif en matière de liberté d’expression, ce qui est inacceptable, a déclaré la coalition. Le recours de plus en plus fréquent à ces dispositions et le traitement manifestement biaisé que les autorités réservent à ces affaires créent un environnement hostile à la liberté d’expression et découragent la population de s’exprimer librement. »
La Constitution libanaise garantit pourtant la liberté d’expression « dans les limites établies par la loi ». Cependant, le Code pénal érige en infraction la diffamation à l’égard de représentant·e·s de l’État et prévoit une peine maximale d’un an de prison dans ce cas. Il prévoit également une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à deux ans en cas d’outrage au président et jusqu’à trois ans en cas d’affront à des rituels religieux. Le Code de justice militaire érige l’outrage au drapeau ou à l’armée du Liban en une infraction passible d’une peine maximale de trois ans d’emprisonnement. Les dispositions qui prévoient des peines d’emprisonnement pour les critiques pacifiques visant des particuliers ou des représentant·e·s de l’État sont incompatibles avec les obligations internationales du Liban en matière de protection des droits humains, a déclaré la coalition.
Le Parlement examine actuellement une nouvelle loi relative aux médias, qui porterait modification des dispositions actuelles ayant trait à la diffamation pour les publications. Les membres de la coalition craignent que la société civile n’ait pas été véritablement consultée au sujet du projet de loi et se sont dits préoccupés par certaines dispositions, qui constituent une restriction inacceptable de la liberté d’expression. Selon eux, l’adoption de ce texte représenterait une régression pour le Liban en ce qui concerne la protection de la liberté d’expression.
Bien que les parlementaires aient promis à plusieurs reprises de faire participer la société civile au processus d’élaboration, le Parlement refuse de transmettre la version la plus récente du projet de loi aux membres de la coalition. En outre, les réunions des commissions parlementaires chargées d’examiner et de modifier ce texte ne sont pas annoncées publiquement ni ouvertes au public.
Les membres de la coalition ont pu consulter officieusement le projet de loi relatif aux médias, tel que modifié en avril 2019. Cette version interdit le placement en détention provisoire pour toutes les infractions ayant trait à des publications, y compris sur les réseaux sociaux, mais ne supprime pas les peines d’emprisonnement pour les affaires de diffamation et, dans certains cas, alourdit les peines et multiplie le montant des amendes.
La coalition exhorte le ministère public et les organes chargés de la sécurité à ne pas convoquer aux fins d’une enquête des personnes qui n’ont fait qu’exercer leur liberté d’expression et dénoncer la corruption. Ceux-ci ne doivent pas non plus se livrer à des pratiques qui ne relèvent pas de leurs attributions, comme faire pression sur des personnes mises en cause pour qu’elles suppriment des messages offensants ou signent des engagements avant même qu’elles puissent faire l’objet d’un procès équitable. Par ailleurs, le Parlement doit rendre publics les débats législatifs des commissions parlementaires, y compris ceux qui portent sur le projet de loi relatif aux médias.
Il faut également qu’il modifie ce texte de sorte qu’il soit conforme aux obligations qui incombent au Liban au regard du droit international, notamment sur les points suivants :
- Dépénaliser la diffamation et l’outrage, et en faire des infractions civiles qui ne soient pas passibles d’une peine d’emprisonnement ;
- Ne pas accorder aux personnalités publiques, y compris au président, de protection particulière contre la diffamation ou l’outrage. Le simple fait que des formes d’expression soient considérées comme insultantes à l’égard d’une personnalité publique ne suffit pas à justifier une sanction pénale. Il est légitime que toutes les personnalités publiques puissent faire l’objet de critiques et d’une opposition politique, et la loi doit reconnaître explicitement que le fait de critiquer des personnalités publiques ou les pouvoirs publics relève de l’intérêt public ;
- Interdire aux institutions publiques, y compris l’armée et les organes chargés de la sécurité, d’engager des poursuites en diffamation ;
- Partir du principe que la vérité constitue une défense pleine et entière contre la diffamation, quelle que soit la personne visée par la diffamation. Dans les affaires relevant de l’intérêt public, il faut que la seule obligation qui incombe aux défendeurs soit d’avoir agi avec la diligence requise pour permettre la manifestation de la vérité ;
- Dépénaliser le blasphème, ainsi que la diffamation ou l’outrage d’ordre religieux ;
- N’ériger en infraction que les propos qui s’apparentent à des appels à la haine nationale, raciale ou religieuse et qui constituent une incitation à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence. Il faut que la loi définisse clairement ce que chacun de ces termes signifie, en s’appuyant sur le Plan d’action de Rabat ;
- Supprimer toutes les exigences à satisfaire en vue de la délivrance d’une licence de journaliste et les autorisations préalables aux publications. Les frais et les conditions d’octroi de fréquences de diffusion aux médias ne doivent pas représenter une contrainte et leurs critères d’application doivent être raisonnables, objectifs, clairs, transparents et non discriminatoires ;
- Éliminer les civils et tous les mineurs du champ de compétence des tribunaux militaires.
« En cette période critique, le Liban a besoin de lois qui protègent les personnes dénonçant la corruption et les fautes, et non qui les punissent, a déclaré la coalition. Il faut que le Parlement mette sans attendre la législation relative aux médias en conformité avec le droit international et s’attache en priorité à dépénaliser la diffamation et l’outrage. »
Membres de la coalition :
Act for Human Rights (ALEF)
Amnesty International
Alternative Media Syndicate
DARAJ Media
Helem
Human Rights Watch
Lebanese Association for Democratic Elections (LADE)
Legal Agenda
Fondation Maharat
Media Association for Peace (MAPP)
Fondation Samir Kassir
SEEDS for Legal Initiatives
Social Media Exchange (SMEX)
Centre libanais des droits humains (CLDH)